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Kayoko MISAKI, Léon Walras’s Economic Thought: The General Equilibrium Theory in Historical Perspective

Luca Timponelli
Référence(s) :

Kayoko MISAKI, 2024, Léon Walras’s Economic Thought: The General Equilibrium Theory in Historical Perspective, London and New York, Routledge, 142 p.

Texte intégral

1Le livre de Kayoko Misaki vise à revisiter certaines des principales questions concernant l’interprétation de la pensée économique de Léon Walras et de sa genèse. Pour Misaki, cette opération est nécessaire dans la mesure où la critique s’est surtout concentrée sur la seule économie politique pure, négligeant l’économie appliquée et l’économie sociale ainsi que la question de l’articulation de ces trois composantes du système économique de Walras. La focalisation exclusive sur l’équilibre économique général a conduit à minimiser la réflexion politique et épistémologique de Walras et à se concentrer sur la cohérence théorique d’un modèle de fixation des prix en libre concurrence (p. 2-3), au point que la démonstration walrassienne de l’efficacité de la libre concurrence absolue a été jugée suffisante pour inscrire l’auteur, malgré son adhésion au socialisme, parmi les partisans du laissez-faire (p. 3). En même temps, la sauvegarde de la cohérence du modèle walrassien comme description d’une structure de marché spécifique, la concurrence parfaite, a conduit à l’introduction de mécanismes et d’hypothèses totalement étrangers à l’approche propre à Walras, à commencer par la figure du crieur, introduite par Oskar Lange, censé garantir le comportement purement price-taker des entreprises (p. vi). Cette double impasse caractérise d’emblée la réception des ouvrages de Walras en partant des travaux de Vilfredo Pareto, qui avait nié le caractère scientifique de l’économie sociale et en même temps avait interprété l’équilibre économique général comme une simple première approximation de la complexité du phénomène économique (p. 3). Cette approche, reprise ensuite par John R. Hicks et Joseph Schumpeter, conduit à interpréter tous les éléments non directement imputables à l’économie pure, notamment le socialisme, comme des corps étrangers au cœur de la réflexion walrassienne, lus comme des conséquences de préjugés métaphysiques ou comme, chez Michio Morishima, des idéaux de jeunesse abandonnés par la suite (p. 4). La publication des Œuvres économiques complètes d’Auguste et Léon Walras (1987-2005) a montré à quel point la discussion sur l’économie pure s’était éloignée des intentions originaires de l’économiste lausannois, ce qu’attestent les contributions les plus récentes de chercheurs tels que Pascal Bridel, qui a insisté sur la nécessité pour Walras de concilier efficacité et justice, et Alan Kirman, qui a relevé l’absence chez Walras d’une structure de concurrence parfaite dans laquelle les agents prennent passivement les prix (p. 5-6). Une ultérieure exploration de l’économie appliquée et de l’économie sociale peut alors contribuer à mieux valoriser les éléments d’originalité de la pensée de Walras par rapport à sa réception.

