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Dossier
Profils sociaux et biographies techniques

L’informatique buissonnière : l’apprentissage du code comme activité élective à l’adolescence

Self-training in computer coding: learning computer programming as an amateur activity during adolescence
Antoine Larribeau

Résumés

Cet article se propose d’examiner les trajectoires de socialisation à l’informatique et d’apprentissages autodirigés de la programmation en amateur. Comment comprendre l’engagement dans cette pratique technique et scientifique ? Quels sont les ressorts sociaux de formation du goût pour cette pratique, et comment celle-ci s’articule-t-elle avec la forme scolaire d’éducation ? Les résultats présentés visent à répondre à ces interrogations par l’analyse de trajectoires biographiques de jeunes ayant développé une appropriation « experte » de l’ordinateur et du code. Dans un premier temps, l’article expose les conditions familiales et les sociabilités horizontales susceptibles de former et renforcer la pratique. Dans un second temps, il analyse les rapports aux savoirs des adolescents pour suggérer les formes que prend la mise en concurrence des apprentissages « buissonniers » avec les apprentissages scolaires. Sur la base du constat d’inégales possibilités d’articulation des compétences scolaires et extrascolaires, la dernière partie propose des pistes pour penser la recomposition des appropriations selon les choix et ambitions dans leur orientation des adolescents.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Traitement secondaire de l’enquête par l’auteur de l’enquête « Pratiques numériques – vague 5 (ELIP (...)
  • 2 Enseignement de sciences numériques et technologie en classe de 2nde.
  • 3 Toujours à partir de l’enquête « Pratiques numériques », on constate que seul 13 % des jeunes n’aya (...)

1L’enquête « Pratiques numériques » du panel ELIPSS met en évidence l’effet de l’âge sur un ensemble de compétences numériques, notamment les plus spécialisées : en 2017, un peu moins de 30 % jeunes de moins de 25 ans déclaraient avoir déjà écrit du code contre 13 % des plus de 25 ans1. La pratique de la programmation a en effet évolué avec l’histoire de l’informatique, selon un double mouvement étudié par Nicolas Auray de « démocratisation par alphabétisation informatique » et « autour d’un projet de démocratisation par simplification des interfaces » (Auray, 2000, p. 81). Par conséquent, un ensemble d’activités (le développement web, notamment) sont désormais rendues plus accessibles en raison de l’émergence de langages « haut niveau », ou par l’augmentation aux ressources disponibles en ligne (tutoriaux, vidéos). Ajoutons à cela que la programmation et l’algorithmique ont aussi progressivement rejoint le curriculum scolaire, dans la continuité des enseignements de l’intégration de certains usages des TIC dans l’enseignement, d’abord sous l’angle d’une « familiarisation » puis de la diffusion d’une « culture informatique » (Baron, Bruillard & Drot-Delange, 2015). Au collège, l’écriture du code informatique fait partie des programmes de mathématiques et de technologie depuis 2016. Les enseignements privilégiés sont centrés sur une approche par « projet » et plutôt orientés autour d’activités ludiques, tandis que pour le lycée (mathématiques et SNT2), « les programmes d’enseignement […] invitent les enseignants à quitter le domaine ludique pour proposer aux élèves des activités en lien avec les autres parties des programmes » (Branthôme, 2021). Ces évolutions sont cependant récentes et masquent de fortes disparités dans les compétences informatiques au sein des classes d’âge, notamment selon l’origine sociale (Mercklé & Octobre, 2012). Par ailleurs, peu de jeunes investissent la programmation avant l’arrivée dans le supérieur3 et en dehors de l’école, ce qui en fait une activité encore très spécialisée, reliée au monde professionnel. Qu’en est-il alors, à la marge, pour des jeunes de moins de 18 ans qui vont investir très tôt le développement informatique ? Ces profils, bien que rares, existent depuis la popularisation de la micro-informatique et constituent un élément structurant des biographies de certains « experts », notamment parmi les personnes qui investissent les hackerspaces (Larribeau, 2019), dans le mouvement décrit par S. Proulx de « déprofessionnalisation des savoirs informatiques » (Proulx, 1987). Cette question de départ nous invite à interroger les conditions sociales d’engagement dans cette activité, utile ici pour circonscrire des usages « avancés » de l’ordinateur, considérant que la pratique amateur de la programmation et ses usages sociaux sont liés aux « appréciations, envies, intérêts, goûts et sens pratique de ceux qui les mobilisent » (Granjon, 2008). En étudiant cette pratique de l’informatique et de la programmation comme activité élective durant l’enfance et l’adolescence, on ne peut faire l’économie de la place qu’occupe l’école dans le quotidien, aux côtés de ces apprentissages qui viennent parfois s’ajouter ou s’articuler aux apprentissages proprement scolaires. Cette pratique nous renvoie ainsi aux rapports complexes entre contextes scolaires et non scolaires de l’apprentissage que relève Anne Barrère en mettant en perspective les activités électives des adolescents/élèves comme « théâtre d’un programme éducatif alternatif à l’école », d’une « éducation buissonnière » (Barrère, 2011). En tant que discipline encore récente en contexte scolaire, moins anciennement ancrée dans les programmes, l’informatique apparaît ainsi comme un objet privilégié pour interroger la circulation des apprentissages dans des contextes différenciés. C’est notamment ce que souligne Cédric Fluckiger dans ses travaux sur les pratiques informatiques des collégien-nes, en insistant sur l’importance de porter le regard « hors des murs » de l’école. Il montre ainsi l’intérêt d’examiner la pluralité des contextes de socialisation des jeunes pour parvenir à décrire la genèse du goût et des apprentissages, insistant sur la « tension relevée entre des recherches portant sur des “élèves” et celles portant sur des “adolescents” » (Fluckiger, 2007).

