Pierre LASCOUMES, L’Économie morale des élites dirigeantes
Pierre LASCOUMES, 2022, L’Économie morale des élites dirigeantes, Paris, Presses de Sciences Po, 228 p.
Texte intégral
1Le sociologue Pierre Lascoumes propose une analyse détaillée, circonstanciée et engagée du rapport des élites aux normes morales et légales. Plus précisément, il se penche sur l’évolution des règles et pratiques en cas de manquement à la probité. L’ouvrage cible en particulier le phénomène d’autorégulation : les élites seraient chargées institutionnellement de la conception et de l’application des sanctions prévues. Elles s’affranchiraient souvent de la règle commune en matière de morale, aboutissant à des condamnations de plus en plus faibles ou inexistantes comparées aux sanctions prévues pour les mêmes faits, s’ils devaient être commis par le reste des justiciables. La dérive serait manifeste, et l’ouvrage se présente comme une analyse détaillée et un message d’alerte.
2« L’aptitude des élites à jouer avec les règles, les spécificités de leurs transgressions, la faiblesse des sanctions qui leur sont appliquées et leur tolérance à l’égard des fraudes commises par leurs pairs ne cessent d’être démontrées » (p. 5). Le cas français occupe une place de choix puisque deux chapitres y sont consacrés. L’auteur ouvre son propos par un rappel des principaux scandales politico-financier des années 1990, 2000 et 2010. « Cette pérennité des pratiques illicites s’explique par des facteurs structurels » (ibid.). Et il propose d’explorer ces facteurs en 228 pages et quatre chapitres : l’autorégulation des politiques (p. 19-74, cas français), l’autorégulation économique (p. 75-126, cas français), la rhétorique des justifications (p. 127-181), échapper aux sanctions (p. 182-217).
3Le premier chapitre traite de la Cour de Justice de la République (CJR). Cette institution instaurée en 1993 est une cour spéciale jugeant les ministres pour les actes commis en cours d’exercice et relevant de leur charge. Il s’agit d’un « privilège de juridiction » (p. 20) car la cour se compose de douze parlementaires (six députés et six sénateurs) et seulement trois magistrats. Sa composition politique reflète celle des deux assemblées, en sorte que si des ministres en exercice sont jugés, ils le sont en majorité par leurs collègues du même camp politique. Le chapitre détaille les entorses à la morale commune jugées par la CJR, relevant souvent d’un manque de transparence dans l’usage des finances publiques. Pendant des décennies, l’Élysée, les ministres et les parlementaires pouvaient en pratique dissimuler leur pratique derrière un « secret dépense ». Cette opacité fut petit à petit levée, cédant seulement après des scandales comme l’affaire des sondages (« affaire Guéant »). Lascoumes montre que le principe qui prévalait fut longtemps celui de l’autorégulation des politiques, telle que ces derniers, pouvant disposer à leur discrétion des normes et des sanctions, ont constitué un environnement légal et judiciaire plus que clément. En cas de fautes avérées et jugées, les lois ne prévoient que de faibles sanctions. Ici le contraste avec les autres pays est douloureux pour le lecteur français.
4Le deuxième chapitre aborde le cas des élites économiques et des tribunaux de commerce français, soit une justice aux procédures dérogatoires. Là encore, les dirigeants d’entreprise se jugent entre eux, mais le cas serait bien plus ancien. Lascoumes rappelle qu’une « justice consulaire » s’est peu à peu forgée durant l’époque médiévale sans attendre la structuration de l’État. Malgré les changements de régimes et les réformes, le principe demeure que la : « justice [soit] rendue par des pairs » (p. 77). Lascoumes aborde ensuite l’arbitrage, une méthode qui permet de sortir du droit étatique et de choisir des arbitres de confiance. Cette forme de justice s’est développée avec l’essor de grands acteurs multinationaux : « l’arbitrage est devenu une pratique constante pour résoudre les litiges entre grands acteurs économiques, mais aussi entre eux et l’État » (p. 78). Ces deux procédures, tribunaux de commerce comme arbitrage, témoigneraient du succès d’une « catégorie sociale qui a d’abord organisé sa régulation par des moyens internes, puis su préserver son autonomie normative de l’emprise des autorités étatiques » (p. 79). Lascoumes juge les tribunaux de commerce si puissants qu’il leur serait même possible de faire échouer les projets de réforme gouvernementaux. Leur histoire est synthétisée en vingt pages, puis vingt autres pages pour l’arbitrage.