2La première partie du livre est consacrée à la mise en question d’une interprétation téléologique de l’histoire de la pensée économique, selon laquelle Walras développerait, en les portant à un maximum de cohérence, des éléments d’analyse déjà présents chez certains de ses prédécesseurs, tirant d’Adam Smith l’image du marché comme mécanisme de coordination spontanée, de Jean-Baptiste Say la distinction entre capitaliste et entrepreneur et l’homogénéité des services productifs, et, enfin, d’Achille-Nicolas Isnard l’interdépendance des marchés (p. 11). Dans le premier chapitre, Misaki se focalise sur la lecture walrassienne de La Richesse des Nations. Sa conception volontariste de l’histoire humaine, irréductible à un processus naturel et spontané, ne pouvait que rendre Walras méfiant à l’égard de l’image de la main invisible, à laquelle il ne se réfère jamais (p. 25-26). Ce qui l’intéresse, en revanche, c’est la description du phénomène de la division du travail. Alors que pour Smith elle résulte de la propension à l’échange, pour Walras la division du travail est un fait immédiat, constitutif de la nature humaine, et ne peut faire l’objet d’une investigation plus poussée. Le lien envisagé par Smith entre la sympathie, la propension à l’échange et le désir d’améliorer sa propre condition dans la constitution du lien social échappe donc à l’intérêt théorique de Walras (p. 29-30). Dans le deuxième chapitre, Misaki montre les profondes divergences entre Say et Walras. Walras affirme qu’à l’équilibre l’entrepreneur ne reçoit aucune rémunération directement liée à sa fonction (p. 40) et reproche à Say de n’être pas capable de voir les limites de l’application de la libre concurrence. Ces limites relèvent de l’existence d’une série de services d’intérêt public (p. 43), que les individus ne sont pas en mesure d’évaluer correctement et qui doivent être gérés par l’État, et aussi de la tendance des entreprises privées à la concentration, dont les conséquences doivent être évitées par le contrôle étatique d’une partie de la production afin d’empêcher l’accumulation de profits excédents les coûts de production. L’hypothèse selon laquelle l’entreprise ne doit avoir ni bénéfices ni pertes devient ainsi un critère d’orientation pour l’intervention publique dans l’économie (p. 44). Le troisième chapitre est consacré à la relation entre Walras et Isnard, qui a été considéré, à commencer par Schumpeter, comme un précurseur de la théorie de l’équilibre économique général. Misaki montre comment, à la différence de Walras, Isnard ne se sert pas de son système d’équations simultanées pour la détermination des prix, qu’il assume comme donnés (p. 58), mais pour la démonstration, en opposition à la théorie physiocratique, de la productivité de l’industrie et du commerce (p. 55). Isnard en déduit une critique de la théorie de l’impôt unique, que Walras considèrera à l’inverse comme une préfiguration de sa théorie du financement de l’État par la rente foncière (p. 59).