2En enquêtant sur cette « informatique buissonnière », l’objectif de cet article est ainsi de mettre en relation et en tension la compréhension de l’articulation de deux contextes d’apprentissages : chez soi et à l’école. Cela suppose alors de s’intéresser aux socialisations individuelles, afin de comprendre la genèse du goût et des apprentissages de l’informatique et de la programmation. Les travaux sur la micro-informatique soulignent les spécificités et défis cognitifs liés à cette activité spécialisée, encore très fortement genrée (Collet, 2006 ; Jouët, 2003). Elle peut dès lors être interrogée comme un loisir, voir une « passion culturelle » (Donnat, 2009), mais aussi s’avérer être « rentable » pour l’avenir ou, a minima, jouer un rôle dans l’anticipation des devenirs professionnels. Plusieurs recherches soulignent ainsi la manière dont certaines activités extrascolaires ou extra-académiques peuvent être valorisées par des institutions, en particulier dans des formations à vocation commerciale (Darmon, 2013).

3Le fait que ces activités électives et les apprentissages associés puissent s’initier ou se consolider en dehors du cadre scolaire soulève aussi la question de l’autoformation. À rebours de la figure de « l’autodidacte héroïque » ou de la « figure mythique et certainement aujourd’hui désuète de l’apprentissage buissonnier » (Cyrot, 2010), certains travaux mettent l’accent sur les différentes manières de développer des apprentissages en amateur, replaçant au contraire ces pratiques dans leur dimension ordinaire et leur caractère quotidien (Carré & Nagels, 2016). Pour circonscrire ce que recouvre la « pratique autodidacte » ces recherches partagent une définition commune, dont l’une des versions est celle d’Hélène Bézille, la définissant comme « un apprentissage intentionnel autonome, dont le but, la démarche et les supports sont organisés par le sujet lui-même (individuellement ou en collectif), en dehors ou dans les interstices des institutions académiques, sans programmation institutionnelle ni finalité diplômante. » (Bézille, 2003).

4Ces différentes considérations nous amènent à préciser la problématisation centrale de ce travail, au travers d’une série de questions : comment expliquer que certains jeunes en particulier développent des compétences spécialisées avant leur rencontre dans un cadre scolaire ? Dans quelle mesure peut-on parler d’une modalité homogène d’autoformation, en matière de pratiques, discours et rapports aux savoirs ? Enfin, de quelle manière ces pratiques informatiques se construisent en se situant de manière autonome vis-à-vis de l’institution scolaire ?

  • 4 L’ensemble du matériau empirique recueillit pour cette recherche comprend au total quatorze entreti (...)

5Pour approcher l’objet qui est le nôtre et interroger les apprentissages au croisement de différents contextes sociaux, notre ambition est d’examiner les expériences individuelles dans leur dimension processuelle : c’est-à-dire comme un engagement progressif dans l’informatique et la découverte de la programmation au croisement et à l’articulation de multiples instances de socialisation (Darmon, 2010). Cet article s’inscrit dès lors dans la continuité de recherches qui entendent examiner la formation du goût et de pratiques informatiques avec les apports de la sociologie des pratiques culturelles numériques, des sciences de l’éducation et de la sociologie de la socialisation. Nous mobiliserons dans cet objectif le concept de « rapport aux savoirs » (scolaires et informatiques) afin de penser « l’ensemble organisé des relations qu’un sujet entretient avec tout ce qui relève de l’apprendre et du savoir » (Charlot, 1996). Ces différentes littératures nous servent d’appui pour l’analyse de nos données empiriques concernant les manières de rentabiliser scolairement les savoir-faire dans une perspective de réussite scolaire et de projet d’orientation professionnelle. À défaut de réaliser une étude statistiquement représentative sur ce sujet, nous chercherons surtout à nous intéresser aux variations singulières des expériences et à proposer des pistes de réflexion à l’aune de cas individuels. Cette recherche s’appuie sur une enquête dont l’objectif était de renseigner les caractéristiques sociales et trajectoires de jeunes développant des compétences en informatique en dehors d’un cadre institutionnel, puis d’examiner simultanément les conditions et le sens donné à leur engagement dans cette pratique. Nous faisons ici le choix de restituer une partie des résultats obtenus après analyse de dix entretiens semi-directifs menés entre 2018 et 2019 avec des jeunes investis dans l’apprentissage sur leur temps libre du codage dans un ou plusieurs langages informatiques4.

Méthode

  • 5 Il s’agit d’un site internet proposant des tutoriaux, formations gratuites et payantes ainsi que de (...)

