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Antoine CHOLLET, L’Antipopulisme ou la nouvelle haine de la démocratie

Etienne Furrer
p. 238-242
Référence(s) :

Antoine CHOLLET, 2023, L’Antipopulisme ou la nouvelle haine de la démocratie, Paris, Textuel, 160 p.

Texte intégral

1Dans ce petit ouvrage d’environ 150 pages, le théoricien politique Antoine Chollet de l’Institut d’études politiques de l’université de Lausanne critique l’utilisation extensive du terme « populisme ». Nous ne serions pas tant dans l’ère populiste que dans l’ère du discours savant antipopuliste. En empêchant toute distinction entre, d’un côté, les critiques légitimes des gouvernements représentatifs et, de l’autre, les attaques fascisantes ou autoritaires, ce discours contribuerait à brouiller les frontières de camps politiques que tout oppose – la philosophie, les valeurs, la praxis, les modes d’action, les bilans historiques, etc. Pour preuve, aucun accord définitionnel minimal entre les auteurs n’accompagnerait cette inflation scientifique et médiatique des usages.

2Quelles attitudes adopter face à un concept s’appliquant à des expériences historiques aussi variées ? La pire (et la plus répandue) consiste à reprendre le terme « sans trop se formaliser pour ses défauts logiques ou son invraisemblance historique et politique » (p. 16). On peut aussi s’abstenir de l’utiliser, au risque d’en laisser se répandre un usage nébuleux. La meilleure attitude serait de le redéfinir à partir de certains cas historiques reconnus et canoniques, mais on risque alors de ne pas prendre en charge la critique des usages contemporains du terme, posture que l’auteur propose d’adopter. Plutôt « que de se demander ce qu’est le populisme, il s’agit de retourner la perspective en s’intéressant aux discours sur le populisme » (p. 17). Pour ce faire, il analyse la formation de cet antipopulisme savant, dont il situe la matrice intellectuelle dans les sciences sociales américaines des années 1950.

3Plusieurs ouvrages classiques constituent cette matrice : The Age of Reform (New York, Alfred A. Knopf, 1955) de l’historien Richard Hofstadter, The Torment of Secrecy (Glencoe, Free Press, 1956) du sociologue Edward Shils, The Political Man (London, Heinemann, 1960) du politologue Seymour Martin Lipset et The New American Right (New York, Criterion Books, 1955) édité par le sociologue Daniel Bell. Ces chercheurs auraient transformé le sens du terme « populisme » pour des raisons plus politiques que scientifiques. Il s’agissait de se défendre face à l’anti-intellectualisme maccarthyste en associant le populisme historique du People’s Party aux menées antidémocratiques ou fascistes américaines de la première moitié du XXe siècle et du maccarthysme lui-même. À la suite de cette première inflexion, Chollet repère toute une série d’autres opérations intellectuelles allant dans le même sens.

4Ces chercheurs avancent d’abord que la valorisation de la souveraineté populaire est une caractéristique que l’on retrouve « aux extrêmes du spectre politique », « extrême droite et gauche démocratique confondues » (p. 44) – ce qui tend à délégitimer les volontés de démocratisation de la seconde. Ils reprennent ensuite l’argument traditionnel de la rhétorique antidémocratique : le peuple n’aurait ni le temps ni les compétences pour participer activement à la politique. On rencontre encore deux des arguments réactionnaires classiques d’Albert Hirschman, l’inutilité (futility) et la dangerosité (jeopardy) : la démocratie directe ne servirait à rien, tout en étant pourtant dangereuse pour la démocratie.

5Ces auteurs voient également les populistes comme des égalitaristes menaçants : anti-intellectuels, refusant la déférence, ces derniers se berceraient d’illusions quant à la possibilité de se substituer aux élites, si nécessaires dans nos sociétés complexes. Shils va même plus loin : les populistes créeraient un inégalitarisme inversé en se prétendant meilleurs que les élites intellectuelles et politiques, alors même qu’ils n’auraient aucune compétence. Hofstadter écrit par exemple que William Jennings Bryan – membre du Parti démocrate, figure historique du populisme pour le soutien que lui a accordé le People’s Party à la présidentielle de 1896 – est, « sur le plan intellectuel, […] un enfant qui n’avait jamais quitté l’école, […] un politicien provincial suivant une populace provinciale dans ses préjugés provinciaux » (cité p. 62).

