- 1 Il s’agit d’un type de jeu mélangeant tir et survie. Le gagnant est le dernier joueur vivant. Les j (...)
- 2 La population la plus propice à consommer ces vidéos sont les jeunes, selon l’enquête Junior Connec (...)
1Fortnite est un jeu de type Battle Royal1 où s’affrontent en ligne des joueurs. Il s’agit d’un jeu de tir, dont le but est d’être le dernier survivant parmi cent joueurs. Sa particularité tient notamment à l’insertion dans son système de jeu de construction avec divers matériaux récoltés lors de la partie, constructions qui permettent autant de se protéger des tirs adverses que de prendre un avantage stratégique. Le jeu connaît une forte popularité chez les collégiens, notamment grâce à sa présence sur plusieurs dispositifs (ordinateur, Playstation, tablette, etc.), mais également grâce à son client de messagerie (chat), qui vient compléter les réseaux plus traditionnels de communication comme les applications de discussion sur le smartphone ou la tablette. La popularité de ce jeu s’accompagne d’une production massive de vidéos diffusées sur la plateforme YouTube le mettant en scène. Rappelons au moment de l’enquête sur laquelle repose cet article que parmi les trente chaînes YouTube françaises les plus populaires (en nombre d’abonnés), 5 sur 30 sont des chaînes consacrées au jeu vidéo, à l’eSport, ou au jeu d’enfant2. Parmi ces vidéos, les vidéos spécifiquement dédiées à Fortnite sont de divers ordres : des tutoriels à destination des nouveaux joueurs (« noobs »), nommés comme tels (« comment faire top 1 à Fortnite pour les noobs », « comment bien démarrer Fortnite », etc.) ; des vidéos de divertissement sans objectif de classement ou de score (« je découvre la nouvelle saison de Fortnite », « Je fail mais j’ai de la chance », etc.) ; ou encore des vidéos mettant en avant un exploit esportif (« 2nd place trio cash up », « Les plus beaux moves de Snayzy », etc.). Il existe une porosité importante entre ces trois types de contenu, diffusés à la fois par des joueurs professionnels, par des Youtubeurs spécialisés dans les jeux vidéo, et par des YouTubeurs non-spécialistes. Ces vidéos rencontrent un grand succès.
2Fornite ne possède aucun didacticiel : lors de sa première partie, le joueur est lancé dans le jeu sans aide ni indication des objectifs ou du fonctionnement du jeu. Par conséquent, les vidéos de Fortnite diffusées sur YouTube sont une des ressources mobilisables par les joueurs pour apprendre la pratique, même lorsqu’il ne s’agit pas de tutoriels. Elles peuvent également constituer une approche préliminaire du loisir (Roux & Roques, 2016). Mais lorsque le nouveau pratiquant est déjà membre d’un groupe de pairs s’adonnant à ce loisir, comment cet apprentissage solitaire s’articule-t-il aux apprentissages qui s’effectuent par et au sein du groupe ? Les travaux de Vincent Berry sur les manières d’habiter et de faire groupe dans l’univers persistant du jeu vidéo Dark Age of Camelot (2007) offrent une analyse pertinente de la nature des différents apprentissages qui se déroulent au sein du groupe de joueurs. Il constate que les joueurs au sein des guildes sont guidés par des joueurs plus expérimentés, mettant en place des situations formelles d’apprentissage sous l’angle du compagnonnage — ou du mentorat. Vincent Berry montre ainsi qu’un jeu, une pratique informelle « n’échappe pas à une forme éducative, bien au contraire, il l’emprunte. » (Berry, 2007 : 11). Ce constat d’un syncrétisme entre apprentissages en situation formelle et informelle laisse cependant de côté la question des apprentissages solitaires.
- 3 Par tension, elle désigne le fait que toutes les pratiques ne sont pas forcément partagées au sein (...)
3Pourtant, selon les théories de l’apprentissage situé, l’apprentissage d’une pratique commence avant la pratique elle-même, lorsque que l’apprenant est admis à assister de manière périphérique au déroulé de la pratique. Cette position de prépratiquant, qui observe et s’imprègne autant des manières de faire que des manières d’être, est désignée par le terme de « participation périphérique légitime » (Lave & Wenger, 1991). La consultation de manuels, d’archives, de contenus en lien avec la pratique fait partie de cette participation périphérique légitime, bien qu’elle n’en constitue pas la totalité. Ainsi, en ce qu’elles préfigurent et figurent la pratique, les vidéos de Fortnite relèvent de ce phénomène. Nous souhaitons interroger cette forme de pratique qu’est la consommation de vidéos et le travail solitaire qui lui succède, afin de pouvoir participer pleinement et efficacement à la pratique en groupe, tout en s’exposant le moins possible aux sanctions des pairs. Nous cherchons à donner à voir une participation périphérique rendue volontairement invisible par les pratiquants. Si le phénomène de dissimulation de certaines pratiques par rapport au groupe de pairs a déjà été analysé par Anne Barrère dans L’Education Buissonnière, lorsqu’elle constate que la culture juvénile est en tension3 au sein même des groupes adolescents (Barrère 2011), il reste encore à montrer quels pans d’une pratique spécifique sont invisibilisés par ses membres, comment, et pour quelles raisons.
- 4 Cette contribution se fonde sur un échantillon d’enquêtés rencontrés à l’occasion d’une recherche d (...)
4Nous étudierons donc la place des vidéos YouTube montrant des parties du jeu vidéo Fortnite dans la pratique de deux groupes de collégiens jouant régulièrement à ce jeu au moment de l’enquête4. Dans un premier temps, nous décrirons la dimension autonome de l’apprentissage en analysant la portée préfigurative, puis configurative, des vidéos regardées. Nous envisagerons le recours aux vidéos comme un palliatif aux manques didactiques du groupe de pratique, mais aussi comme rattrapage culturel.
Méthodologie
Les différentes enquêtes de Sylvie Octobre (2004, 2010, 2014), les travaux menés par l’INJEP (Amsellem-Mainguy, 2019 ; Dahan et al., 2020 ; Morand, 2020), ainsi que les différentes études sur l’usage de dispositifs spécifiques (Balleys, 2017 ; Balleys & Coll, 2015 ; Bruna, 2020 ; Metton-Gayon, 2009) nous renseignent remarquablement sur l’occupation du temps libre des populations jeunes, et leur manière d’articuler leur vie hors ligne et leur vie en ligne. Cependant, comment enquêter sur des faits sociaux ordinaires et sous-déclarés, en particulier quand les enquêtés souhaitent les dissimuler ?
- 5 Je m’appuie sur une présence de 17 mois sur ce terrain (dont 7 mois continus), tout au long duquel (...)