Le recrutement s’est effectué en majorité via l’espace communautaire du site Open Classrooms5. La population a été constituée de manière à faire varier sur ce petit échantillon le recrutement social des enquêtés selon le niveau de diplôme des parents et par le biais de leurs filières de formation (générales/technologiques) sans bien entendu prétendre à l’exhaustivité. En scrutant les forums liés aux études ou l’apprentissage de la programmation, nous avons identifié un public ayant 18 ans ou moins et envoyé systématiquement un message privé pour présenter la rechercher et proposer la réalisation d’un entretien. Les enquêtés sont tous des hommes, le plus jeune ayant 13 ans au moment de l’enquête. Au moment de l’enquête, six d’entre eux sont élèves en filière S (1re/Terminale), trois en filière STI2D (Sciences techniques de l’industrie et du développement durable) avec option SIN (Sciences de l’informatique et du numérique) et un collégien en 4e. Les entretiens menés constituent un matériau biographique qui, sans prétendre à une généralisation, permet de retracer « l’histoire individuelle de l’acteur afin de mettre au jour les cadres socialisateurs différenciés qu’il a traversés et les marques, sous forme de manières de penser et d’agir, laissées en lui par leur fréquentation » (Giraud, Saunier & Raynaud, 2014). Les entretiens semi-directifs, d’une durée moyenne de deux heures, abordent quatre thématiques principales : 1) la « biographie informatique » des jeunes et les types de pratiques numériques, 2) l’engagement dans la programmation et les différentes étapes d’apprentissage, facilités et difficultés, 3) les différents goûts culturels et loisirs et le rapport à la culture scientifique et technique, 4) le rapport aux apprentissages et l’expérience scolaire ainsi que les choix d’orientation.

6La première partie de ce texte, partant de l’analyse de ces entretiens, montre en quoi la formation du goût pour l’informatique est inscrite dans un ancrage familial, entre pairs et dont les apprentissages sont aussi cadrés par les spécificités des dispositifs techniques. Après avoir décrit la façon dont agissent et s’articulent ces incitations plurielles, nous examinerons dans une deuxième partie les contradictions qui émergent entre ces modes d’apprentissage du code et le rapport aux savoirs et à la culture scolaire. Nous verrons enfin comment les savoir-faire acquis par l’autoformation numérique peuvent s’articuler selon deux modalités différentes : comme support d’une spécialisation anticipée dans le domaine informatique, et comme ressource pour renforcer l’ajustement aux exigences de l’institution scolaire.

Comment devient-on un jeune développeur informatique ? Les conditions d’un apprentissage autonome

L’ancrage familial : une première étape de la biographie informatique

7La quasi-totalité des enquêtés (neuf sur les dix interrogés) ont la particularité d’avoir démarré la programmation à l’âge de 12 ans ou plus tôt, par le biais d’une transmission familiale, via des connaissances amicales et en se renseignant sur internet. Si les parents des jeunes interrogés sont souvent à l’origine des premiers pas sur l’ordinateur, le développement de nouveaux usages, plus spécialisés, est plutôt relié au prolongement d’activités découvertes au sein de la fratrie, dans la continuité d’une transmission horizontale d’autres pratiques culturelles.

8Au sein de la famille cependant, une des particularités des trajectoires de ces jeunes garçons est leur occupation progressive d’une place de « leaders sur les questions informatiques au sein de leur foyer » (Martin, 2004). En construisant leur « expertise » technique, ils actualisent et intériorisent un ensemble de schèmes favorisant une persévérance vis-à-vis des difficultés rencontrées, doublée d’un plaisir et goût pour les efforts requis par cette pratique. Sans surprise, on retrouve chez les enquêtés un temps important investi sur l’ordinateur :

Autant pour me détendre que pour apprendre, que pour optimiser des trucs, je vais m’ennuyer si je passe pas, on va dire, 90 % de mon temps libre sur l’ordinateur.

Thomas, 17 ans, 1re STI2D, père technicien-électricien, mère couturière.

9Cet extrait n’est pas isolé et illustre la situation de moitié des enquêtés, lesquels ont peu d’activités « en dehors » et se consacrent presque exclusivement à l’ordinateur pendant leur temps libre. Ces déclarations sont d’ailleurs souvent contrebalancées par un discours traduisant un regard négatif sur cette pratique intensive de l’ordinateur. Ainsi, les adolescents interrogés, indifféremment du temps effectif passé sur l’ordinateur tiennent un discours normatif sur l’intensité de la pratique (« je ne devrais pas »). Pour la quasi-totalité des adolescents de notre enquête, on constate cependant que c’est cet investissement, qui, couplé à l’évolution d’un agencement familial, va progressivement leur offrir la possibilité d’occuper une place « d’expert », quand bien même d’autres personnes dans la famille ont des compétences. L’exemple de Maxime illustre bien cette situation. Son père s’est intéressé à un moment donné de sa vie au hacking et la programmation en langage C. Il s’agissait plutôt d’un « passage », sans que cela puisse devenir précisément une activité à laquelle il consacre autant de temps que son fils. Son père n’a pas cherché durant l’enfance à lui transmettre des compétences, mais il est possible pour son fils de trouver des points d’appui, ou de se renseigner et de discuter occasionnellement sur ce sujet avec son père :

Bah mon père il a jamais été intéressé à fond à cause du manque de […] il avait appris des trucs de cracks informatiques et hacking, et tout ça […] j’avais acheté une revue avec lui une fois.

Maxime, 15 ans, 3e, père chauffagiste à son compte, mère en réinsertion diplômée d’un Bac+5 en SES)

10Ce phénomène de spécialisation pour Maxime, que l’on retrouve dans toutes les trajectoires des jeunes interrogés, se fait suivant un processus similaire : le frère ou le père, selon le cas, laissant la « place » à un adolescent qui s’investit pleinement dans l’acquisition et la maîtrise de compétences informatiques. Cette spécialisation peut aussi s’expliquer par la nécessité de maintenir une « veille technologique », ce qui rend plus difficile la possibilité de conserver une aisance technique dans le temps (Lelong, Thomas & Ziemlicki, 2004). Progressivement il devient alors possible pour les jeunes d’étendre leurs savoir-faire jusqu’à légitimement modifier et reconfigurer les dispositifs familiaux :

Du coup ouais j’ai viré tous les Windows chez moi, car à la base le PC d’entreprise de mon père, où ma mère va aussi, ça mettait une demi-heure pour s’allumer, ouvrir un dossier, Chrome, etc […] voilà donc le PC il revit et ils me disent merci tous les jours.

