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Frédéric KECK, Préparer l’imprévisible. Lévy-Bruhl et les sciences de la vigilance & Frédéric KECK, How French Moderns Think. The Lévy-Bruhl Family, From “Primitive Mentality” to Contemporary Pandemics

Stanislas Deprez
Référence(s) :

Frédéric KECK, 2023, Préparer l’imprévisible. Lévy-Bruhl et les sciences de la vigilance, Paris, PUF, 288 p.

Frédéric KECK, 2023, How French Moderns Think. The Lévy-Bruhl Family, From “Primitive Mentality” to Contemporary Pandemics, Chicago, Hau Books, xx + 260 p.

Texte intégral

1Avec Préparer l’imprévisible et How French Moderns Think, Frédéric Keck offre deux versions d’un même livre sur Lucien Lévy-Bruhl : la première en français, la seconde en anglais. Pour sa plus grande partie, celle-ci est la traduction de celle-là (hormis les transitions entre chapitres). Mais elle la complète par une préface élogieuse de Michael M. J. Fischer (professeur d’anthropologie au Massachusetts Institue of Technology), un cahier de 24 photographies des personnes évoquées et surtout une troisième partie constituée de quatre chapitres retraçant l’histoire de la famille Lévy-Bruhl pendant l’Occupation et le parcours intellectuel de quatre des descendants de Lucien : le fils Henri, historien du droit, le petit-fils Raymond, statisticien, les arrières petits-enfants Daniel et Viviane, respectivement épidémiologiste et spécialiste du droit de l’environnement. Ce qui explique le sous-titre The Lévy-Bruhl Family, From “Primitive Mentality” to Contemporary Pandemics (quant au titre, How French Moderns Think, il est une référence à How Natives Think, traduction anglaise des Fonctions mentales dans les sociétés inférieures [1910], premier ouvrage de la série anthropologique de Lévy-Bruhl). Il est tout à fait dommage que cette partie n’ait pas été publiée en français.

2Nous nous en tiendrons à Préparer l’imprévisible, n’évoquant How French Moderns Think que lorsque c’est utile.

3Dans le prolongement des précédents travaux de Keck sur Lévy-Bruhl (sa thèse et son ouvrage Lévy-Bruhl. Entre philosophie et anthropologie, CNRS Éditions, 2008) mais aussi sur les pandémies (Un monde grippé, Flammarion, 2010 ; Les Sentinelles des pandémies, Zone Sensible Éditions, 2020), Préparer l’imprévisible « cherche à montrer l’actualité politique de Lucien Lévy-Bruhl à partir de la notion de vigilance » (p. 8). Le projet est précisé dans la conclusion : dans la perspective de la sociologie de l’émancipation de Luc Boltanski, le livre propose « une généalogie de la préparation aux catastrophes à partir du socialisme français et de son expression dans les sciences sociales » (p. 221). La focalisation sur la vigilance fait que l’auteur place au cœur de son interprétation la figure d’Alfred Dreyfus, en laquelle il voit une sentinelle de la justice et l’élément moteur de la réflexion de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive.