5Le troisième chapitre traite de la rhétorique des justifications. Les protagonistes de ces affaires ont recours à une communication de crise mobilisant seulement « quatre registres argumentatifs [...] : la dénégation (“les yeux dans les yeux”), la controverse (“c’est plus compliqué [...]”), la déresponsabilisation (“je n’y suis pour rien”), la banalisation (“tout le monde fait ça”) ». « Les matériaux de la démonstration » sont « pris dans une série d’affaires allant de Jacques Chirac, Big Tobacco, Cahuzac, Nicolas Sarkozy, Ghosn et Volkswagen » (p. 134). L’auteur classe les différents arguments qui constituent quatre sous-chapitres, un par registre. Les affaires évoquées sont souvent françaises ou européennes, parfois américaines.
6Le quatrième chapitre aborde la « capacité à échapper aux sanctions sociales institutionnelles » (p. 183). Le nombre de jugements prononcés diminue ainsi que les sanctions légales prévues, et ce depuis deux décennies. La cause en serait le règlement par transaction, notamment en cas de fraude fiscale. Si, à première vue, les condamnations des époux Balkany ou de Nicolas Sarkozy à de la prison ferme sembleraient indiquer un renforcement des sanctions contre les élites politiques condamnées, en réalité selon l’auteur, chiffres à l’appui, les condamnations prononcées seraient de moins en moins fortes. Ainsi, quoique le nombre de titres de presse traitant d’affaires ait augmenté tout au long des deux dernières décennies – affaires locales (+81 %) comme nationales (+14 %) (p. 185) –, Lascoumes montre que le nombre des condamnations décroît depuis 2000. Par exemple, tandis que le nombre d’affaires fiscales diminue de 16,5 %, les peines d’emprisonnement diminuent également de 35 %. Analysant ensuite des jugements de personnes morales – soit des entreprises et non des acteurs individuels –, Lascoumes observe une distorsion entre la présence médiatique de scandales majeurs à répétition et l’ombre médiatique portée sur l’ordinaire d’une juridiction qui laisseraient l’opinion publique aveugle sur le phénomène d’échappement des élites aux sanctions prévues.
7Enfin, il revient dans ce dernier chapitre sur le développement de la « justice transactionnelle » durant les dernières décennies. En échange d’une reconnaissance de culpabilité avant procès, les affaires sont jugées rapidement et, en principe, discrètement. L’unique sanction peut être une amende, en théorie bien plus forte que lors des jugements habituellement prononcés. L’auteur y évoque les scandales liés à Vincent Bolloré ou à ses entreprises, accusées de corruption en Afrique, affaire jugée en 2021. Si le premier des deux volets a bien donné lieu à une forte amende par application de la justice transactionnelle, le second volet ne s’est pas déroulé comme prévu : la juge d’instruction a décidé que les atteintes à la souveraineté du Togo étaient trop graves et a renvoyé l’affaire au tribunal correctionnel. Héritée du droit américain, cette méthode dite du plaider coupable, appliquée aux entreprises pour éviter le procès pénal et la mauvaise publicité, aurait des conséquences très négatives sur le long terme. Les entreprises fautives se retrouveraient en position de force vis-à-vis des juges, expliquant qu’aux États-Unis désormais « 47 % des entreprises ont été condamnées à des amendes inférieures à celles prévues par le guide des sentences » (p. 205). La justice transactionnelle a pour but affiché de protéger l’appareil économique en dépit des manquements avérés à la probité ou à la loi.