Nicolas, 17 ans, 1re STI2D, père artisan paysagiste et mère au foyer.

11Cette appropriation par la maintenance des ordinateurs, courante chez plusieurs enquêtés, participe à consolider progressivement le rôle de l’adolescent comme « expert » : en montrant en quelque sorte des preuves et une reconnaissance symbolique de ses savoir-faire, tout en ayant accès à d’autres dispositifs sur lesquels expérimenter et consolider ces connaissances. Par conséquent, il n’est pas étonnant de retrouver ce phénomène décrit notamment par D. Pasquier dans les familles où les enfants « dépannent les machines en cas de bug, […] installent et changent les logiciels, […] montrent les manipulations » (Pasquier, 2005, p. 30). C’est donc dans les logiques et configurations familiales que l’on peut saisir l’existence de situations qui viennent confirmer et progressivement légitimer les adolescents dans leur rôle de « connaisseur ». Ces compétences sont également employées durant l’enfance et l’adolescence pour contourner des restrictions familiales :

Je devais demander le mot de passe de mes parents pour accéder à l’ordi… Du coup j’ai cherché sur internet comment contourner… récupérer ce qui était tapé. […] Donc j’ai demandé à ma mère de taper le mot de passe pour le récupérer. Puisqu’elle comprenait pas non plus comment ça fonctionnait.

Yohann, 17 ans, 1re S, père fonctionnaire (non diplômé), mère professeur de sciences en reprise d’études pour enseigner au Lycée.

12Ces techniques et diverses « astuces » s’étendent à d’autres situations, étroitement liées aux centres d’intérêt des adolescents. Dans le cadre des pratiques vidéoludiques, savoir comment obtenir un jeu gratuitement ou contourner les limites d’une version crackée fait l’objet de discussions et d’échanges pour obtenir ces informations par une personne de la famille ou en les cherchant sur internet. Qu’il s’agisse de motifs économiques (parents n’ayant pas les moyens d’offrir des jeux à leurs enfants) ou par goût du défi, ces premiers contournements sont souvent évoqués par les adolescents :

Alors au début je me suis même pas posé la question comment ça fonctionnait, euh ça fonctionnait, c’était tout […] c’est à force de, on va dire de bidouiller pour des trucs tout bêtes, mais par exemple des téléchargements on va dire euh on a tous essayé de télécharger des jeux gratuitement par exemple, ce genre de choses (rire). C’est là que j’ai commencé à me rendre compte que c’était peut-être un petit peu plus compliqué et qu’il fallait peut-être que j’apprenne un petit peu comment ça fonctionnait.

Adrien, 16 ans, Terminale S, Père professeur de mathématiques, mère employée de la fonction publique

13Dès lors, l’apprentissage en ligne des manières d’opérer le contournement du contrôle parental, ou la découverte des possibilités offertes par l’informatique pour pallier des contraintes particulières (monétaires, limites parentales, etc.) pose les jalons et suscite des dispositions au détournement informatique, à travers l’acquisition progressive d’une démarche « d’exploration curieuse » et devient donc le début d’une « montée en compétence » via le développement d’un véritable processus allant de l’adoption d’une technologie à son appropriation (Auray & Vétel, 2013). S’il s’agit tout d’abord d’une logique d’imitation de « recettes » disponibles sur internet, son évolution vers un apprentissage pratique est bien souvent alimentée par cette première découverte des possibilités de détournement des dispositifs numériques. Par conséquent, la répétition de ces situations contribue au renforcement de cet engagement : « L’adolescent reconnu comme compétent par ses pairs ou ses parents, auquel on peut faire appel pour résoudre un problème ou auquel on demande des conseils, risque fort d’être confronté à une plus grande variété de situations, d’acquérir de nouveaux schèmes d’utilisation, et de nouvelles habilités » (Fluckiger, 2007). De manière dialectique, la « découverte » de nouveaux usages, mais aussi la confirmation et la reconnaissance de la validité des compétences développées, enclenchent un processus dynamique de renforcement de la pratique. Cette dynamique est ancrée dans l’environnement familial, mais elle trouve aussi, auprès des pairs et amis, un ancrage horizontal.

L’ancrage horizontal : activités périphériques et sociabilités technicisées

  • 6 Pour ce qui est de la pratique du jeu vidéo, ce résultat est explicité par S. Coavoux qui souligne (...)
  • 7 Cf. à ce sujet l’importance chez les garçons de la pratique du jeu vidéo : (Berry et al., 2021) Dan (...)

14À l’instar de toute pratique culturelle, l’intérêt pour l’informatique chez les enquêtés s’entrelace avec un espace de goûts culturels dont certains présentent des proximités, notamment pour ce qui concerne les activités ludiques. Dans et hors la famille, l’engagement des adolescents en informatique est à replacer dans un partage de loisirs marqués au « masculin » (Collet & Mosconi, 2006), souvent initiés par la fratrie puis prolongés dans les sociabilités horizontales, à l’instar de la pratique du jeu vidéo6. On retrouve en particulier un panel d’intérêts communs pour certains jeux vidéo (souvent des jeux d’action et d’adresse, pratiqués de manière intensive7), les mathématiques et sciences expérimentales, certaines activités sportives compétitives, le bricolage et l’artisanat.