4Les chapitres suivent un ordre chronologique. Le premier, « L’émancipation dans l’Université », évoque la biographie de Lévy-Bruhl et son lien au judaïsme, ainsi que l’étude des textes de jeunesse sur l’Allemagne. Le deuxième chapitre aborde la thèse sur L’Idée de responsabilité (1884) et la critique de la criminologie positiviste italienne et allemande. L’excellent troisième chapitre montre le rôle central joué par Lévy-Bruhl dans la défense de Dreyfus. Keck analyse ensuite les rapports de Lévy-Bruhl aux socialistes, en particulier pendant la période où ils participèrent au gouvernement. De là, on passe à la Première Guerre mondiale, durant laquelle Lévy-Bruhl travaille pour le ministère de l’Armement, assurant notamment des liens avec les syndicats et des tâches de propagande. Après le conflit, marqué par les accidents industriels et leur imprévisibilité, Lévy-Bruhl se serait tourné vers l’étude du hasard, ce dont témoigne La Mentalité primitive (1922). Le chapitre comporte aussi des pages sur le rapprochement entre sociologie et microbiologie. Le septième chapitre détaille les voyages de Lévy-Bruhl après-guerre, l’appropriation de ses travaux par des administrateurs coloniaux et le rapport complexe du philosophe au colonialisme : il justifie la création de l’Institut d’ethnologie « par les besoins pratiques des administrateurs des colonies » (p. 171) ; il semble admirer le général brésilien Cândido Mariano de Silva Rondon, qui a fondé le Service de protection des Indiens dans une perspective paternaliste ; mais il est aussi le directeur de thèse de Nguyen Van Huyen, par quoi il contribue à la formation d’une « ethnologie indigène » éloignée de l’« ethnologie coloniale » (p. 175). Intitulé « Politique de la vigilance », le dernier chapitre se focalise sur le travail plus institutionnel de Lévy-Bruhl – direction de la Revue Philosophique, participation à la Société française de philosophie – et sur l’aide apportée aux intellectuels juifs en exil (Émile Meyerson, Albert Einstein, Leon Chestov, Benjamin Fondane, Edmund Husserl, Ernst Cassirer). C’est dans ce cadre que sont abordés les rapports avec Franz Boas.

5Appliquant à son auteur la théorie de la participation, Keck affirme que « Lévy-Bruhl s’intéresse, par l’intermédiaire de ses disciples et de ses fils, à plusieurs phénomènes qui vont occuper une place centrale dans les sciences humaines : la divination, l’ordalie et la santé publique » (p. 132, voir aussi p. 221). Comme si les trajectoires professionnelles des enfants de Lucien Lévy-Bruhl n’étaient que des manières de répondre aux injonctions paternelles, du reste tacites.

6Le grand intérêt du livre de Keck est d’éclairer l’ancrage politique de Lévy-Bruhl et son rapport au judaïsme (et notamment à Dreyfus). Sur ce point, il vient combler un vide dans les études lévy-bruhliennes mais aussi dans l’histoire du judaïsme français, dans celle du socialisme et dans celle de la résistance à l’extrême-droite. Il vaut aussi par la présentation des relations entre Lévy-Bruhl et les collègues avec qui il a discuté ou qui l’ont étudié : Henri Bergson, Émile Durkheim, Paul Rivet, Emmanuel Levinas…, en cela il constitue un bon complément à l’excellent ouvrage de Thomas Hirsch, Le Temps des sociétés. D’Émile Durkheim à Marc Bloch (Éditions de l’EHESS, 2016).

7L’ouvrage comporte aussi quelques mises au point tout à fait pertinentes, par exemple la fine lecture des différences de conceptions du socialisme de Durkheim, axée sur l’organisation de la société, et de Lévy-Bruhl, tournée vers un idéal de justice universel (p. 92-93). Autre précision appréciable : Keck (p. 77), s’appuyant sur une lettre d’Édouard Chavannes à Lévy-Bruhl datée d’octobre 1890, montre que la lecture du Traité des sacrifices de Se-ma Ts’ien – qui selon Lévy-Bruhl (mais pas selon Keck) a décidé de sa vocation anthropologique –, remonterait à cette année et non à 1895 ou 1898 comme il est parfois écrit (par contre il se trompe, p. 78, quand il attribue ce tournant anthropologique à la lecture de la lettre elle-même ; de même, la référence sur laquelle il s’appuie, note 124 de la p. 238, est erronée : le Bulletin de la Société française de philosophie, comme du reste la réunion, sont de 1923 et non de 1922). Autre point intéressant, l’explication du pseudonyme Deuzelles pris par Lévy-Bruhl pour écrire dans L’Humanité : « contourner les soupçons antisémites sur le financement » (p. 100) du journal. De même, Keck a bien vu (p. 115-116) que La Mentalité primitive (1922) aborde l’ignorance du hasard et non l’indifférence à la contradiction qui était au centre des Fonctions mentales (1910).