L’étude des pratiques quotidiennes de consommation de vidéos pose un défi méthodologique important dans la mesure où elles se déroulent majoritairement au domicile des jeunes enquêtés. Par conséquent, elles s’inscrivent sur des temporalités courtes et difficilement prévisibles, rendant délicat pour la chercheuse de les saisir lorsqu’elles se déroulent. Par ailleurs, le déclaratif achoppe sur la mémoire des enquêtés, et l’invisible de la pratique demeure un impensé autant qu’un indicible. La fréquentation longue et approfondie des enquêtés et l’observation, voire la participation, à leurs différentes activités de loisirs, apparaît alors comme une solution pour appréhender ces consommations. Cette fréquentation récurrente permet de multiplier les occasions où ces consommations sont discutées par les pairs lors de leurs conversations ordinaires, à l’entraînement de foot ou à la sortie du collège, dans le bus scolaire ou durant leurs parties de jeu. Saisir les pratiques ordinaires passe sur ce terrain par un bricolage méthodologique, impliquant l’accumulation des traces de ces consommations à travers des entretiens informels, des entretiens semi-directifs, l’observation des chaînes YouTube des enquêtés et de leurs réseaux, et leur fréquentation au cours de leurs loisirs5. C’est l’articulation entre ces différentes méthodes de récolte de données qui permet d’explorer les différentes facettes de la pratique qu’est jouer à Fortnite, et de comprendre l’invisibilisation de certains de ses pans.
Les deux groupes enquêtés jouent ensemble à Fortnite sur Playstation 4, tout en se côtoyant au collège et en partageant, pour certains, des activités sportives. Sur les huit collégiens enquêtés de ces deux groupes de quatre, cinq ont accepté un entretien semi-directif en situation formelle, trois autres l’ont refusé – dont deux, car n’ayant pas obtenu l’autorisation parentale. Leur parole a cependant été recueillie à l’occasion d’entretiens informels lors des parties de Fortnite que j’ai disputées avec eux durant l’enquête, et à l’occasion de ma participation à la vie locale pendant plusieurs mois.
Les entretiens formels et informels s’accompagnent d’une observation participante de deux sessions de jeu sur Fortnite en compagnie du groupe de 5ème et du groupe de 6ème (une par groupe, avec ses différents membres, plus Diego pour le groupe de cinquièmes et Jean et Anaël pour le groupe de sixième. Ces trois enfants ont refusé les entretiens). Les parties ainsi disputées n’ont pas été enregistrées par captation vidéo ou audio, mais ont fait l’objet d’une description minutieuse sitôt les rencontres terminées. Les différentes parties ont duré entre quinze et vingt minutes. Le recueil de données prend également en considération les chaînes YouTube de deux membres du groupe de jeu, avec lesquels il n’a pas été possible de faire un entretien formel (Jean et Diego). Les chaînes YouTube comptent moins d’une centaine d’abonnés et n’ont pas été alimentées depuis plusieurs mois (ce qui correspond au désintérêt des deux groupes pour Fortnite durant l’année suivant le recueil de données). Les vidéos, toujours en ligne, sont du même type pour les deux chaînes. Il s’agit de rediffusion de parties de Fortnite menées avec leur groupe, commentées sur un ton humoristique et sans dévoilement du visage. Les vidéos peuvent parfois atteindre 40 minutes et ne comportent que très peu de montage.
Les données sur lesquelles s’appuie cet article sont donc diverses. En plus de l’enquête classique par entretiens semi-directifs enregistrés, elles se composent de notes sur les discussions informelles avec les enfants, sur les discussions entre enfants, l’observation des parties jouées et des interactions durant ces parties, ainsi que des contenus que certains enquêtés ont publié en ligne.
Prénom
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Classe
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Type et nombre d’entretien
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Emploi des parents
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Baptiste
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5ème
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Formel (1)
Informel (19)
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Père menuisier (employé), mère au chômage
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Mathis
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5ème
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Formel (1)
Informel (7)
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Père gardien de prison, mère conseillère pôle emploi
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Léo
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5ème
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Formel (1)
Informel (19)
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Père directeur d’une entreprise agricole, mère conseillère agricole
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Diégo
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5ème
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Informel (19)
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Mère au foyer, père artisan (ébéniste)
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Noah
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6ème
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Formel (1)
Informel (15)
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Père et mère propriétaires d’un camping
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Milo
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6ème
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Formel (1)
Informel (16)
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Père maître d’internat, mère infirmière
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Jean
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6ème
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Informel (10)
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Père (non renseigné), mère caissière
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Anaël
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6ème
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Informel (12)
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Père conducteur routier, mère assistante sociale
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Figure — Table des enquêtés
5Avant de se demander quelle place tiennent les vidéos de Fortnite dans l’apprentissage du jeu, peut-être faut-il se demander quand elles sont consommées. Bien que les dispositifs numériques nomades (tablettes et téléphones portables) permettent de se connecter à internet en dehors du domicile et à n’importe quel moment de la journée, nous montrerons d’abord dans cette partie que l’utilisation de ces appareils est soumise à différentes contraintes et spécifique à l’organisation du temps adolescent. L’entrée par la temporalité nous amènera ensuite à discuter du moment où se situe la consommation de vidéos au sein de la pratique, ou lorsqu’elle la précède.
6L’invisibilisation de la consommation de vidéos de jeu peut tout d’abord être approchée par la temporalité dans laquelle elle s’inscrit. Les institutions scolaires et les activités sportives encadrées n’autorisant pas l’usage du téléphone portable, la consommation de vidéos pour les collégiens interrogés prend place au sein du domicile familial où le temps d’écran est contrôlé par les parents, notamment en semaine. Il s’agit alors pour les adolescents rencontrés d’organiser au mieux leur temps libre :
[Extrait du carnet d’observation, observation effectuée à l’occasion d’un entretien de revisite avec la mère de Baptiste.]
- 6 Les défis sont des actions quotidiennes spécifiques que le jeu propose aux joueurs de réaliser cont (...)