15Un des éléments saillants de l’enquête est la manière dont le glissement, l’investissement dans la programmation et l’ancrage de la pratique s’inscrivent souvent dans la continuité d’autres loisirs numériques, souvent partagés avec les pairs, le jeu vidéo en tête. Dans son travail ethnographique sur le jeu de rôle en ligne World of Warcraft, Vincent Berry insiste sur la présence dans les « communautés » de références aux sciences et à l’informatique, mais aussi aux « pratiques liées au métajeu [qui] génèrent ainsi un ensemble d’apprentissages colatéraux à la pratique elle-même : maîtrise d’outils informatiques, utilisation de sites internet, création de textes, d’images, de vidéo » (Berry, 2006). Ces apprentissages périphériques peuvent concerner différents types de jeux, cependant nous l’illustrerons avec un exemple précis permettant de saisir les modalités de cette forme d’initiation : celui du jeu Minecraft. Référence vidéoludique très fréquemment évoquée par les enquêtés, il permet d’illustrer la continuité qui s’instaure entre des goûts et pratiques ludiques, partagées avec d’autres, à l’engagement dans la programmation. Cinq de nos enquêtés vont ainsi découvrir le codage après ou pendant une période de pratique particulièrement intensive de ce jeu. C’est aussi un exemple intéressant, car il permet de prendre en considération des effets de dispositifs dans cet ancrage de la pratique.

Des blocs de jeu aux blocs de code : qu’est-ce que Minecraft ?

Jeu de type « bac à sable » dans un univers quasi infini, généré de manière procédurale, l’avatar du joueur peut détruire des éléments de l’environnement afin de s’en servir comme ressources pour construire des outils, des maisons, et tout ce qu’il souhaite selon son imagination. Il s’apparente à une sorte d’extension vidéoludique du Lego, offrant des modes de jeu variés, d’importantes possibilités créatives. Il fait « expérimenter à un très large public ce procédé émergeant de création de terrain de jeu et le raffine à un degré inédit » (Auray et Vétel, 2013).

Le succès du jeu, à l’échelle internationale, est sans précédent : lancé en 2009 il devient en 2019 le jeu le plus vendu de tous les temps (176 millions d’exemplaires), devant Tetris. En 2012 les ventes forment un pic et il devient progressivement un phénomène de « cours de récré ». La plupart des enquêtés ont donc connu cet effet de mode, et ont pu expérimenter la programmation à partir de ce jeu.

16En effet, aussi bien dans la conception même du jeu que dans les formes d’usage qui en sont privilégiées par ces adolescents, d’abord à l’école primaire (la pratique démarrant souvent vers 8 ou 9 ans) puis au collège, on retrouve plusieurs éléments susceptibles de fournir des clés de compréhension de l’engagement dans la programmation :

[Le jeu] qui m’a le plus marqué clairement, je pense, c’est Minecraft. Euh… c’est sûr. Déjà parce que c’est celui qui m’a fait le plus apprendre, qui m’a rendu le plus curieux et qui a développé ma créativité aussi…

Adrien, 16 ans, Terminale S, Père professeur de mathématiques, mère employée de la fonction publique

Y’a des entités vivantes, le jeu est vivant, c’est comme un Lego vivant. J’ai vu ça comme ça je me suis dit que c’était génial, sans limites de briques… j’ai trouvé ça… j’étais émerveillé.

Nicolas, 17 ans, 1re STI2D, père artisan paysagiste et mère au foyer.

17Comme plusieurs adolescents de son âge, Nicolas expérimente la partie multijoueurs de Minecraft avec des amis du collège. La possibilité de jouer à plusieurs, dans une démarche collaborative ou pour des modes de jeux plus « fun », entraine plusieurs enquêtés à chercher à mettre en place leur propre serveur pour jouer entre amis. Il nous explique ainsi : « une partie de Minecraft de temps en temps ça fait toujours plaisir. Après c’est aussi le moyen de parler longtemps, souvent on commence à 8 h jusqu’à 5 h du mat’… ». Le jeu devient alors un support à la sociabilité adolescente, en prolongement des activités menées dans la « vraie vie » ; la pratique du jeu en ligne est donc avant un prétexte pour réaliser une activité ensemble tout en étant dans la chambre, comme moyen « d’entretenir les liens amicaux fréquents avec leurs amis tout en restant présents au domicile, et donc concilier leur besoin de sociabilité́ avec les attentes parentales » (Metton, 2004), dimension importante dans la socialisation juvénile des adolescents à l’heure du numérique.

18On peut citer en exemple Thibault, qui souligne clairement l’importance des sociabilités associées à la pratique du jeu, aussi bien durant le jeu qu’en dehors (« toute la journée on parlait de ça »). C’est donc sans surprise que ce fort investissement se transforme parfois, et sert à aussi de « tremplin » à une entrée dans des usages plus techniques de l’informatique, ce qu’identifie Thibault dans cas :

  • 8 Anglicisme signifiant « modifiable ».