8S’il y a très peu de coquilles dans ce livre (« en » au lieu de « entre » (p. 7) ; « Saint-Paul » (p. 82) et « Saint-Thomas » (p. 91) au lieu de « saint Paul » et « saint Thomas », puisqu’il s’agit de personnes et non de bâtiments ou d’institutions), on y est souvent surpris par des affirmations gratuites. Ainsi, glosant sur les patronymes de Lévy-Bruhl et Lévi-Strauss, Keck soutient que le nom double « indique une origine instable et déséquilibrée qui est, peut-être, au principe de la vocation ethnologique » (p. 17). Autre étrangeté : Keck fait de la crise de folie d’Auguste Comte « une véritable expérience de terrain » (p. 63), donc une expérience ethnographique et non pas psychologique, ce qui serait assurément une manière commode de pratiquer le travail de terrain tout en restant chez soi. Keck soutient aussi que l’emploi des statistiques par Durkheim viserait à expliquer pourquoi Dreyfus ne se suicide pas (p. 73) tout en avouant en note que Le Suicide ne fait aucune allusion au capitaine (p. 237 note 114).

9Au-delà des hypothèses hasardeuses, on peut surtout contester l’interprétation générale de Lévy-Bruhl. Et d’abord dans la perception du rapport à l’ethnographie. Commentant L’Idée de responsabilité (1884), Keck écrit : « Il est frappant de voir que Lévy-Bruhl refuse alors toute description des sociétés éloignées – il affirme dans sa thèse que les observations des voyageurs ne sont pas fiables – et se rapporte plutôt aux récits littéraires sur les sociétés industrielles. » (p. 44). Il est vrai que Lévy-Bruhl se méfie des témoignages sur les sociétés non occidentales ; la page 138 citée par Keck le dit. Mais il déclare deux pages plus loin : « L’étude des mœurs et des idées des sauvages offre sans doute un grand intérêt ; mais n’espérons pas y trouver la pure nature. » (L’Idée de responsabilité, Hachette, 1884, p. 140). Loin de rejeter l’ethnographie, Lévy-Bruhl conteste seulement que les membres des sociétés non occidentales soient plus proches de la nature que ceux des sociétés occidentales ; pour lui, ces sociétés ont une histoire autant que les nôtres.

10Un autre point problématique est l’opposition tracée par Keck entre la mentalité primitive, fondée « sur une communauté de sentiments partagés qui fait voir l’invisible dans la vie quotidienne » (p. 10), et la « mentalité civilisée » (l’expression est de Keck ; Durkheim l’utilise, mais jamais Lévy-Bruhl) basée « sur la connaissance rationnelle des lois naturelles qui permet à des experts de prévoir le futur » (p. 10). Dans Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde (PUR, 2010), l’auteur de ce compte rendu parlait de « mentalité rationnelle », en évitant d’opposer « primitifs » et « civilisés » et en mettant en avant le caractère culturel de la rationalité, laquelle repose – tout comme la mentalité primitive – sur un certain nombre de sentiments et croyances partagés quant à la réalité (voir notamment Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 et Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité, Presses du Réel, 2012).