« Il est 18h, Baptiste rentre du collège accompagné de sa mère, qui est exceptionnellement venue le chercher. D’habitude, Baptiste effectue le trajet école-domicile en bus scolaire, et bénéficie généralement de trente minutes seul à la maison avant que sa mère ne rentre du travail. Après avoir fait les devoirs qu’il n’a pas terminés lors de l’étude, il a le droit de jouer 15 minutes à Fortnite, son jeu préféré à lui et à ses copains de 5ème. Puis il devra éteindre la console et se livrer à une autre activité en attendant le dîner, préférablement de la lecture. Depuis la cuisine, il descend dans la cave, transformée en salle de jeu et dont la porte doit rester ouverte. Sa mère s’active à l’étage pour ranger les courses et préparer le repas du soir [tout en discutant avec moi]. Ses copains ne sont pas en ligne, Baptiste jouera cette partie seul, en essayant d’écarter son petit frère de cinq ans des environs du canapé, positionné au centre de la pièce, devant un grand écran. Avant de commencer le jeu à proprement parler, Baptiste attend avec les autres joueurs dans une salle virtuelle (le lobby), avec des armes à disposition, mais sans pouvoir se blesser. Ce temps d’attente terminé, son avatar (une jeune fille déguisée en banane) et ceux de la centaine d’autres joueurs présents apparaissent dans un bus volant qui survole la zone de jeu, afin de se répartir sur la carte en sautant du bus quand ils le désirent. Baptiste ne met pas son casque, il allume la tablette familiale qu’il place à côté de lui et lance une vidéo YouTube récente qu’il écoute plus qu’il ne regarde pendant sa partie. Il s’agit d’un YouTubeur qu’il n’a pas l’habitude de regarder, mais qui propose actuellement des explications pour la réalisation de défi. Baptiste n’a que 15 minutes pour jouer et réaliser l’une des actions quotidiennes (les “défis”6) proposées par le jeu afin de gagner des récompenses. »
7Baptiste n’est pas le seul à se livrer à la consommation de vidéo Fortnite en même temps qu’il joue. Au sein de son groupe, celui des 5ème, Léo explique également en entretien qu’il regarde des vidéos de Fortnite depuis la tablette du domicile alors qu’il est en jeu. Il s’agit dans les deux cas de tablettes partagées par toute la famille, mais utilisées essentiellement par les enfants du foyer. Les vidéos viennent alors s’insérer dans les temps d’attente lorsqu’ils jouent seuls, avant que le jeu ne se lance, ou lors des fréquentes mises à jour. Baptiste profite par exemple de l’attente dans le lobby et de l’avancée du bus volant pour regarder les réalisations des « défis » qu’il ne parvient pas à faire du premier coup. Les localisations d’objets, les manières les plus rapides d’effectuer tel ou tel défi, sont autant d’informations qu’il recherche sur YouTube. L’optimisation de son temps d’attente peut se comprendre d’une part à l’aune de sa demande constante de stimulation, mais également des restrictions de temps d’écran imposées par ses parents. Il ne bénéficie en effet que d’une heure d’écran par jour en week-end, et quinze minutes les jours de semaines hors vacances.
- 7 Ce terme renvoie aux franges de la population qui sont à la frontière entre classe moyenne et class (...)
8Nous retrouvons ce temps d’usage des écrans extrêmement contraint dans le foyer de la majorité des enquêtés, qu’ils appartiennent aux « petits-moyens »7 (Cartier, 2008), ou aux classes moyennes supérieures. La limitation du temps d’écran s’inscrit dans un modèle pédagogique le plus souvent associé aux classes moyennes et moyennes supérieures. Ce modèle prône l’enseignement de l’autocontrainte par la hiérarchisation des activités (les devoirs avant le loisir) (Garcia, 2018), et révèle une certaine défiance envers les écrans utilisés à des fins de divertissement. Ces activités sont considérées par les adultes (enseignants et parents) comme « dilapidatrices » (Zaffran, 2010). La nécessaire rentabilité des activités juvéniles se retrouve dans les foyers de Baptiste et de Léo par des injonctions à la lecture en soirée, et par des propositions de consommation de vidéos de vulgarisation scientifique de la part de leurs parents. Le fait que les foyers appartenant à la frange la plus basse des classes moyennes souscrivent ici à ce projet pédagogique nous semble résulter de la forte proximité entre les parents des collégiens des deux groupes de joueurs. En effet, comme le souligne Clément Rivière par rapport à l’apprentissage de la mobilité (Rivière, 2021), la mixité sociale peut entraîner l’alignement des pratiques pédagogiques.
9Les consommations médiatiques doivent alors être effectuées dans ces espaces de liberté sous contrainte temporelle. Ainsi, en jouant et en regardant une vidéo simultanément, Baptiste ne « gaspille » pas son temps d’écran. Cette rationalisation du temps se traduit chez Léo par une demi-attention à la vidéo lancée lorsqu’il joue : il écoute les joueurs professionnels et suit du coin de l’œil leur partie tout en jouant. Léo, contrairement à Baptiste, n’utilise pas systématiquement le son du jeu, car la console est dans le salon de sa mère et de son beau-père. Il profite souvent de leur absence pour jouer alors que son temps d’écran est dépassé : il doit donc avoir les oreilles dégagées afin d’entendre les véhicules arrivant dans la propriété, pour arrêter le jeu et ne pas se faire prendre, ce qui est déjà arrivé. Une attention flottante à la vidéo, et son usage fragmenté puisqu’elle vient combler un temps d’attente ou d’inaction, rend difficile le fait d’en parler dans le cadre d’un entretien, voire même de la mettre en rapport directement avec sa propre pratique.
- 8 Dans l’ensemble de l’enquête, les noms de créateurs qui reviennent le plus chez les collégiens sont (...)
- 9 Catégorie de vidéos où le jeu, à travers sa captation vidéo, est joué. Ces vidéos s’accompagnent tr (...)
10Les collégiens interrogés regardent tous des vidéos de Fortnite diffusées sur la plateforme YouTube. Cette consommation prend par ailleurs place avant même l’acquisition du jeu ou de sa pratique par le groupe. Fortnite a attiré l’attention de YouTubeurs populaires auprès des collégiens8, ce qui a permis à ces derniers de découvrir le jeu à travers la vidéo. Le fait que cette consommation de vidéos précède la pratique permet de mesurer ce que Daniel Ashton (2010) appelle « la portée préfigurative » des vidéos. Ce chercheur analyse les contenus vidéos d’un site Internet spécialisé dans les vidéos de jeu vidéo, sous l’angle du tutoriel, du let’s play ou du walkthrough9, à destination d’un public cherchant de l’aide dans un jeu. Il développe l’idée que ces archives vidéo sont autant de propositions pour jouer à un même jeu : en reprenant Mia Consalvo (2007) il fait de ces vidéos un paratexte, au même titre que les guides ou les soluces. La préfiguration propose ainsi aux joueurs des manières de jouer, un cadre dans lequel s’étendent différentes possibilités de jeu.
11Il est aisé de voir chez les nouveaux joueurs cette fonction de cadrage à l’œuvre, notamment lorsqu’elle échoue à rendre compte de l’intégralité du jeu :
- 10 Le « lobby » (vestibule) est la salle d’attente du jeu, une zone tampon en attendant que le jeu se (...)