Le fait que le jeu soit un peu customisable8, même sans la programmation ça a peut-être fait naître un intérêt sur comprendre ce qu’il se passe, rentrer dans l’informatique…

Thibault, 17 ans, Terminale S, père webmaster (diplômé d’une école d’ingénieur), mère comptable (diplômée d’une école de commerce)

19Si les pratiques de détournement des jeux vidéo sont courantes, une des spécificités de Minecraft est la facilité avec laquelle il est devenu possible de se l’approprier, ou tout du moins d’avoir accès à une documentation assez vaste sur les « bricolages » qu’il est possible de mener. Ainsi que Bruno Vétel l’a observé sur un autre jeu en ligne, l’activité autour de la création de serveurs de jeu s’organise autour de différents niveaux de technicité (Vétel 2013). Deux manières principales apparaissent dans nos entretiens dans la découverte du codage par le biais de Minecraft : la création d’un launcher, afin d’intégrer par du code des modifications sur un serveur partagé avec des amis, ou encore la réalisation de plug-ins, outils permettant de rajouter du contenu dans le jeu. Dans le premier cas, l’objectif est de proposer une amélioration du serveur sur lequel se retrouvent les pairs. Grâce à une documentation très largement répandue sur internet, il est assez facile de suivre un ensemble d’étapes simples pour répondre à ses besoins, comme Nicolas qui explique avoir « bidouillé » Minecraft six mois après l’avoir découvert, puis inséré le code du launcher en ayant « tout recopié comme un gros porc, mais à un moment donné ça finit par dériver, on finit par comprendre comment ça marche ». Progressivement le jeu devient incitation à de nouveaux apprentissages, mais aussi support de leur mise en application :

J’ai lancé un serveur Minecraft avec des amis. […] Et sur le coup il est devenu plutôt connu, je crois, il est toujours actif. Et puis du coup ce qui m’a aidé vis-à-vis de ça c’est que je pouvais faire des plug-ins, c’est comme ça que j’ai appris Java. Python c’était pour les scripts de lancement, etc. En fait je voulais mettre en œuvre ce que j’avais appris.

Nabil, 18 ans, Terminale S, père agent de sécurité et mère aide à domicile

20Ayant déjà commencé à « modder » leur jeu (c’est-à-dire intégrer des améliorations du jeu, créées par d’autres utilisateurs), la volonté d’étendre ces activités périphériques avec ses amis est à l’origine d’une recherche d’informations qui commence par une logique de copie, d’imitation (à la manière du suivi d’une recette de cuisine), et glisse progressivement vers le souhait de personnaliser des éléments de manière un peu plus précise, de mettre les mains dans le « cambouis » numérique. Il est important de souligner ici l’importance de ce processus, car il constitue bien souvent la première configuration dans laquelle ces adeptes de Minecraft, et plus généralement la population des enquêtés (ayant presque systématiquement cette référence commune) dérivent petit à petit vers le code informatique, par une répétition de ces « bidouillages » successifs. On voit dès lors comment s’opère, à l’intersection entre socialisation entre pairs et socialisation par le dispositif, un rapport à l’apprentissage dans et par la pratique, renforcé par les ressources disponibles et les possibilités d’adaptation et de détournement de scripts déjà existants. Au travers de cet apprentissage pratique se dessine un mode d’apprentissage par essai/erreur, tâtonnement, « par des méthodes expérimentales fondées parfois sur l’improvisation et des recettes fortuites qui sont à cent lieues d’une démarche scientifique » (Jouët, 1987), pour lesquelles le résultat, le succès ou l’échec du lancement du programme est visible plus ou moins immédiatement.

Des pratiques numériques en tension avec la culture scolaire ?

Un rapport instrumental à l’écriture du code informatique…

21La plupart des travaux sur les usages informatiques des jeunes insistent sur le fait que la conceptualisation et la connaissance théorique du fonctionnement des dispositifs numérique échappent souvent aux apprenants. Ils mettent en évidence les difficultés à se représenter de manière globale « des systèmes qu’ils utilisent et dont ils ne voient souvent qu’une série de vues partielles ». (Baron et Bruillard, 2001). Ce mode d’appropriation traduit un « rapport instrumental » à l’informatique, comme le décrit Cédric Fluckiger à propos des collégiens : « la finalité de l’usage n’est pas liée à̀ la technologie informatique ou à l’ordinateur lui-même, qui est conçu comme une boîte à outils pour jouer, pour communiquer ou pour écouter de la musique » (Fluckiger, 2007 : 183). On pourrait penser que les programmeurs dits « amateurs » échappent à ce rapport à l’informatique en développant un rapport plus savant à celle-ci, pourtant ce serait nier l’importance que revêt pour eux la finalité donnée à la pratique. Or, celle-ci est souvent orientée vers un but particulier, l’ambition déclarée est avant tout de parvenir à « créer » quelque chose, de mener à bien des projets personnels, qu’il s’agisse de la personnalisation d’un système d’exploitation, à la réalisation d’un site web ou d’une modification d’un jeu vidéo.

22Comme nous l’avons rappelé en introduction, la pratique de la programmation à l’école est particulièrement reliée aux notions proposées dans les programmes, au lycée et en mathématiques en particulier (Branthôme, 2021). Cela nous aide par conséquent à comprendre des propos comme ceux de Nabil qui explique : « à l’école, on a plus l’impression de programmer pour programmer », regrettant que les enseignants ne « situent pas trop le contexte dans lequel on peut utiliser nos connaissances », tandis que le plaisir que lui et d’autres adolescents trouvent dans la programmation comme loisir extrascolaire est de celui de « créer quelque chose », concédant cependant que « le côté résoudre des problèmes en programmation il est important, mais le côté créatif il prend plus sur ce côté ».

  • 9 Selon B. Lahire, ce rapport aux savoirs se traduit dans ce qu’il nomme le « rapport scriptural-scol (...)

