Loïc WACQUANT, Misère de l’ethnographie de la misère
Loïc WACQUANT, 2023, Misère de l’ethnographie de la misère, Paris, Raisons d’agir, 256 p.
Texte intégral
1Le dernier ouvrage de Loïc Wacquant constitue une poursuite du débat houleux commencé il y a plus de 20 ans avec les ethnographes états-uniens Mitchell Duneier, Elijah Anderson et Katherine Newman. En 2002, Wacquant proposait en effet dans l’American Journal of sociology une critique dévastatrice des ouvrages des trois auteurs (respectivement Sidewalk, Code of the street et No shame in my game) à qui il reprochait : une « épistémologie boiteuse », des « atermoiements conceptuels », une inquiétante « propension au moralisme », une constante « absence de réflexivité », et une « étonnante cécité à la grande richesse des matériaux ethnographiques » (p. 18). Les trois auteurs incriminés ont répondu sur le même ton, la même année, dans trois articles de la revue, et ont ensuite, d’après Wacquant, empêché toute poursuite du débat. Misère de l’ethnographie de la misère propose donc une réponse aux réponses, complétée par une discussion plus générale des problèmes de l’ethnographie urbaine s’appuyant à la fois sur les vastes connaissances de l’auteur et sur ses propres travaux ethnographiques, passés ou en cours.
2Le premier chapitre offre un cadrage historique et théorique au débat de 2002, fondé sur l’idée qu’il y aurait un « inconscient social de la sociologie états-unienne », en particulier celle consacrée aux populations noires urbaines, qu’il serait important de « radiographier » (p. 16). D’après la rapide revue de l’histoire de la discipline que propose l’auteur, les problèmes les plus prégnants seraient en particulier un « moralisme blanc » sous-jacent et une timidité à dénoncer « l’oppression blanche », en plus d’une conceptualisation insuffisante, voire erronée, des mécanismes urbains les plus déterminants, et des évolutions véritables des ghettos urbains. Wacquant rappelle notamment ce qu’il a montré ailleurs, c’est-à-dire que le ghetto communautaire des années 1960 ne doit pas être confondu avec l’« hyperghetto » de la fin du siècle formé des restes du premier après son effondrement. Les auteurs critiqués seraient ainsi les héritiers, plus ou moins inconscients, d’une tradition d’étude obsédée par les controverses sur la moralité des noirs pauvres, qu’elle aborderait sans les outils théoriques adéquats (notamment macrostructuraux et historiques) et en privilégiant une observation des interactions du quotidien incapable de mettre à jour les déterminants macrosociologiques et politiques.
3Le deuxième chapitre est une traduction de l’article qui a lancé le débat : « Scrutinizing the street: poverty, morality, and the pitfalls of urban ethnography ». Le lecteur peut ainsi juger par lui-même de la nature et de la forme des arguments avancés, et comprendre un peu mieux pourquoi la controverse a été si vive. Wacquant attaque en effet avec une brutalité surprenante, en rupture complète avec tous les usages habituels de la controverse policée entre intellectuels, chacun des ouvrages incriminés. Duneier est critiqué notamment pour son « absence complète de théorisation », sa limitation des données aux choses qu’il a pu observer grâce à son insertion très incomplète dans l’univers des vendeurs de journaux de seconde main, et surtout son moralisme compatissant envers des hommes noirs qu’il faudrait à tout prix décrire comme des « gens biens ». Ces naïvetés bien pensantes le conduiraient à une vision partiale et déformée de la réalité qui in fine soutiendrait implicitement les politiques libérales d’abandon des pauvres en vantant les « mérites » de « l’activité entrepreneuriale » (p. 102).
4Anderson est l’objet de reproches moins acerbes puisqu’il s’agit surtout de pointer dans son travail des lacunes de conceptualisation. Ainsi son étude des « codes de la rue » dans le ghetto aurait tendance à réifier les groupes (au lieu de repérer plutôt des orientations individuelles), à reprendre sans examen les catégories indigènes, et à user maladroitement de la notion de code. Les données empiriques seraient également mal reliées à la théorie puisque Wacquant repère une série de faits qui s’intègrent mal dans le schéma d’ensemble (comme l’effet des modèles familiaux). Mais Anderson n’échappe pas pour autant à l’accusation d’être un moraliste conservateur qui ne s’avoue pas.
5C’est cependant à Newman que sont destinés les coups les plus durs. Sa monographie consacrée aux jeunes qui endurent les « McDo jobs » reposerait en effet sur l’inversion du stéréotype affligeant les populations des quartiers ethniques. Newman s’efforcerait maladroitement de présenter ces salariés poussés par le besoin en défenseurs des valeurs de l’Amérique blanche de classe moyenne. Évacuant les contraintes économiques, elle ramènerait les comportements à des choix de destin individuel du type rue/travail, consacrant ainsi la distinction de sens commun entre bons et mauvais pauvres. Pire, elle n’aurait de cesse de célébrer les patrons de fast foods, ignorant volontairement les pratiques d’exploitation qui prennent sens dans un système entier d’enfermement des pauvres dans la misère. Se fondant sur un culturalisme maladroit, projection de sa propre position de classe, Newman contribuerait en fait à défendre le libéralisme économique et le retrait de l’État en suggérant que la « solution » pour les jeunes serait l’acceptation de la sous prolétarisation.