« —Et les premières fois que t’es tombé dans le lobby, tu savais qu’y avait un lobby10 ?
- Non. Je croyais que j’étais dans le jeu, la première fois je comprenais pas, j’ai vu une arme j’ai tiré sur les gens, des fois quand ils viennent à peine d’apparaître ça inflige pas de dégâts, « fin ça marque pas et après ça marque et après je me disais que ça marchait pas, j’ai pas compris. Je trouvais ça bizarre je croyais que j’avais bugué parce que les parties que j’avais vues ils atterrissaient directement du bus ils montraient pas dans le lobby. […] Je savais pas ouvrir la map ni rien, je savais pas sauter, enfin ça marquait appuyer sur croix pour sauter. […] Donc ma deuxième [partie] je suis re allé dans le bus, sur une colline j’ai vu la maison, alors j’ai cassé un arbre vu que j’avais vu des arbres parce que j’avais vu des joueurs pro quand ils descendaient des collines mettre des sols au fur et à mesure, je suis descendu j’ai mis un sol j’ai perdu un peu, je suis descendu j’ai remis un sol [une construction dans le jeu] j’ai perdu un peu (x2) je suis pas mort. J’ai pris une arme j’ai vu des gens, ils m’ont tué. J’ai refait une game (rires). » (Baptiste, 12 ans)
12Fortnite est le premier jeu de type Battle Royal auquel Baptiste se livre, ainsi que son premier jeu de tir, bien qu’il possède Call of Duty sans y jouer (« ça ne m’intéresse pas plus que ça »). C’est donc la première fois de sa carrière de joueur qu’il rencontre un lobby : son expérience des jeux en réseau consiste uniquement en des parties de FIFA avec des amis ou des membres de sa famille, et de Minecraft de manière très modérée. Comme la confusion de Baptiste en témoigne, les vidéos YouTube mettant en scène des parties de Fortnite sont généralement coupées, agencées et montées pour débuter lorsque les joueurs entrent sur la carte en sautant d’un bus volant. Les vidéos ont bien été pour lui le premier contact avec le jeu, mais dans ce que le jeu a de spectaculaire. Toute la préparation, l’attente des joueurs avant de débuter la partie, les temps de chargement, les moments où le joueur ne peut être que passif, ont été enlevés grâce au montage. Le métajeu disparaît.
13Quant à la manière de jouer, Baptiste identifie immédiatement les objectifs (sauter du bus, se poser quelque part, prendre une arme et se battre, recommencer) précisément parce qu’il les a observés en vidéo, et parce que Fortnite ne constitue pas son premier contact avec les jeux vidéo. La possession du jeu Call Of Duty, un jeu de tir à la première personne où il faut tuer les membres de l’équipe adverse tout en protégeant ou en attaquant une position, ainsi que ses abonnements à des chaînes YouTube consacrées au jeu vidéo, attestent d’une certaine culture vidéoludique dans laquelle l’agonisme – et son incessante répétition - sont les composantes centrales du jeu. Si les objectifs sont connus, ce n’est pas pour autant que Baptiste parvient à les réaliser parfaitement, notamment par manque de compétences techniques, puisqu’il ignore les commandes de plusieurs champs importants du jeu (« je ne savais pas ouvrir la map »).
14Les contenus vidéo consommés par Baptiste illustrent dans cet entretien les limites de la portée préfigurative. Les vidéos proposées par les YouTubeurs que regarde Baptiste conçoivent les parties comme un spectacle, et non comme des tutoriels pour jouer au jeu, ce qui exclue les fondamentaux techniques comme lancer le jeu. Baptiste est confronté rapidement lors de sa première partie à une mort brutale, causée par une chute depuis une colline. Immédiatement après sa mort, il relance une partie et se rend au même endroit, cette fois en utilisant les matériaux du jeu (« j’ai cassé un arbre vu que […] j’avais vu des joueurs pro quand ils descendaient des collines mettre des sols au fur et à mesure ») afin de ne pas mourir de la même façon. L’apprentissage par essai-erreur s’accompagne ici d’une manière de faire, d’une solution qu’il a vue au préalable, sans pour autant l’avoir recherchée spécifiquement, ce qui diffère du cas des usagers du site d’entraide vidéoludique étudié par Daniel Ashton. Si dans son étude, l’aspect de divertissement dont ces vidéos peuvent relever n’est pas mentionné, c’est pourtant cet aspect qui a d’abord intéressé les collégiens de notre enquête. Les discussions informelles autour des vidéos de Fortnite regardées récemment révèlent qu’ils ne sont pas nécessairement dans la recherche de solution, de tutoriel, ni d’information. D’autres motivations, comme le flânage ou le divertissement, expliquent leur consommation régulière de ce genre de contenu, ce qui signifie que l’intentionnalité n’est pas ici un facteur déterminant dans le processus d’apprentissage.
15Un autre phénomène de préfiguration entre en jeu, sous la forme de vidéos de divertissement qui donnent à voir des pratiques de jeu considérées comme comiques. Désignées sous le terme de « prank » (piège-canular) ou de moments insolites (« wtf »), elles opèrent une dédramatisation du jeu en dotant certaines actions de second degré, conduisant parfois à le détourner :
« Nous sommes en section, en train d’entrer dans une ville. Jean ouvre la voie en pénétrant dans une maison, dont il commence, comme les autres membres de l’équipe, à casser certains éléments pour récupérer des matériaux. Il se dirige à l’étage en indiquant qu’il y a un coffre (l’objet émet un bruit croissant à mesure qu’on se rapproche de lui). Puis dans l’une des pièces, Anaël saute sur le lit. Progressivement les autres l’imitent. Ils crient en sautant sur l’objet, Jean dit en singeant la voix d’une femme “tu vas casser les lattes attention”, plusieurs des joueurs reprennent cette phrase ou des dérivés en l’amplifiant à chaque fois. Le chahut prend fin, car on entend dans la rue d’à côté des tirs. » (extrait du carnet d’observation, partie de Fortnite avec le groupe des 6ème)
- 11 À la différence des parties « normales », les parties privées comptent uniquement des joueurs invit (...)