8Dans une perspective plus large, Lascoumes se demande s’il est vraiment possible d’altérer des fonctionnements répréhensibles. Il cite le cas de l’entreprise allemande Siemens qui a reconnu avoir alloué un budget de 50 à 60 millions de dollars chaque année, dans les années 1990, à des fins de corruption et pour décrocher des marchés à l’étranger. L’affaire de manipulation des cours dite LIBOR, détectée en 2012, pose un problème encore plus aigu. Condamner fortement les banques impliquées dans ce scandale aurait pu créer une crise financière au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Lascoumes cite ainsi un magistrat expliquant au Sénat américain l’impossibilité pour lui de poursuivre les acteurs bancaires de ce secteur par le risque que cela aurait fait courir à l’économie nationale. Soit la doctrine dite du too big to fail, cette fois comme moyen d’évitement de toute condamnation trop importante. « Les notions d’exemplarité des peines et de pédagogie préventive des sanctions ont complètement disparu de ces raisonnements » (p. 208). Enfin, l’auteur emprunte encore un dernier exemple d’échappement aux sanctions au cas français, avec la mise en place d’une « cellule de dégrisement » fiscal qui promet aux fraudeurs repentis une justice aussi clémente que très opaque.
9L’ouvrage s’achève sur une courte conclusion que l’on pourrait résumer ainsi : l’autorégulation, des élites politiques comme économiques, mène toujours à un effritement des sanctions et à une « justification de tous les débordements » (p. 219). Il s’agit d’une atteinte aux principes démocratiques, puisqu’une justice moins sévère est prononcée contre ceux qui possèdent et dirigent, par rapport à la justice ordinaire de ceux qui possèdent moins et sont dirigés. Lascoumes conclut : « notre démonstration de la dissidence culturelle et normative des élites rejoint celle d’autres auteurs qui [...] ont déjà montré qu’au bout de deux siècles de domination d’un régime sociopolitique capitaliste, marchand puis financier, la coupure est devenue radicale entre les élites et le reste des populations » (ibid.). Le constat serait sans appel, et l’auteur souligne la proximité de ses vues avec celles de Frédéric Lordon, soit l’observation d’un séparatisme social, politique et normatif grandissant des plus riches partout sur la planète.
10Si la charge de l’essai sur les élites séparées de la société « ordinaire » est cohérente, on regrettera cependant que l’explication soit uniquement à chercher du côté du système capitaliste. L’auteur mentionnant les deux « derniers siècles », il semble faire référence à 1789 et à l’Ancien Régime, tout en concluant sur « une séparation radicale et croissante entre les élites dirigeantes et les autres groupes sociaux » (p. 223). À vrai dire, on ne comprend pas exactement en quoi le capitalisme produirait des élites aujourd’hui encore plus séparées du reste de la population qu’en 1720 ou 1860. L’autorégulation des élites par elles-mêmes pose néanmoins problème et le constat étayé par une recherche riche et multiforme reste valide. À cet égard, l’ouvrage en propose une synthèse utile et offre une description de son évolution dans des domaines observés bord à bord : justice politique, justice économique et financière, évolution normative et pratiques rhétoriques. Les tableaux et données accumulés seront utiles aux chercheurs et citoyens curieux et prêts à regarder nos systèmes politiques et judiciaires par l’un de ses angles les plus révoltants. « Cette revendication constante [par les élites dirigeantes] d’autonomie normative se fonde sur le refus de l’un des grands principes démocratiques : la régulation des intérêts par un tiers, qu’il soit politique ou judiciaire. » (p. 223).
Pour citer cet article
Référence électronique
Pierre de Saint-Phalle, « Pierre LASCOUMES, L’Économie morale des élites dirigeantes », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 05 mars 2024, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/10732
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