6Grâce à l’argument de l’irrationalité des foules, ces chercheurs attribuent les tares des leaders populistes à leurs soutiens. Chaque trace (avérée) de racisme ou d’antisémitisme dans le discours des figures du People’s Party leur servait à tisser un lien artificiel entre ces figures et la base sociale du mouvement, puis entre le People’s Party lui-même et le maccarthysme des années 1950. S’appuyant sur les recherches de l’historien Charles Postel (The Populist Vision, Oxford, Oxford University Press, 2009), Chollet rappelle que ces dérives racistes étaient pourtant largement répandues au sein des partis républicains et démocrates de l’époque. À cette aune, les démocrates et les républicains feraient de meilleurs candidats pré-maccarthystes. L’« antipopulisme savant » se contenterait donc d’une analyse sélective des discours politiques, sans analyse sociologique ou historique des réalités du mouvement et de ses idées structurantes.

7Enfin, cette propension à juger les foules comme irrationnelles dérive sur une psychologisation des revendications populistes. Le populisme, « idéologie du ressentiment populaire » (Shils, cité p. 72), pousserait les individus à accepter des explications simplistes du monde. Les populistes seraient donc engoncés dans une « mentalité conspirationniste » (p. 74), puisque d’après la section « L’histoire comme conspiration » de Age of Reform, ils partageraient la « même peur d’une ploutocratie conspiratrice cachée », due à leur « faible niveau d’éducation » ayant rendu « la pensée en termes impersonnels difficile » (Hofstadter, cité p. 74). La question de la légitimité sociale et politique des demandes populaires est ici totalement évacuée de l’analyse : peu importe que le pouvoir soit réellement oppresseur ou que les classes possédantes pratiquent une exploitation avérée, parfois même publiquement.

8Ces différents éléments démontreraient « une négligence des critères de la recherche universitaire » menant à des « diatribes antipopulistes » dont l’implicite serait « une attaque générale contre les principes constitutifs de la démocratie » (p. 79). L’auteur tente alors de comprendre les conditions intellectuelles de développement d’une telle posture. En reprenant les arguments de l’ouvrage Populism (New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1981, en particulier les pages 179 à 184) de Margaret Canovan, il explique que la science politique des années 1950 s’abreuvait à trois sources : le béhaviorisme, la tradition élitiste de la sociologie et la pensée libérale. Ces trois sources, résume-t-il, « affirment donc en même temps qu’une élite dirige en réalité nos sociétés (c’est la position du béhaviorisme), que seules les élites peuvent la diriger (c’est la position de l’élitisme), et qu’il vaut mieux que les élites la dirigent (c’est l’idée exprimée par les penseurs libéraux) » (p. 84). D’après Chollet, cette vision censitaire et autoritaire du politique est incompatible avec une définition minimale de la démocratie.

9Loin de sa cantonner à la science politique, cette « haine de la démocratie » serait présente en tant que tradition majoritaire dans la philosophie politique, de la Grèce antique à nos jours. À un niveau plus général, cette haine, que renouvelle et actualise le discours antipopuliste, dériverait de trois opérations intellectuelles. La première conçoit la démocratie représentative comme la seule voie démocratique. À l’inverse, Chollet propose de concevoir la démocratie comme un projet inachevé et de « reconnaître que la plupart des États européens et américains pourraient encore être infiniment démocratisés » (p. 108). La seconde postule l’incompétence du peuple. Oscillant entre apologie de la technocratie et renforcement des contre-pouvoirs institutionnels non démocratiques, les antipopulistes souhaitent de facto un paradoxe : une démocratie sans le peuple. Chollet reconnaît toutefois que le peuple n’est pas naturellement démocrate et que la démocratie se cultive par et dans l’action politique elle-même. La troisième prétendrait clore le temps démocratique. L’antidémocrate accusera toujours le démocrate de romantisme, d’idéalisme, d’utopisme, voire de folie, sans entrer en matière sur la possibilité concrète d’un changement ou sur les avantages résiduels de se donner collectivement une fin, même inatteignable – ce que le démocrate, quant à lui, souhaiterait.