3La deuxième partie vise à montrer comment certains résultats de l’économie politique pure doivent être reconsidérés en tenant compte des réflexions que Walras développe dans les autres parties de son entreprise scientifique. Dans le quatrième chapitre, l’analyse des Études d’économie appliquée permet à Misaki de mettre en évidence comment la détermination des salaires décrite dans les Éléments ne répond pas à la situation qui se produit spontanément sur le marché (p. 77). L’asymétrie de pouvoir entre les entrepreneurs et les salariés produira une tendance à l’allongement indéfini de la journée de travail, que seul l’État peut arrêter en introduisant une réglementation des heures de travail et assurant la pleine mobilité des travailleurs des secteurs où les salaires baissent vers ceux qui augmentent, ainsi que leur éducation gratuite afin d’augmenter leur niveau de productivité et qu’ils ne soient pas évincés du marché du travail par la mécanisation (p. 77-78). La discussion du marché du travail amène Misaki à souligner les éléments de divergence entre le socialisme de Walras et le communisme de Karl Marx. Si pour Marx le mode de production capitaliste repose sur l’appropriation de la plus-value par les capitalistes, pour Walras, au moins dans un équilibre de libre concurrence absolue, les travailleurs reçoivent la pleine valeur de leurs services productifs (p. 80). En revanche, l’appropriation privée de la rente, qui n’a pas de justification dans les différences des capacités individuelles, est illégitime, de même que le monopole privé, qui maintient les prix au-dessus des coûts de production : tant la propriété foncière que l’administration des monopoles doivent être attribuées à l’État (p. 80-82). Une fois que la rente et les monopoles privés ont été supprimés, la possibilité d’accumuler du capital dépendra exclusivement de l’épargne individuelle. À la prétention marxienne d’abolir le capital en tant que rapport social, Walras oppose alors la possibilité pour chacun de devenir capitaliste (p. 81-82). Pour que cela devienne une réalité, l’État doit se transformer simultanément en régulateur et en acteur-clé du marché, au point qu’il devienne au moins concevable d’opposer à Marx un collectivisme différent, dans lequel tous les mouvements de prix sont fixés par un seul entrepreneur étatique selon les règles de la libre concurrence : les prix vont à la hausse lorsque la demande excède l’offre, et vice versa (p. 82). Ces thèmes sont repris dans le chapitre suivant, dans lequel Misaki souligne comment, dans la Théorie de la Propriété, Walras reconnaît l’existence de profits qui ne dépendent pas des arbitrages, mais qui ont comme sources les inventions et les améliorations de la production (p. 91). C’est pour cette raison qu’il s’oppose à la proposition de Charles Gide d’abolir les profits : non seulement le mécanisme de gravitation du système vers l’équilibre disparaîtrait, mais il deviendrait impossible à l’ouvrier de s’élever au rang de capitaliste par son propre talent (p. 92). Selon Misaki, c’est précisément à ce type de profits que Walras fait allusion dans Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit en identifiant les gains de productivité résultant des économies d’échelle des coopératives de production comme une nouvelle source de bénéfices pour les travailleurs (p. 93). Quant à la manière de concilier cette idée de bénéfice avec celle présente dans les Éléments, la question reste ouverte, de même que le rôle joué par le risque dans l’attribution du profit reste à clarifier. Contrairement à l’interprétation de Misaki, on peut se demander si ces profits ne doivent pas, selon Walras, être considérés comme la rémunération des facultés personnelles possédées par l’entrepreneur en tant qu’il est aussi travailleur, plutôt que de faire partie de la catégorie des bénéfices au sens strict. Enfin, le dernier chapitre est consacré à l’analyse walrassienne de la sympathie, dont Walras reconnaît l’importance pour rendre plus supportable aux individus la longue marche du progrès, compensant en partie la dureté de la lutte contre la nature et de la croissante division du travail (p. 105). Cependant, l’économiste rejette l’idée que la sympathie puisse être un sentiment décisif pour l’organisation sociale, faute de pouvoir de donner des critères d’évaluation morale en raison de sa nature entièrement subjective, contrairement à la théorie smithienne du spectateur impartial (p. 104), ni qu’elle puisse constituer, contrairement à la notion sous certains aspects semblable de commitment chez Amartya Sen, un principe motivationnel alternative à la peur des punitions (rôle qui est plutôt rempli pour Walras par le désir d’indépendance [p. 109]). Tout en reconnaissant l’existence d’émotions désintéressées, dont l’origine est liée à l’activité économique, Walras ne parvient pas à articuler leur relation avec les motifs égoïstes considérés par l’économie politique pure (p. 110).

4Le volume se termine par un intéressant appendice biographique sur Miyoji Hayakawa, premier traducteur de Walras en japonais. Non seulement Hayakawa souligne l’importance de l’économie appliquée et de l’économie sociale pour l’interprétation des textes walrassiens (p. 120), mais son activité littéraire, avec un roman sur la dureté des conditions de vie des paysans de la région d’Hokkaido, semble refléter une prise de conscience de l’insuffisance de l’économie politique pure pour une compréhension adéquate du monde social dans toute sa complexité (p. 125).

5En conclusion, cette nouvelle analyse des écrits walrassiennes sur l’économie appliquée et l’économie sociale permet de reconsidérer de manière originale et convaincante certaines des questions les plus importantes pour l’interprétation de la pensée économique de l’économiste de Lausanne. Il est toutefois regrettable que ce travail rigoureux et novateur ne s’accompagne pas d’une clarification du rôle de l’économie politique pure : Misaki souligne très justement que celui de Walras n’est pas un modèle positif analysant une économie réelle (p. 2-3), mais en même temps se déclare insatisfaite de l’interprétation des Éléments comme utopie réaliste (p. 5), laissant indéterminés le statut de l’équilibré économique général ainsi que celui du tâtonnement.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Luca Timponelli, « Kayoko MISAKI, Léon Walras’s Economic Thought: The General Equilibrium Theory in Historical Perspective »Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 18 juillet 2024, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/11282

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Auteur

Luca Timponelli

Université de Lausanne, IEP/CWP

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Droits d’auteur

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