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Comptes rendus de lecture

Edouard JOURDAIN, Le Sauvage et le Politique

Pauline Souman
p. 255-259
Référence(s) :

Edouard JOURDAIN, 2023, Le Sauvage et le Politique, Paris, PUF, 396 p.

Texte intégral

1C’est sous l’égide de l’anthropologie anarchiste et du patronage d’auteurs tels que Pierre Clastres et Max Weber qu’Edouard Jourdain inscrit sa réflexion de théoricien politique, animée par un double souci : descriptif et normatif. La référence introductive à Niccolo Machiavel est instructive en ce qu’elle permet de se familiariser avec la méthodologie de l’auteur : il s’agit de décrire scrupuleusement des altérités politiques et de s’en inspirer sur le plan pratique. La notion « d’altérité » est ici essentielle, car c’est ainsi que le « sauvage » doit être saisi : le terme s’émancipe en l’espèce des colorations évaluatives qui y ont été longtemps associées, le sauvage de Jourdain n’est ni essentiellement bon, ni à craindre. Il prend plutôt le visage ambivalent et changeant d’une radicalité nouvelle, de tentatives politiques éloignées de la figure tutélaire de l’État et dont l’étude doit livrer des remèdes permettant de conjurer les crises modernes que le politique traverse : « crise écologique, crise de la représentation, crise du capitalisme, crise de l’État » (p. 15).

2L’auteur recense trois types de sociétés qui ne sont structurées ni par l’obéissance à une instance monopolistique de gouvernance et de commandement (l’État), ni par l’inégalité caractéristique de l’organisation en classes sociales : les sociétés de chasseurs-cueilleurs qui vivaient entre le Tigre et l’Euphrate, 3 100 ans avant notre ère, les communautés marginalisées comme les pirates et les sorcières, et finalement les peuples autochtones qui conservent un mode d’organisation politique et sociétal indépendant et différencié.

3Dans la lignée des enseignements issus de l’anthropologie anarchiste, sont écartées la nécessité de l’État ainsi que celle d’une domination sociale caractérisée par l’appropriation des ressources. Contre Georg Wilhelm Friedrich Hegel, l’essence de la politique ne se matérialise pas de manière privilégiée dans la figure de l’État moderne. Jourdain offre d’ailleurs sa propre réponse à la question de la détermination de l’essence de la politique : « la conjuration de l’autodestruction par la mise en sens de l’équilibre des forces » (p. 22). Si cette définition, qui prend des airs de postulats, aurait pu bénéficier d’une justification, il reste nécessaire de la distinguer du postulat hobbesien de la guerre contre tous. La politique doit être comprise par la mise en mouvement de forces collectives (et non pas d’individus atomiques) ; de plus elle est caractérisée non pas seulement par la quête rationnelle de la domination d’autrui, mais également par des tentatives pour conjurer la violence et la guerre de tous contre tous. Le politique, lui, désigne l’instanciation différenciée de la politique selon l’histoire et le lieu, les tentatives incarnées pour relever le défi posé par la politique, les instances du type, en quelque sorte. Si les sociétés modernes s’épuisent à relever ce défi, il s’agit d’y remédier en redonnant l’autonomie aux forces collectives, et ce grâce à l’étude des sociétés étant parvenues à conjurer l’advenue de « l’absolu excluant » (p. 23) : l’État et la propriété privée. Dix chapitres qui visent à constater, décrire mais aussi préconiser, structurent l’ouvrage à la manière d’un kaléidoscope (c’est-à-dire par un jeu de miroir et de références croisées).

4Le premier chapitre est consacré à la description des caractéristiques qui singularisent les sociétés sans État, c’est-à-dire à une analyse des rapports possibles au pouvoir en l’absence de l’État comme « appareil administratif coercitif séparé de la société » (p. 27). Précisons d’ores et déjà le caractère hybride de la méthodologie de Jourdain : elle n’est pas caractérisée par l’étude de terrain mais par la mise en commun réflexive et analytique de données issues de la théorie politique et de l’anthropologie. Si cette méthode a la vertu de l’unification, on peut parfois se demander si elle laisse suffisamment de place à l’existence de disparités dans les modes d’organisation étudiés. Ce point étant souligné, deux éléments importants au moins émergent ici. Tout d’abord nous apprenons que c’est notamment une pratique du pouvoir comme force contraignante génératrice d’obligations envers la communauté qui caractérise les sociétés sans États (qui ne sont pas des sociétés sans chefferies). L’opposition entre la figure du « roi sacré », obligée par des forces extérieures telles que la loi ou la tradition, et celle du « roi divin », marquée par la transgression des normes et l’exercice non contraint de la violence, permet de mieux appréhender une pratique du pouvoir n’impliquant pas la confiscation de l’autonomie des membres de la communauté. Un autre élément permettant de définir et de distinguer le mode de confiscation du pouvoir propre à l’État est « paradoxalement » l’émergence du fonctionnariat et la multiplication des agents : c’est dans l’advenue d’une machine administrative et d’un pouvoir délégué que la contrainte étatique doit se reconnaître.