23Son récit semble donc se distinguer d’une motivation privilégiant plutôt « l’art pour l’art » et les exigences méthodologiques propres à certaines disciplines scolaires, supposant un rapport réflexif au savoir9. Dans la pratique élective, les logiques de bricolage et d’imitation sont généralement priorisées :

Moi j’ai tout recopié comme un gros porc, mais à un moment donné ça finit par dériver, on finit par comprendre comment ça marche. J’ai fini par rajouter un bouton, trouver le moyen de positionner mes trucs […] je me suis entrainé comme ça. Puis après j’ai découvert Open Classrooms qui m’a permis de compléter plein de choses que je savais pas.

Nicolas, 17 ans 1re STI2D, père artisan paysagiste et mère au foyer.

Capture d’écran du sommaire d’une partie du cours de langage C sur Open Classrooms.

24Si les cours sur la plateforme Open Classrooms, régulièrement utilisée par les jeunes interrogés pour apprendre, sont organisés selon un modèle « Théorie/Explications — Travaux pratiques – Évaluation », en réalité la pratique des adolescents rencontrés ne suit pas le chemin proposé par la plateforme. Les cours ne sont pas suivis chronologiquement de A à Z, et c’est bien là une différence particulière avec un contexte scolaire dans lequel la temporalité des cours est contrôlée :

Au début je faisais copier-coller puis je me suis dit il vaut mieux comprendre, ce qu’il y a c’est que je n’arrivais pas à refaire des trucs… j’ai appris comme ça, après j’ai regardé ces tutos-là pour mieux comprendre… j’ai appris un peu partout j’ai fait une sorte de mélange sur les sites, principalement, ça m’a aidé à mieux comprendre.

Bruno, 15 ans, 1er STI2D, père technicien de maintenance, mère employée administrative

25Dans la plupart des cas on retrouve donc plutôt une démarche de « pioche », liée aux objectifs particuliers ; qui parfois contourne pleinement la manière dont les cours sont prévus. Par conséquent, si les logiques d’apprentissage avec des cours en ligne sont pensées sur un modèle proche de la forme scolaire, l’analyse de leur réception et appropriation donne à voir autre chose. Les formats vidéo, même conçu comme des cours, ont souvent recours au processus d’imitation : on recopie un code, on l’adapte et on apprend progressivement à le modifier. Comme les tutoriaux écrits, les scripts ou explications vidéo sont donc souvent employés comme des points de départ à une modification du code. C’est une manière d’obtenir des premières informations plus générales sur des structures basiques de codage :

Ben… ça permet de voir vraiment exactement ce qu’il faut faire pour avoir un schéma de base et après de pouvoir un peu s’en séparer, quoi.

Yohann, 17 ans, 1re S, père fonctionnaire (non diplômé), mère professeur de sciences en reprise d’études pour enseigner au Lycée

Dans mon lit, le soir je regardais les vidéos, j’essayais de retenir deux ou trois trucs et je me, je mémorisais ça en tête. Puis le lendemain ou, ou en tout cas quand j’avais le droit, à une plus grosse dose d’ordi on va dire, ben je testais.

Adrien, 16 ans, T° S, Père professeur de mathématiques, mère employée de la fonction publique.

26À travers ces deux extraits d’entretien, on voit émerger, en plus du rôle utilitaire donné aux cours, une manière de faire avec le temps long et la manière d’y distribuer les différentes activités induites par la pratique du code. Lorsque l’organisation du temps ne se prête pas à l’activité centrale, l’usage des vidéos est associé à une première démarche de familiarisation avec des problématiques syntaxiques ou conceptuelles liées au code, qui peut se détacher du moment de l’expérimentation et de la mise en pratique. On voit bien cependant au travers des récits de nos enquêtés en quoi, en situation, la séparation entre le moment théorique et pratique est une frontière partiellement floue. Le cours textuel n’est que rarement suivi à la lettre, et le cours vidéo – qui prend ici la forme d’une explication progressive des différentes étapes nécessaires à la réalisation d’un programme particulier – peut être détaché d’un moment de mise en application par l’apprenant.

… relié à un rapport scolaire utilitaire et construit autour d’un récit de soi par l’autodidaxie

  • 10 Parmi les références bien nombreuses à ce sujet, nous citerons le rapport « Repenser la forme scola (...)

27La recherche d’information sur internet, dans la démarche de résolution de problèmes informatiques, et la démarche d’acquisition de compétences par « soi-même » font l’objet d’une forte valorisation pour l’ensemble des enquêtés, et ce, contrairement aux enseignements de l’école. La plupart des critiques formulées accordent dès lors un « rôle » particulier au numérique, et rejoignent alors de manière fortuite les nombreux travaux en pédagogie qui suggèrent bien souvent de repenser la forme scolaire avec les TIC10. Pour autant cette « concurrence » entre les attentes scolaires et les dispositions à résoudre des problèmes techniques prend des formes variables dans le discours des enquêtés. Les adolescents interrogés sont souvent assez familiers avec la culture scientifique, et valorisent la connaissance des mathématiques ou des sciences expérimentales et appliquées. Ce qui est mis en cause est alors plutôt les méthodes pédagogiques en place en milieu scolaire (ce n’est donc pas une critique générale et absolue de l’école), lesquelles sont opposées à des manières « différentes » de s’approprier les savoirs mathématiques et techniques.