16Interrogé à la fin de la partie sur cet évènement, Anaël se fera couper la parole sur la conférence audio par Milo qui dira que « c’est comme dans l’une des vidéos de Valorache », un YouTubeur dont il raconte brièvement le contenu. Anaël complète l’intention de la vidéo en disant : « bah c’est pour faire genre comme si c’était dans la vraie vie, où y a un garçon une fille ils font ça comme s’ils s’embrassent ils vont tous les deux sur le lit » ». Il fait référence au fait que la vidéo regardée montre une partie privée11 où plusieurs joueurs s’amusent sans se tirer dessus et en reproduisant des contenus illicites (ici, la sexualité). D’après ce qu’en raconte Milo et après visionnage de la vidéo, il apparaît que la blague en question est tout à fait anecdotique lors de la partie (quelques minutes de vidéos à peine), pourtant ce bref moment de détournement a été repris par le groupe de 6ème. La manière dont fonctionne cette réappropriation d’idée peut s’éclairer si l’on considère le jeu Fortnite comme configurant l’utilisateur (Grint, Woolgar, 1997 : 93) et la vidéo Fortnite comme un scriptive thing (Bernstein, 2009). En tant qu’objet technique, le jeu vidéo propose un cadre, des frontières que l’utilisateur n’est pas supposé franchir lors de l’utilisation normale du jeu. D’autres utilisations quant à elles sont techniquement possibles, mais sont en décalage avec l’expérience utilisateur souhaité (Grint, Woolgar, 1997 : 92), comme ici, le fait d’interrompre l’objectif en cours (tuer des ennemis) pour faire semblant de sauter sur un lit. Cette transgression de la configuration est rendue possible par la réappropriation d’un script ludique (Bernstein, 2009). Le concept de script renvoie ici aux structures narratives présentes dans les objets (et par extension dans les contenus médiatiques) qui sont reprises par les enfants comme modèles structurants dans leurs jeux. Cette reprise n’est pas systématique et s’appuie sur un ensemble de dispositions, d’habitudes, ainsi que sur un contexte social et ludique permettant l’application de ce script, ou au contraire sa transgression. Avec le cas de Baptiste, nous constatons un exemple de transgression du script, bien que les deux actions décrites (celle du YouTubeur et la sienne) semblent similaires :
« – T’as déjà utilisé la grenade répulsive pour ce genre de trucs [troller durant le jeu] ?
- Oui (rires). C’est marrant pour faire les kills, t’es tout en haut de lonely lodge [un lieu dans le jeu] y a une tour, j’avais des grenades à ondes de choc, c’est deux fois plus puissant. Je lui [un copain] jette, il était dessus il a volé il est K.O. Vu que j’étais à côté moi aussi j’ai volé je suis mort aussi donc. […] J’ai fait comme un YouTubeur que j’ai vu. Il a voulu le faire, il était en bas d’un escalier qui montait, qui continuait, il était là, il l’a mis là il a été éjecté là l’autre là il a fait un kill mais il est mort [traduction : Le YouTubeur a jeté une grenade à une certaine hauteur sur une structure relativement haute sur laquelle un adversaire était. L’adversaire a été expulsé de la structure, tout comme le YouTubeur, entraînant une chute mortelle]
- T’as imité le youtubeur ?
- Non, pas imité imité, c’était pas au même endroit j’ai juste fait pas pareil, c’était une prank. » (Baptiste, 12 ans)
17L’extrait prend place lors d’un échange autour des vidéos où les YouTubeurs s’amusent aux dépens des joueurs de plus bas niveau, en les piégeant de manière plus ou moins humiliante, ou en les tuant de façon spectaculaire, mais peu efficace (en effet, la grenade répulsive comme son nom l’indique projette les joueurs au loin, ce qui les tue n’est pas le dégât de l’arme, mais la potentielle chute). Lors d’une partie avec ses amis, Baptiste a utilisé le même procédé (projeter un de ses copains d’une grande hauteur, causant sa mort), mais qualifie cette action de « prank », c’est-à-dire de canular-piège, à entendre ici comme une blague.
18Lorsque je souligne la similarité des pratiques et des contenus consommés par les enquêtés des deux groupes, ils préfèrent parler d’inspiration plutôt que d’imitation, voire me corrigent si j’emploie ce terme. Cet élément de langage porte moins sur les techniques ou stratégies de jeu qui proviennent de « joueurs professionnels », que sur les contenus TikTok ou de blagues en jeu qui ont été vues en vidéo, comme les deux exemples précédents. Comme le démontre Anne Barrère, les adolescents ont tendance à réfuter vivement la thèse de l’imitation qui viendrait contredire leur singularité (2011). Parler d’inspiration plutôt que d’imitation tend alors à amoindrir le rôle qu’a eu la vidéo dans la pratique, voire à l’effacer complètement notamment lorsque l’objectif visé n’est pas le même. En effet, lorsque Baptiste me corrige sur l’emploi du terme « imiter », il souligne qu’il a utilisé l’idée du YouTubeur et l’a adaptée à sa propre situation. Dans son discours, il ne s’agit pas d’humilier l’autre joueur en faisant preuve d’une plus grande maîtrise du jeu que lui, mais de créer une connivence autour d’un piège qui coûte autant à son initiateur qu’à la victime, puisque Baptiste meurt également en effectuant cette action.
19Le ton humoristique est perçu ici par les deux participants, car ils entretiennent une relation d’amitié. Comme démontré par Sanford et Eder dans leur étude sur l’humour dans les groupes adolescents, la teneur d’une plaisanterie dépend de son émetteur et de son destinataire (Sanford & Eder, 1984). Les groupes de garçons ont davantage tendance à avoir recours à un humour fondé sur l’insulte et l’humiliation (Fine, 1987) – toute relative, puisque mettant en scène des liens d’amitié, ce qui est le cas dans les deux groupes étudiés. La transgression du script opéré par Baptiste est autant affaire d’intention que de contexte, ce qui a été parfaitement saisis par la victime de la blague, laquelle a clôturé l’interaction par un grand rire et une fausse colère. Ainsi, être capable de reconnaître l’action comme un « prank » permet au joueur de montrer qu’il maîtrise le répertoire partagé (Wenger, 1998) du groupe auquel il appartient et justifie par conséquent son statut de pratiquant.
20Nous avons au cours des parties précédentes mis à jour deux raisons qui expliquent que la consommation de certaines vidéos de Fortnite est difficilement l’objet de discussion : leur insertion dans des temporalités contraintes et le rejet de l’imitation. Pour poursuivre la compréhension de l’apprentissage du jeu à l’aide de vidéos, nous analyserons dans cette partie les usages que les collégiens enquêtés font des vidéos Fortnite avec l’objectif de devenir meilleurs en jeu, dans un contexte de sociabilité masculine peu propice au tutorat. Nous verrons ensuite que ces vidéos servent aussi de supports pour les « histoires de guerre » (Orr, 1996) des deux groupes enquêtés.