5Dans le deuxième chapitre, l’auteur analyse la pratique du sacrifice et du cannibalisme comme instanciations possibles de la politique. Il s’agit de se protéger de la violence en l’exerçant, en la ritualisant, notamment par la pratique du bouc-émissaire qui favorise la cohésion du groupe et qui peut parfois s’incarner dans la figure du roi (sacré), ce qui illustre bien la manière dont la contrainte caractérise l’exercice du pouvoir propre aux sociétés sans États. En s’inspirant notamment des analyses de Gilles Deleuze et des hypothèses de Clastres, Jourdain avance la possibilité d’une conjuration de l’émergence de l’État par la mise en place de rapports anthropophagiques endogènes (intra-communautaire). Certains lecteurs pourront ici craindre la portée spéculative de l’analyse qui pourrait bénéficier d’un surplus de données ethnologiques.

6Le troisième chapitre présente une opposition entre magie et sacré. S’il s’agit de deux modalités de rapports à l’imaginaire et aux « forces invisibles », elles ne confèrent pas la même autonomie aux individus. Comme beaucoup des objets d’analyse de Jourdain, la magie est ambivalente car elle peut préfigurer l’advenue de l’État quand elle est pratiquée par un individu ostracisé des obligations sociales et dont on ne cherche pas à limiter le pouvoir. Elle constitue toutefois également un remède possible lorsqu’elle n’est pas confisquée et que sa pratique collective renforce les liens communautaires. La magie s’oppose pour l’auteur au miracle, dont l’essence est assimilée aux caractéristiques fondamentales de l’État, puisque le miracle se caractérise par une situation d’exception, une extra-mondanéité. Si les recommandations pratiques de l’auteur s’incarnent dans une injonction à « rééquilibrer le miracle par la magie » (p. 137), on peut toutefois regretter l’opacité de l’invitation à agir, opacité qui contraste avec la clarté et le caractère instructif des descriptions historiques et ethnologiques qui précèdent cette injonction.

7Le quatrième chapitre vise à dénaturaliser aussi bien les rapports de domination fondés sur des ressources différenciées (il existe toutefois d’autres formes d’inégalité dans les sociétés sans État) que la propriété privée, comme jouissance individuelle d’un bien sur laquelle on possède une prérogative illimitée. Si Jourdain fait de l’amour-propre rousseauiste une constante anthropologique, il reste toutefois possible, par certains mécanismes, d’empêcher la concentration des biens et donc l’advenue d’une société hiérarchisée. L’auteur offre un panorama de ces différents mécanismes : le sédentarisme qui implique une appréciation différenciée de la valeur des biens (ils doivent pouvoir être transportables), le don/contre-don où le caractère potentiellement illimité de l’échange implique également d’attribuer une autre signification aux ressources échangées, ou encore la possibilité d’une gestion collective des communs.

8Mais si certaines pratiques permettent d’éviter la concentration des biens et l’émergence de classes sociales, ne doit-on pas admettre que cet évitement est fatalement voué à échouer, notamment à cause des effets inéluctables qui émaneraient de l’évolution de certaines techniques ? Le cinquième chapitre traite de la question du rôle politique des stocks, de l’écriture et de la compatibilité (ces techniques et ces savoirs fonctionnent ensemble). Si ces pratiques ont favorisé l’advenue de l’État, elles ne constituent pas des conditions suffisantes à son apparition. Contre le déterminisme technologique, Jourdain insiste sur le rôle de « l’imaginaire », c’est à dire de la représentation des rapports de force et des tentatives pour moduler leur incarnation, ce qui empêche de soutenir l’idée d’effets politiques univoques et nécessaires qui dériveraient de la manifestation des innovations matérielles et de leurs propriétés.

9Au sixième chapitre, l’auteur prolonge l’analyse de la fonction de la violence au sein des sociétés sans État. Il fait écho à l’idée d’une violence comme conjuration de la captation du pouvoir présentée dans le chapitre sur le sacrifice, mais ici la violence s’incarne dans l’instauration de rapports belliqueux extra-communautaires au sein desquels la communauté entière a un pouvoir de décision (contre la possibilité exclusive du souverain de déclarer la guerre dans les sociétés avec État). Dans la lignée de Pierre-Joseph Proudhon, l’auteur cherche également à rappeler le rapport ambivalent entre force et droit, et souligne « l’erreur des juristes et des philosophes » (p. 220), qui auraient tendance à oublier que la première fonde et maintient le second. On pourrait toutefois contester que cette accusation d’aveuglement puisse s’appliquer de manière aussi univoque et généralisée.