11Ce qui est en jeu, à travers ces divergences de formulations, c’est la signification à donner aux thèses de Lévy-Bruhl. Keck écrit : « S’il connaît les origines de la notion de culture dans le romantisme allemand, Lévy-Bruhl n’est jamais allé jusqu’au relativisme radical que celle-ci suppose, et qui affirme que chaque culture est une expression également valable des potentialités de l’humanité. » (p. 196). Il ajoute : « La notion de mentalité implique, en effet, un schéma de développement dans lequel une mentalité supérieure se tourne vers une mentalité inférieure pour la comprendre dans ses propres principes, mais échoue à la rejoindre du fait de la supériorité postulée au départ. » (p. 196) Or il se trompe. On peut tout aussi bien lire Lévy-Bruhl, et en fait mieux le comprendre, si on soutient qu’il est allé jusqu’au relativisme. Il posait une altérité de mentalité – pas absolue, bien entendu – sans avoir besoin de supposer une supériorité, et il concevait une évolution historique des sociétés sans évolutionnisme. Cette lecture n’est pas seulement la nôtre. Elle est aussi, peu ou prou, celle de Dominique Merllié (« Présentation. Le cas Lévy-Bruhl », Revue Philosophique, 4, 1989, p. 419-448), Norbert Elias (« Lucien Lévy-Bruhl and “the question of the logical unity of mankind” », in Collected Works. 18. Supplements and Index, University College Dublin Press, 2014, p. 53-140) ou Denis Cuche (La Notion de culture dans les sciences sociales, La Découverte, 2010, p. 30-32). Keck lui-même en est parfois proche, puisque dans les pages consacrées à Comte, il soutient que l’originalité de la lecture de Lévy-Bruhl tenait à ce qu’il remplaçait le schéma évolutionniste comtien par l’opposition entre deux « mentalités », l’une théologique et l’autre positive (p. 59 et suiv.). Mais faute d’aller au bout de cette idée, il ne parvient pas à comprendre pourquoi Lévy-Bruhl ne se sent pas attaqué par Boas lorsque celui-ci lui reproche de figer les « primitifs » dans une mentalité. En réalité, Lévy-Bruhl partage avec Boas la conviction de l’universalité de la nature humaine et l’idée que tout être humain est à la fois rationnel et irrationnel. Il le dit explicitement dès les Fonctions mentales (1910), dont le chapitre final souligne que les représentations collectives se maintiennent dans nos sociétés malgré l’exigence logique (à nouveau, Keck se méprend en soutenant que ce livre traçait une opposition nette, qui a fait place dans les ouvrages ultérieurs à « un brouillage de plus en plus admis » [p. 218]). Il admet aussi, comme Boas, que l’émotion rompt le cours de la pensée logique. Ce qui distingue les deux anthropologues, c’est que Lévy-Bruhl ajoute que le rapport au monde – donc aussi les émotions – est modulé selon les cultures.

12Il est probable que l’interprétation de Keck souffre du point auquel il est pris par ses propres intérêts, ce qui l’empêche de lire son auteur autrement qu’à travers eux. Dans Lévy-Bruhl. Entre philosophie et anthropologie, il rapportait toute l’œuvre de Lévy-Bruhl au questionnement sur la responsabilité, développé dans la thèse de 1884. Ici, changeant de centre d’intérêt, il ramène tout à la vigilance. C’est pourquoi il en vient à soutenir (p. 117) que les Fonctions mentales sont une attaque contre le criminologue Alphonse Bertillon et les anti-dreyfusards, auxquels ce titre ne fait aucune allusion, ou que La Mentalité primitive est une réflexion sur la guerre, oblitérant le fait que Les Fonctions mentales abordaient aussi le sujet. Cette lecture qui s’accorde mal aux faits, dresse en outre un étrange portrait de Lévy-Bruhl : comme s’il avait besoin de camoufler sa pensée dans des détours anthropologiques sur des sociétés lointaines, alors même qu’il écrivait des textes politiques et n’hésitait pas à agir pour Dreyfus, pour Jean Jaurès, pour les socialistes, pour des juifs réfugiés, contre l’antisémitisme. Peut-on imaginer qu’il n’aurait pas été capable d’écrire des livres de philosophie politique ou d’éthique, si tel était son propos ? N’est-il pas plus simple de se contenter de ce qu’il dit lui-même de son tournant anthropologique, à savoir l’impact de la lecture de Se-ma Ts’ien ? Mais sans doute cette explication manque-t-elle de subtilité et de brillant pour Keck, qui paraît avoir besoin de découvrir une raison inconnue de tous, y compris de son auteur. Cependant, n’est pas Sigmund Freud ou Leo Strauss qui veut.

13Préparer l’imprévisible est un bon livre sur le climat intellectuel, social et politique de la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle (son pendant américain How French Moderns Think prolonge cet historique jusqu’en 2023). Hélas, il ne se contente pas de cela, puisqu’il offre également une reconstruction peu convaincante de l’intention profonde des travaux de Lucien Lévy-Bruhl.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stanislas Deprez, « Frédéric KECK, Préparer l’imprévisible. Lévy-Bruhl et les sciences de la vigilance & Frédéric KECK, How French Moderns Think. The Lévy-Bruhl Family, From “Primitive Mentality” to Contemporary Pandemics »Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 16 avril 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/10738

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Auteur

Stanislas Deprez

Université catholique de Lille, ETHICS – Université catholique de Louvain

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