21Le mot « noob », plus souvent utilisé comme une insulte que comme un adjectif qualificatif décrivant objectivement un pratiquant, signifie être un joueur débutant, naïf et peu compétent. Les collégiens enquêtés tentent d’éviter le stigmate du noob en ne commettant pas d’erreurs facilement évitables lors des parties, et en connaissant les bases du vocabulaire employé en jeu. Nous montrerons dans cette partie comment le recours aux vidéos Fortnite peut permettre de pallier l’absence d’apprentissage tutoré par le groupe, et de développer une parole d’expert malgré une faible compétence en jeu.
22Lors des parties disputées avec les deux groupes enquêtes, j’ai rapidement fait le constat que le mode de sociabilité et les manières qu’ont les garçons des deux groupes de se transmettre des conseils relatifs au jeu prennent majoritairement la forme de la moquerie :
« - Est-ce que des fois ils [les copains] te font des commentaires pendant que tu joues ?
- Oui (rires) Beaucoup.
- Comme quoi ?
- T’es nul ! Apprends à construire (rires) parce qu’y en a qui sont meilleurs que moi donc bon. » (Entretien Mathis, 12 ans)
23Cela arrive de manière encore plus virulente lorsque ces commentaires émanent des meilleurs joueurs. Par exemple, dans l’une des vidéos de Jean disponible sur sa chaîne YouTube, on peut entendre ses commentaires sur la manière de jouer des autres joueurs, non pas sous la forme de conseils, mais de remarques :
- 12 Le no scope désigne dans les jeux de tir le fait de tirer au sniper sans viser via le zoom permis p (...)
« Anaël ton no scope12 pue la merde sale noob […] Regarde l’autre bambi qui saute, sa sœur je la saute. » (Extrait du carnet de terrain, chaîne YouTube de Jean.)
24Comme l’illustrent ces deux extraits, les informations ne sont pas distribuées de manière pédagogique, elles le sont sous la forme de brimade, d’exclamations dans le feu de l’action, de correction d’un propos jugé erroné. En effet, il ressort des entretiens que la transmission des connaissances ne s’effectue pas de manière didactique, avec des démonstrations répétées et expliquées, et cela, que ce soit en jeu :
« Diégo, Mathis et Oscar (cousin de Mathis, ne joue à Fortnite que chez ce dernier) lors d’une fête de village discutent avec moi, ils souhaitent me montrer leur ancienne école. Sur le chemin nous croisons une échoppe mettant en scène des potions [une animation classique de ce type de fête]. Oscar rigole en disant qu’il leur faut boire les bleues [les potions bleues dans Fortnite octroient un bouclier]. Diégo rit et rappelle que Mathis a mis “huit mille ans” à se rendre compte que les boire ne remontait pas la vie. Mathis rétorque que personne ne lui avait dit et que c’est une vidéo de Michou qui lui a appris. Il ajoute que c’est comme “pour lâcher les mun et les donner [aux équipiers] vous me disiez ‘lâche lâche lâche’ sans me dire sur quoi appuyer”. » (Extrait du carnet d’observation, fête médiévale 2019)
25Ou durant les récréations au collège :
« - On se raconte les parties qu’on a faites, combien on a fait de kills… […]
- Tu leur [aux copains] as déjà demandé des conseils ?
- Oui, ils disent qu’ils font ça ou ça, comme si c’était pas explicable, ils font leurs techniques, y en a un qui m’a dit qu’il faut construire plus, mais je le faisais déjà.
- C’était un conseil un peu nul.
- Ouais (rire) » (Milo, 11 ans)
26Il semblerait alors que les vidéos regardées dans une perspective d’amélioration des compétences viennent pallier l’absence d’apprentissage tutoré par le groupe, tout en s’inscrivant dans le cadrage effectué par les pairs. En effet, bien qu’il s’agisse d’une manière de diffuser un savoir (la bonne conduite, les gestes les plus efficaces, etc.), les insultes rituelles (Bertucci & Boyer, 2013) et les railleries rendent socialement difficile de révéler ses faiblesses aux autres membres du groupe, faiblesses qui doivent être travaillées en solitaire ou explorées en dehors du groupe :
« — Et tes copains ils t’ont déjà appris une technique ou un truc comme ça ?
- Je les ai vus, oui des fois on fait des terrains de jeu contre, ils le font, pas pour m’apprendre, mais des fois y en a un qui essayait de m’entraîner, mais il est très fort, mais je le connais pas en vrai celui-là. Mais c’est un pote à moi qui le connait et il me l’avait, j’avais joué avec lui il avait invité on avait joué ensemble il est trop fort.
- Et comment il fait pour t’entraîner ?
- En fait il joue toujours contre moi, et il me dit un peu comment je pourrais faire, par exemple essaie de prendre de la hauteur, fin il essaie de m’aider. […]
- Et par exemple le truc de prendre de la hauteur tu vas le refaire après de toi-même ?
- Après prendre de la hauteur je le fais maintenant facilement parce que c’est quand t’es en bullet fight [en train d’échanger des tirs avec un adversaire] c’est normal de le faire, après il faut faire attention que les constru en bas soient solides parce qu’y en a qui peuvent casser, mais… Mais sinon après oui ça va. » (Léo, 12 ans)
27Dans l’expérience de Léo, ce n’est pas un membre du groupe qui va adopter une position d’enseignant, mais un ami d’un des membres, que Léo n’a jamais rencontré. Léo accepte la position d’apprenant compte tenu du niveau de ce garçon (« il est trop fort »). L’entraînement pratique se confond ici avec l’aide issue de conseils généraux (« essaie de prendre de la hauteur ») dispensés lors d’affrontements entre les deux joueurs et qui cadrent et encadrent la manière de jouer de Léo. À plusieurs reprises durant l’entretien, l’enquêté utilisera les mots « c’est normal » ou « il faut faire comme ça » en parlant de mécaniques de jeu. L’incorporation de ces manières de jouer, optimales selon ses dires, s’effectue à travers un ensemble d’éléments vus en vidéo et testés ensuite en situation, commentés par son groupe de jeu et formalisés par un joueur extérieur au groupe dont les compétences sont reconnues.
28L’enjeu est alors de trouver un accès aux techniques, afin de développer une expertise rentable sur la microscène locale qu’est le groupe de copains jouant à Fortnite. Les vidéos des joueurs professionnels, ou a minima des YouTubeurs gaming qui obtiennent de bons scores lors de leurs parties, sont de précieuses ressources pour développer ses compétences. Bien que mettant en scène une performance esportive, ces vidéos sont souvent porteuses d’indications sur la meilleure manière de jouer et sur les stratégies les plus efficaces. Nous assistons en effet avec ces contenus à une hybridation des objectifs : divertissement, performance, pédagogie. Une même vidéo peut être regardée avec des finalités différentes, et créer des discours divers, comme c’est le cas pour Milo qui entretient un rapport éminemment utilitariste à certaines vidéos YouTube autour de Fornite, dans une perspective d’amélioration de ses compétences en jeu :
« -Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce type de vidéo [nous parlons des vidéos de joueurs professionnels] ?
