Éric FABRI, Pourquoi la propriété privée ?
Éric FABRI, 2023, Pourquoi la propriété privée ?, Lormont, Le Bord de l’eau, 280 p.
Texte intégral
1Au début de l’année 2023, la Haute Cour de justice d’Angleterre et du Pays de Galles a jugé que la tradition du camping sauvage, qui supposait l’existence d’un droit au camping sur un terrain sans permission de son propriétaire, était dépourvue de fondement légal. Par conséquent, si le public souhaite camper sur des terres privées, quand bien même elles seraient situées dans des parcs nationaux, la permission du propriétaire est requise. Cette affaire semble constituer une réitération contemporaine de différends habituellement associés à la transition vers la modernité des XVIe et XVIIe siècles, une période de consolidation des terres communes en terres privées. L’enjeu, aujourd’hui comme à l’époque, n’est pas simplement une question de droit d’usage et du bénéfice que l’on peut en tirer, mais plus largement une question de rapport à la terre et à l’environnement naturel. Demander à qui appartient la terre, c’est aussi demander ce que nous désirons, en tant que société, de la terre. Quel est le meilleur usage que nous pouvons en faire et à quelles fins ? La question de la propriété privée ne peut être dissociée de ces autres interrogations.
2Cette première monographie d’Éric Fabri, issue de sa thèse doctorale, se penche sur les justifications de cette institution sociale pour fournir une analyse de « l’idéologie propriétaire », que l’on peut également voir à l’œuvre dans la question du « wild camping » sur des terres privées. Car, en dépit des limites qui ont toujours caractérisé la propriété privée, cette idéologie fonde selon l’auteur « une revendication d’illimitation en mobilisant la conception de la propriété privée comme un droit tendanciellement absolu devant échapper à toute réglementation publique » (p. 10). L’enquête de Fabri est motivée par le constat que cette idéologie mine les efforts cherchant à faire face à la crise climatique ainsi que par le désir de comprendre le rôle qu’elle joue dans la justification des inégalités économiques. Par une synthèse des principaux arguments en défense de la propriété privée, Fabri vise à établir d’une part que ces arguments peinent à justifier une notion absolue de celle-ci et d’autre part qu’il serait temps d’abandonner cette notion pour de bon.
3Le livre est structuré en trois temps, suivant les trois fondements de la propriété privée : le travail, l’efficacité et la liberté. Le premier axe, qui occupe une place centrale dans le dispositif argumentatif de Fabri, reconstruit l’argument original de John Locke, ainsi que l’usage que ses héritiers libertariens en ont fait. Le deuxième axe retrace le développement de la justification de la propriété privée par l’efficacité, de Jeremy Bentham à Vilfredo Pareto. Le troisième décline à son tour trois conceptions de liberté (négative, positive, néo-républicaine) selon les modes et objets de la propriété privée qu’elles justifient.
4Pourquoi donc la propriété privée ? L’approche du livre à l’égard de cette question soulève pour le lecteur deux questions méthodologiques profondes. D’une part, si la vraie cible de l’œuvre est une idéologie propriétaire dont la définition est un peu floue, elle ne peut être déconstruite qu’indirectement. À cette fin, Fabri passe d’un exposé historique des idées de Locke et de leur réception à un exposé plus abstrait et universel des défenseurs plus ou moins contemporains de la propriété privée, qui fondent leurs arguments sur l’efficacité et la liberté. Le livre se positionne donc dans un équilibre délicat : on y retrouve des éléments issus d’une histoire de l’idéologie propriétaire tout comme des discussions philosophiques qui font abstraction de leur contexte historique. Si une enquête purement historique n’avait pas permis de développer et améliorer nos concepts philosophiques, l’élaboration conceptuelle sans référence au contexte historique de la genèse des idées aurait quant à elle ignoré les facteurs contingents et non-idéels qui sous-tendent ces idéologies. Afin de transformer nos façons de penser tout en tenant compte de leur histoire, il s’agit donc de trouver une façon de marcher sur cette corde raide entre histoire et philosophie.