10Dans la dernière partie, Chollet revient sur trois tentatives de redéfinition du populisme qui sortent de la matrice antipopuliste. Elles n’en sont pas toutes démocratiques pour autant. Il en critique deux variantes  : celle de Christopher Lasch pour sa démagogie, car il construit une vision idéale du peuple comme un groupe homogène, moralement supérieur et de tendance conservatrice  ; celle d’Ernesto Laclau pour son césarisme, puisqu’elle admet qu’un leader ou un groupe restreint doit construire le peuple via des opérations langagières et des mises en équivalence de revendications disparates, ce qui revient à « s’appuyer sur le peuple, et donc garder ses faveurs, pour contrôler les grands » par le maintien d’une « asymétrie politique entre les demandes émanant du bas et le leader ou le parti seul capable de les articuler entre elles » (p. 141).

11C’est du côté du théoricien politique Lawrence Goodwyn qu’il cherche une conception démocratique du populisme. Goodwyn, à la suite des mouvements sociaux des années 1960 et 1970, s’est efforcé de reconstruire le caractère démocratique du populisme historique américain. À ses yeux, la promesse démocratique des populistes se situait dans « les différentes Farmers’ Alliances des années 1870 et 1880, et dans l’immense réseau coopératif qu’elles ont mis en place », et non dans le « shadow movement », c’est-à-dire dans « les acteurs de la campagne présidentielle de 1896, mais aussi la création du People’s Party lui-même et les organisations focalisées sur la question de la monnaie-argent » (p. 143). Pire, cette transformation politicienne et électoraliste du mouvement l’aurait conduit à sa ruine.

12Pour Goodwyn, le populisme, radicalement populaire et démocratique, serait « l’histoire de la façon dont un grand nombre de personnes, par un processus graduel d’auto-éducation issu de leurs efforts de coopération, ont développé une nouvelle interprétation de leur société et de nouvelles institutions politiques pour donner une expression à cette interprétation » (cité p. 143). Le populisme américain aurait créé les conditions d’une autonomisation des individus par le soutien d’institutions collectives démocratiques et par la voie indispensable d’une éducation politique. Chollet résume : « le mouvement populiste sait bien qu’un ethos démocratique doit se construire et être alimenté, et se donne les moyens de le faire, malgré les difficultés rencontrée » (p. 145).

13En conclusion de son ouvrage, Chollet défend une ré-historicisation de la notion, en avançant également qu’il faut en penser les actualisations. Le problème fondamental est de savoir à partir de quel phénomène nous ré-historicisons. Chollet suit Goodwyn et part du mouvement populiste américain pour en tirer un concept de populisme démocratique. Cela implique, d’après lui, de se tenir à distance du populisme russe ou du populisme latino-américain, car « les expériences latino-américaines sont en effet toutes liées à la présence d’un chef charismatique, tandis que l’aventure des narodniki se déploie au cœur d’un régime profondément autoritaire » (p. 151). Ici, on gagnerait à lire l’ouvrage de Federico Tarragoni, L’Esprit démocratique du populisme (Paris, La Découverte, 2019), qui propose justement d’y intégrer ces deux expériences historiques. Ces deux ouvrages ont, en dépit des désaccords, un même projet : sauver le concept de son hyper-extension tout en protégeant les expériences qui y sont attachées du mépris de la postérité. À chacun d’y trouver ses vérités partielles et provisoires sur le populisme.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Etienne Furrer, « Antoine CHOLLET, L’Antipopulisme ou la nouvelle haine de la démocratie »Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 16 juillet 2024, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/11272

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Auteur

Etienne Furrer

Université de Lausanne, LCSP/CWP

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