- C’est des gens qui sont très forts, j’essaie d’analyser comment ils jouent, pour voir leurs techniques. [Il explique avec les mains et en utilisant le jargon du jeu une des techniques qui l’intéressait, le 360]. Je me suis entraîné, maintenant j’arrive à le faire. Sur le mode créatif et terrain jeu. J’ai essayé d’empiler les trucs et d’aller de plus en plus vite, maintenant j’y arrive bien. » (Milo, 11 ans.)
29L’apprentissage en solitaire dont il est question dans l’extrait d’entretien ci-dessus s’effectue seul, hors des temps de parties avec les copains et sans leur présence, dans un mode de jeu d’entraînement (« mode créatif / terrain jeu ») où le joueur peut être le seul sur la carte. Il n’a alors ni objectif (comme récupérer du matériel ou tuer des adversaires), ni temps limité. Le 360 est une technique relativement simple à comprendre et à visualiser. Cependant, elle nécessite une certaine dextérité et une bonne coordination puisqu’il s’agit d’alterner entre plusieurs outils du jeu tout en se déplaçant. C’est cette coordination que Milo tente d’améliorer dans le mode créatif.
30Il faut noter que les enquêtés déclarent cette pratique d’entraînement lorsque sont abordées en entretien leurs premières expériences en jeu, et le constat de la grande différence de niveau qui existe d’une part entre les joueurs d’une même partie, d’autre part au sein d’un même groupe de pairs. Milo, joueur depuis environ un an au moment de l’entretien, considère qu’il est un « joueur moyen », par rapport à Jean, considéré comme un très bon joueur, ce qui le pousse notamment à tenter de n’être « pas trop mauvais, sans forcément faire des Top 1 tout le temps. ».
- 13 Notre traduction : « The arguments readers put forward do not necessarily reflect what they do with (...)
31Il n’est finalement pas très important de savoir si Milo est réellement capable d’analyser les captations de parties de joueurs professionnels, ou s’il devient réellement meilleur en les regardant. En effet, Hermes (1995) repris par Ashton, invite à considérer les répertoires d’archives évoqués précédemment comme des outils rhétoriques : « Les arguments avancés par les lecteurs ne reflètent pas nécessairement ce qu'ils font avec les magazines, mais plutôt ce qu'ils souhaiteraient en faire (1995 : 40). »13 Ashton poursuit en arguant que les joueurs ne sont pas forcément capables d’effectuer les actions et les routines vues en vidéos (Ashton, 2010 : 111). Ainsi, il s’agit moins pour Milo de reproduire les actions que les joueurs professionnels effectuent en vidéo, que de dire qu’il les « analyse », autrement dit qu’il en prend connaissance et tente de les comprendre. Depuis sa position de joueur moyen au sein de son groupe, Milo ne peut se prévaloir d’une technicité spécifique ou d’une expertise qui lui permettrait de reproduire à l’identique des mouvements difficiles effectués par les joueurs professionnels qu’il regarde. En revanche, il peut performer sa bonne volonté et mobiliser un discours dans lequel il est en position non pas seulement d’apprenant « je me suis entraîné, maintenant j’arrive à le faire », mais également en position d’expert « j’essaie d’analyser comment ils jouent. » Celle-ci risque cependant d’être remise en question s’il dévoile excessivement le travail de documentation auquel il se livre. Cet entraînement et cette consommation de vidéos peuvent en effet être compris comme un aveu de ses lacunes en tant que joueur.
32Le jeu vidéo, a fortiori Fortnite, occupe dans ces deux groupes une fonction phatique, c’est-à-dire de maintien de la conversation, à l’image du bavardage. Dans les deux groupes d’amis enquêtés, ce jeu est un élément de discussion récurent, au même titre que l’école et le sport. Fortnite est un support d’interactions sociales, comme l’était Hélène et les garçons en son temps (Pasquier, 2014). Au cours des observations en ligne portant sur ces deux groupes, et lors des moments de sociabilités les réunissant à la sortie de l’école ou lors de leurs activités sportives, les « beaux mouvements » vus en vidéos ou effectués, les nouveautés et les blagues et anecdotes de jeu circulent dans le groupe. En jeu, ces récits sont mobilisés avant, pendant et après la partie. Ils viennent occuper des moments de creux, c’est-à-dire d’attente ou d’exploration :
« Le groupe de cinquième attend le lancement de la partie dans le lobby. Léo s’occupe en donnant des coups de pioche sur un joueur dans le lobby, le joueur ne réagit pas, car il est probablement absent. Baptiste se déplace derrière lui en riant et dit : “et là Pan ! t’es mort.” Léo répond que ce n’est pas le cas, et ne semble pas comprendre pourquoi Baptiste dit ça. Baptiste dit : “si, tu te souviens le lama [un objet destructible présent dans le jeu qui donne des objets] que t’arrivais pas à casser et t’as eu la meuf derrière qui t’a niqué”. Léo : rit, l’insulte et se défend. » (extrait du carnet d’observation, session de jeu avec le groupe de cinquième)
- 14 « These stories are anecdotes of experience, told with as much context and technical detail as seem (...)
33Le récit, bref et elliptique, que Baptiste fait de ce souvenir de jeu s’apparente tout à fait à ce que Julian E. Orr appelle les warstories, récits de guerre (Orr, 1996)14. En enquêtant auprès de techniciens spécialisés dans la maintenance de photocopieurs dans les années 1990, Orr montre que les récits mettant en scène des techniciens résolvant divers types de problèmes mécaniques ou informatiques occupent plusieurs fonctions. Les personnes n’appartenant pas au champ technique, les dirigeants ou l’ethnographe, voient ces discussions comme au mieux une manière de performer sa position au sein du groupe et au pire comme une manière de tuer le temps et de traîner sur le lieu de travail. Ces histoires remplissent cependant une autre fonction, celle de transmettre des informations, tout en célébrant la victoire du technicien. L’extrait d’observation ci-dessus remplit à la fois une fonction de bavardage, une fonction de mise en scène de sa familiarité, et une fonction informative. Baptiste lie deux situations entre elles : son ami s’acharnant sur un objet et se faisant surprendre, et son ami accordant son attention à une cible immobile et inoffensive (un joueur absent dans le lobby). Dans les deux cas, il se met dans une position où il est facilement éliminable. La remarque de Baptiste peut être entendue comme un rappel de l’erreur, répétée, de son ami aux autres membres du groupe présents à ce moment-là.