5La première partie du livre en fournit un exemple original. En s’appuyant méthodologiquement sur l’approche de l’école de Cambridge, Fabri reconstitue l’argument de Locke du deuxième traité dans son contexte d’intervention pour montrer qu’il y développe une théorie de l’appropriation, donc une description des circonstances qui justifient la formation de la propriété, plutôt qu’une théorie de la propriété qui décrirait et justifierait la répartition existante des biens. L’intérêt principal de cette reconstruction historique, dans le dispositif argumentatif de Fabri, est de montrer que l’argument de Locke ne peut pas remplir le rôle que les libertariens lui ont fait jouer ; en d’autres termes, qu’il ne réussit pas à établir d’une façon concluante que la propriété privée se fonderait sur un droit naturel aux produits du travail. En même temps, il est curieux que l’attention que prête Fabri à l’utilisation de Locke par les libertariens visant à faire émerger l’idéologie propriétaire semble obscurcir, dans une certaine mesure, l’importance du contexte impérialiste du projet de Locke. Le travail critique de David Armitage, en particulier, montre à quel point l’argument de Locke présuppose une distinction entre le contexte domestique, où s’appliquent des accords contractuels faisant suite à une appropriation industrieuse, et le contexte colonial, où l’appropriation de terres peut encore se faire et doit être justifiée. Si l’idéologie propriétaire peut être aperçue dans l’écart entre l’usage que font les libertariens de Locke et la théorie de Locke, qui selon Fabri serait une théorie de l’appropriation plutôt que de la propriété, l’imaginaire colonial reste important dans la théorie libertarienne contemporaine, et s’observe aujourd’hui dans le concept du « seasteading » ou encore dans les fantasmes de conquête spatiale d’Elon Musk et Jeff Bezos.
6Le deuxième aspect méthodologique concerne la question environnementale. Le conflit entre propriété privée et protection de l’environnement fournit le cadre de l’ouvrage et, en quelque sorte, interroge sur l’importance de la propriété privée dans le contexte actuel. Ainsi, la nature semble rester en marge de la théorie politique qui se trouve à la base de l’ouvrage. Pourtant, Fabri, à plusieurs reprises, introduit aussi une perspective plus radicale, que la littérature critique récente de l’écologie politique a adopté : le questionnement de la façon dont les développements conceptuels en théorie politique sont toujours mêlés à des notions de la « nature ». Pour n’en donner qu’un exemple, dans la discussion de la critique que fait Robert Nozick de Locke, Fabri soulève la question des limites de la chose appropriée. Si la propriété privée se fonde sur le travail mêlé à la chose possédée, la question se pose de savoir où s’arrête la « contamination » par le travail : « un individu qui creuse un trou pour planter un arbre quelconque dans une forêt commune peut-il, par son travail, s’approprier la forêt dans son ensemble, l’espace de terre immédiatement situé sous son arbuste, ou l’espace virtuel dont son arbre aura besoin dans le futur pour s’épanouir ? » (p. 93). De plus, si Fabri s’interroge sur le type de travail qui est valorisé par Locke et ses héritiers, l’on peut se demander, avec les féministes et post-humanistes, le travail de qui ? L’enjeu de ces questions est que « la nature » n’apparaisse plus simplement comme une externalité à considérer ultérieurement en conflit avec des notions politiques telles que la propriété privée ou l’appropriation, mais plutôt que ce que nous entendons par nature ne puisse être dissocié de nos conceptions « politiques ». En d’autres mots, comme il a déjà été dit du féminisme, la nature doit être intégrée à toute question plus classique conventionnelle de théorie politique et ne peut plus rester un sujet à part.
7En plus de la synthèse et du tour d’horizon des arguments touchant à la propriété privée, le mérite du propos de Fabri est donc de nous inviter à une réflexion plus large sur la façon de faire de la théorie politique et d’utiliser l’histoire des idées pour nous confronter aux crises actuelles. Si l’idéologie propriétaire ne peut apparaître qu’indirectement dans l’enquête, en relevant la manière dont elle soutient le rôle que lui ont fait jouer les défenseurs de la propriété privée, cette enquête soulève des questions méthodologiques difficiles et profondes. Aujourd’hui, les crises environnementales soulignent la capacité limitée des concepts politiques dont nous avons hérité à donner un sens politique aux phénomènes que nous vivons. Dans ce contexte, la question de l’utilisation de l’histoire des idées en vue d’informer des transformations conceptuelles comme celle de l’intégration d’une perspective environnementale ne peuvent être écartées. Ce livre les soulève de manière innovante.
Pour citer cet article
Référence électronique
Carl Pierer, « Éric FABRI, Pourquoi la propriété privée ? », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 11 septembre 2024, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/11297
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