6Si l’on saisit l’article de Wacquant dans sa totalité, le plus important est sans aucun doute que les trois sociologues ne sont pas seulement accablés ad hominem, mais intégrés au fonctionnement d’un monde intellectuel qui ne parviendrait pas à prendre ses distances vis-à-vis de discours publics, emprunts du moralisme des classes moyennes et indifférents aux réalités macrosociales. Croyant rétablir la dignité des dominés, les sociologues urbains américains ne feraient, pour la plupart, que les enfermer dans un débat à la fois inapproprié sociologiquement et servant implicitement les politiques anti-étatiques.
7Le troisième et dernier chapitre se fixe deux objectifs : d’abord répondre aux réponses que firent en 2002 Duneier, Anderson et Newman, puis proposer la vision d’une ethnographie urbaine corrigée des travers relevés précédemment. Sa première partie en est malheureusement affaiblie par l’absence des trois articles américains dans le livre. Le lecteur doit donc se contenter de ce qu’a voulu en retenir Wacquant. Ainsi Anderson et Duneier, fidèles à l’enseignement de leurs maîtres de la tradition de Chicago, maintiennent que la construction des idées au fil de l’enquête les préserve de l’imposition d’une théorie a priori, à l’inverse de ce que semble suggérer Wacquant. Ils soutiennent également que la mise à jour et l’utilisation des catégories indigènes est l’une des forces de leur travail, contre Wacquant qui leur oppose la nécessité de construire « le système des rapports matériels et symboliques qui donne force et sens » aux comportements des enquêtés (p. 179). Newman, quant à elle, ne semblerait pas comprendre que les critiques portent sur les fondements de son enquête, et concentre sa défense sur la prétendue ignorance par le Français des valeurs profondes de l’Amérique. Les trois auteurs confirment apparemment que leur mission est bien celle de redresseurs de torts symboliques, apportant ainsi de l’eau au moulin de Wacquant qui défend, lui, l’idée que « le sociologue n’a pas en tant que tel à prendre parti dans les luttes » (p. 179).
8La deuxième partie du chapitre développe le projet de « thick construction » censée s’opposer à cinq paralogismes : l’interactionnisme (focalisé sur l’interaction hic et nunc), l’illusion inductiviste (inconsciente de ses raisonnements réels), le populisme (qui en voulant inverser les stéréotypes les impose dans le débat), le présentisme (qui ignore les conséquences de l’histoire) et le paralogisme interprétativiste (qui attribue de façon artificielle un sens aux actions). Contre ces dérives, une pratique de la recherche inspirée par Pierre Bourdieu, mettrait en avant le fait que l’objet est toujours construit plus ou moins inconsciemment, et inciterait le chercheur à surveiller sa reconstruction en prenant la mesure de l’insertion de l’enquêteur dans des réseaux de pouvoir et d’influence. Il s’agirait alors de « résoudre » le monde étudié « en un modèle raisonné » (p. 227). Le seul écart que suggère Wacquant par rapport à son modèle tient dans le rétablissement, contre Bourdieu, des mérites de l’observation participante sous la forme d’une « participation observante ». Une « investigation incarnée » (p. 243) permettrait en effet de mettre à profit l’immersion ethnographique sans exclure une construction rigoureuse de l’objet.
9Le lecteur qui, comme l’auteur de ces lignes, n’est que modérément intéressé par les péripéties d’un pugilat entre sociologues – lesquels auraient d’ailleurs pu facilement s’entendre sur l’essentiel mais ont préféré se porter des coups plus ou moins justifiés –, gagnera à adopter une lecture transversale du livre. Plutôt que de suivre la logique et les arguments de l’auteur, et accepter à la fois le plaidoyer pro domo et l’idée qu’il n’est guère de salut hors des pratiques inspirées par Bourdieu, il pourra ainsi relever les questions essentielles soulevées au fil de chapitres denses et bien documentés. Plutôt que d’assumer une histoire de l’ethnographie urbaine qui n’en est pas vraiment une (mais une sélection de résumés d’œuvres faits pour les besoins de la critique), il trouvera par exemple un intérêt à méditer sur l’idée d’un inconscient collectif d’une profession intellectuelle. Au lieu de tenir pour acquis que Newman, Anderson et Duneier se sont trompés sur toute la ligne, il pourra tirer avantage de cette dispute pour reconsidérer le problème, extrêmement complexe, des rapports entre théorisation dum ambulant et théorisation a priori. Enfin, s’il doit être tenu compte des conséquences néfastes d’une sociologie qui sous-estime l’importance des rapports de classe au sein de la « cage de fer » du capitalisme, rien n’oblige pour autant le lecteur de ce livre à admettre que cette tare soit la marque de fabrique exclusive de l’ethnographie américaine : l’adoption de schémas moralistes voulant que les pauvres aient toujours raison, par des chercheurs soucieux de bonne conscience, est en effet également une constante des travaux sur les classes populaires en Europe. À cet égard, les passages de Wacquant sur le « paralogisme populiste » sont de première force et mériteraient de figurer au programme de toutes les formations à la recherche en sciences sociales.
10Aussi, et malgré sa partialité incontestable, Misère de l’ethnographie de la misère est-il en définitive un ouvrage passionnant, fondamental même sur certains points, qui devrait être lu et discuté aussi bien par les ethnographes que par tous les sociologues intéressés par les classes populaires, que ce soit aux États-Unis ou ailleurs.
Pour citer cet article
Référence électronique
Christophe Brochier, « Loïc WACQUANT, Misère de l’ethnographie de la misère », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 30 janvier 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/10686
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