34La transmission d’informations par le récit peut, de manière surprenante, être également assumée par un membre du groupe qui a seulement une expérience rapportée, de seconde main, du jeu. La familiarité qu’il se forge avec le jeu par la consommation de vidéos ou l’écoute régulière des conversations de ses camarades lui permet de suivre l’actualité du jeu, d’en saisir une partie des enjeux et de fait de participer à cette forme de pratique qui passe par le discours. En effet, comme le note Orr, parler de la pratique dans ce qu’elle a d’héroïque fait partie de la pratique (1996 : 143). On comprend donc bien l’enjeu que la consommation de vidéos revêt alors pour les membres du groupe non joueur, ce qui est le cas de Noah.
35Noah est le seul de son groupe d’amis à ne pas jouer à Fortnite, tout en étant parfaitement intégré au groupe de sixième. D’une part, il n’aime pas ce jeu, d’autre part il ne parvient pas à négocier auprès de ses parents l’acquisition d’une PlayStation 4, console sur laquelle ses copains jouent. Il a tout de même tenté de se joindre à leur partie en utilisant la tablette familiale, mais sa vétusté a rendu le jeu impossible. Étonnamment, les vidéos qu’il regarde le plus sur YouTube, mis à part les vidéos de football (des compilations de best of ou les résultats de matchs), sont des vidéos de Fortnite. Il explique cette consommation par la volonté de « rester au courant », et déclare ne pas en parler à ses camarades, tout en tentant de s’insérer dans les conversations qui portent sur le jeu vidéo dans la cour de récréation :
« Je parle pas beaucoup, je dis que le peu de choses que je sais ». (Noah, 13 ans)
36Pour lui, les vidéos de Fortnite sont une sorte de rattrapage qu’il faut taire pour pouvoir parler du sujet. Il restitue également ce qu’il a entendu de la bouche de ses copains, ou de son oncle qu’il regarde jouer lorsqu’il va chez lui.
- 15 Les relations parasociales désignent le sentiment de proximité et d’attachement d’un individu à des (...)
37Cette dynamique se retrouve chez Léo, dont les loisirs (tir à la carabine, Légo Technic et jeux de simulation) ne sont pas partagés par son groupe de pairs. Contrairement à Noah, il peut jouer à Fortnite, mais s’y adonne seulement pour jouer avec eux. Il explique en entretien qu’il n’a que très peu joué seul, car il s’ennuie vite et meurt très rapidement sans le soutien de ses camarades. Dans l’ensemble, il n’apprécie pas énormément le jeu en lui-même, bien qu’il déclare regarder des vidéos de Fortnite, notamment car les YouTubeurs gaming auxquels il est abonné proposent régulièrement ce genre de contenu. Sa motivation, en plus de l’attachement à la figure du Youtubeur (parasocial relationship15 McQuail, Blumler, & Brown, 1972), est également celle de se « tenir au courant », en rattrapant ce qu’il ne connaît pas, afin de ne pas être totalement exclu des conversations, par exemple lorsque des nouveautés sont annoncées sur le jeu. Ce travail de documentation autour d’une pratique plébiscitée par ses camarades de classe doit cependant être tue, puisqu’elle n’a pas la même valeur qu’une expérience de première main.
38Les théories de l’apprentissage situé, notamment concernant les pratiques non encadrées, comme c’est le cas dans une communauté de pratique autour d’un jeu vidéo, ne rendent pas compte du travail effectué en dehors du groupe, alors même qu’une partie de ce travail est motivé par la volonté de participer audit groupe. Les collégiens enquêtés doivent composer avec les contraintes parentales concernant le temps d’utilisation des écrans. L’optimisation de leur temps d’écran permis par la multiactivité, ainsi que la bonne gestion des dispositifs afin de tricher et d’outrepasser les interdictions du foyer témoignent de la capacité de ces collégiens de se créer des marges de manœuvre, mais favorisent également l’invisibilisation de ces vidéos consommées en simultanée. La démarche méthodologique ici engagée, en privilégiant les observations et les discussions informelles aux entretiens enregistrés, a permis de mettre en évidence une pratique solitaire de consommation de vidéos et de dévoiler leur rôle, souvent dissimulé au groupe de pairs, dans l’apprentissage du jeu.
39Nous avons montré que la consommation de vidéos précédant la pratique participe à cadrer celle-ci, en donnant accès au joueur à un répertoire de techniques, de stratégies et d’attitudes qu’il mobilisera en situation. Les savoirs minuscules (Pasquier, 2002) que s’approprient les collégiens enquêtés s’articulent avec les savoirs-être des deux groupes, savoirs forgés lors de la fréquentation de mêmes espaces sociaux (loisirs encadrés comme le foot, école, jeu). Cet apprentissage par imprégnation et par réinterprétation touche également des formes davantage sociales de l’apprentissage, comme les blagues faites au sein du groupe.
40Ces processus d’apprentissage en situation informelle ne sont pas nouveaux et ne se distinguent pas nécessairement des formes d’apprentissage traditionnelles. Ils sont également soumis à la validation par le groupe de pratique. Nous avons montré que les garçons enquêtés ici assumaient notamment la transmission de connaissances par la moquerie, le sarcasme et les insultes. Ainsi, le risque de perdre la face en se montrant trop peu compétent, ou en dévoilant un engagement trop fort dans la pratique explique leur dissimulation ou sous-déclaration au sein de la communauté de pratique, d’autant plus lorsque nous considérons la dimension genrée de l’activité. Dans ce cadre, les vidéos YouTube sont des ressources en ligne qu’il faut savoir exploiter au bon moment et en sachant ce qu’il faut taire. Alors que ces consommations revêtent les atours d’une participation périphérique légitime, leur invisibilisation au sein du groupe de pairs nous invite à interroger les pratiques solitaires des participants à l’activité.
41La navigation sur internet, en ce qu’elle est aussi bien susceptible d’être anonyme, soigneusement cachée ou au contraire d’être rendue publique, permet de développer des pratiques solitaires d’apprentissage tout en restant connecté au groupe de pairs. Les ressources mises à disposition sur internet comme nous l’avons vu pour anticiper une pratique spécifique, l’explorer, pallier l’absence de ressources au sein du groupe de pratique participent à une certaine autonomisation du pratiquant vis-à-vis du groupe, autonomie qu’il convient d’interroger plus largement alors que l’équipement en outils numériques ne cesse de croitre, notamment auprès des populations les plus jeunes.