10Le septième chapitre aborde la question de la place de l’esclavage au sein des sociétés sans États. La pratique de l’esclavage est duelle dans la mesure où elle peut, elle aussi, favoriser ou contraindre l’apparition de l’État. Puisque l’esclavage a à voir avec une domination absolue sur un autre être humain, elle préfigure la soumission étatique. Toutefois lorsque l’État émerge, l’esclave devra disparaître, dans la mesure où seul le souverain est autorisé à posséder un droit de vie et de mort sur ses sujets.

11Le huitième chapitre revêt une importance particulière, car Jourdain y présente un mécanisme d’émergence de l’État qui fait suite à un mouvement de bascule, une rupture. La « dialectique du nomade et du sédentaire » décrit la manière dont une machine de guerre, où s’incarne la figure du sédentaire, absorbe une communauté au sein de laquelle s’instaurera progressivement des rapports de force et de domination. On comprend que c’est dans le rapport à l’Autre (et c’est bien ici l’État qui incarne la figure du sauvage, de l’altérité politique) que se fonde l’émergence d’une autorité politique contraignante et hiérarchisée. Si la rencontre conflictuelle avec le nomade ne constitue pas une condition suffisante de l’apparition de l’État, elle est au moins nécessaire et revêt une importance particulière au sein de cette « transition » politique qui se fait toujours par la force et la contrainte. Toutefois, comme le souligne à juste titre l’auteur : l’établissement de cette contrainte n’est-elle pas préalablement conditionnée à une soumission volontaire et collective ?

12Le neuvième chapitre s’interroge sur une possible remédiation du rapport déréglé à la nature qui caractérise les sociétés modernes. Loin du mythe de l’harmonie originelle entre le sauvage et les forces naturelles, c’est du côté de l’anthropologie de Philippe Descola et de la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour que notre auteur cherche un remède à la crise écologique. De manière surprenante – et plutôt convaincante – l’auteur récuse la possibilité d’une solution dans l’attribution de droits aux inanimés, sur un mode représentatif caractéristique de nos démocraties libérales. Il faut s’intéresser aux actes concrets des non-humains inscrits dans des systèmes (les non-humains sont considérés ici comme des agents sociaux) et non pas chercher à faire dériver leurs intérêts de nos opérations intellectuelles et de nos propres représentations.

13La question de la représentation politique et des formes alternatives de démocratie est approfondie au sein du dixième et dernier chapitre. Le lecteur y est ravi de pouvoir se familiariser avec les modes d’organisation politique qui structuraient les sociétés de pirates. L’auteur insiste également, et à juste titre, sur la distinction entre vote et consensus, ainsi que sur les possibles démocratiques qui résident dans la pratique de ce dernier (sans toutefois s’illusionner sur les rapports inégalitaires qui traversent une prise de parole collective et qui pourraient également saper l’ambition égalitaire de la pratique du consensus). Dans une optique joyeusement anti-platonicienne, Jourdain argumente contre la confiscation du pouvoir par des groupes d’experts, et en faveurs de modèles de décisions politiques faisant la part belle à une sagesse populaire qui serait trop souvent décriée.

14En somme, l’auteur ne cherche pas à « recréer des espaces sauvages » (p. 368) mais plutôt à porter des coups de canifs dans une vision monolithique et nécessitariste du politique. En soi, ce pari est réussi. En revanche, il est vrai que le lecteur peine parfois à en inférer des préconisations normatives pouvant aider à conjurer les crises actuelles, conformément à l’ambition initiale de l’auteur. Malgré cela, l’ouvrage de Jourdain a le mérite de dessiner un panorama instructif et riche de l’altérité politique, en contraste avec un sentiment mêlé de fixité, d’immobilisme et de fatalisme auquel on aurait parfois la tentation de s’abandonner.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pauline Souman, « Edouard JOURDAIN, Le Sauvage et le Politique »Revue européenne des sciences sociales, 62-2 | 2024, 255-259.

Référence électronique

Pauline Souman, « Edouard JOURDAIN, Le Sauvage et le Politique »Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 62-2 | 2024, mis en ligne le 04 mars 2024, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/10705 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/vya0

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Auteur

Pauline Souman

Université de Neuchâtel

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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