28L’usage régulier de la recherche en ligne d’informations et le fort investissement dans les apprentissages amateurs de l’informatique sont régulièrement convoqués dans ces discours de comparaison entre le mode d’apprentissage « autodidacte » et le mode scolaire de transmission des savoirs. On peut alors saisir les indices de cette mise à distance du cadre institutionnel de l’école et de sa pédagogie :

Sinon à l’école t’apprends par cœur un théorème ou une méthode, mais ça te sert à rien, car tu vas sur Google, tu vas sur le guide de l’ingénieur ou je sais pas quoi et tu retrouves. Ce qui est important c’est de comprendre comment l’appliquer et dans quel contexte elle s’applique. […] L’école c’est chiant un truc de ouf ! [alors qu’on peut] utiliser des supports, genre un mini-jeu pour appliquer les vecteurs…

Thibault, 17 ans, T° S,, père webmaster (diplômé d’une école d’ingénieur), mère comptable (diplômée d’une école de commerce).

29Le cas particulier de Thibault permet par ailleurs de mettre en évidence les effets de la trajectoire familiale, et dans son cas d’une mobilité sociale de ses parents, dans la construction de ce rapport à l’autodidaxie. En effet, d’une position intermédiaire et partant d’emplois de « petits cadres », ses parents ont progressivement décidé de devenir indépendants et de fonder une entreprise. Il rapporte ainsi leur sentiment d’immobilisme dans leur situation professionnelle passée, et son souhait à lui d’être indépendant pour « ne pas avoir 36 personnes au-dessus de toi ». Malgré un positionnement dans une fraction haute des classes moyennes, ses parents ont expérimenté une position dominée au sein même de leur activité professionnelle. Insatisfaits de cette forte hiérarchie au sein de l’entreprise, ils ont pu mettre en œuvre des compétences entrepreneuriales pour se sortir d’une situation inconfortable (« ça l’a dégoutée du salariat de se faire exploiter »), mettant en œuvre un déplacement pour changer de position comme l’observe par exemple Caroline Mazaud chez les néo-artisans « reconvertis » (Mazaud, 2019). Le discours de Thibault traduit une croyance affirmée dans les possibilités d’émancipation par l’autoformation et l’indépendance. Dès lors, le contact très précoce avec un certain apprentissage pratique, adossé à la transmission de dispositions à « entreprendre », peut aussi participer à produire un regard singulier sur la pratique. Celui-ci participe d’une logique critique des parents vis-à-vis de la « grosse entreprise », lui opposant une certaine débrouille et rejoignant quelque part des valeurs partagées par les promoteurs du Do-It-Yourself. Celles-ci sont très reliées aux valeurs morales de « l’éthique hacker », en particulier d’un individu responsable, capable de s’autoproduire par l’accomplissement de projets dans lesquels il trouve des défis et investit du sens (Himanen, 2001). Cela permet, en examinant les biographies familiales, de mieux saisir l’insistance avec laquelle certains enquêtés formulent une critique à l’encontre de l’apprentissage-restitution des savoirs, mais aussi de la logique d’une transmission professorale, verticale, des savoirs.

  • 11 Le pentester est, au sein d’une entreprise, un professionnel en informatique qui entreprend des tes (...)

30La posture de « l’autodidacte » allant chercher par lui-même des informations tend dès lors à s’opposer à une disposition plus « scolastique » du rapport aux savoirs. Dès lors, certains adolescents interrogés trouvent dans le renforcement de la pratique une manière de s’extraire des jugements scolaires, ou tout de moins prendre du recul vis-à-vis de ceux-ci. Pour les enquêtés fortement dotés en capital scolaire scientifique, mais dont les résultats sont « moyens », comme Adrien (dont le père est nouvellement enseignant de mathématiques), la critique vis-à-vis de l’institution scolaire peut être extrêmement forte, sans que cela vienne remettre en question son goût pour les matières scientifiques. Décidé à devenir pentester11, spécialiste de la sécurité informatique, son engagement dans la programmation et la perception de ses compétences sont revendiqués ici pour contester ce qui est fait en cours, comme en témoigne sa lecture psychologisante des réactions de son enseignante (« la prof est très fermée aux idées […] je pense qu’elle est frustrée »). Cette illustration traduit aussi les tensions qui peuvent exister entre l’enseignement de la programmation à l’école, au travers de savoirs codifiés, et la pratique ordinaire du codage amateur. La relative difficulté scolaire (ou tout du moins la baisse des résultats) est dans le cas d’Adrien un moment d’intensification de la pratique de l’informatique. Dans ce même entretien, il explique : « à l’école je m’en fiche qu’un tel ait des meilleurs résultats que moi, mais par contre dans tout ce qui est extrascolaire, je déteste qu’on soit meilleur que moi». Ce discours de mise en concurrence contribue pour lui à renforcer la valeur des connaissances apprises « par soi-même » contre certains des enseignements scolaires. Ces résultats corroborent ceux déjà identifiés par Nicolas Auray sur les hackers et pour qui la « passion informatique a pour vecteur une expérience relative d’humiliation ou de frustration scolaire » et dont « les productions […] retracent la singularité de leur parcours autodidacte » (Auray, 2001).

Les conditions d’une rentabilité symbolique de la pratique : pistes de réflexion.

31Cette dernière partie, en s’intéressant à la façon dont les pratiques d’informatique buissonnière sont très différemment rentabilisées par nos enquêtés, ouvre quelques pistes pour penser la différenciation sociale des rapports à l’informatique des personnes regroupées généralement sous le terme « autodidactes ».

L’orientation en STI2D : un contexte favorable à la transposition des savoir-faire informatiques

32Dans certaines conditions, la posture distante et critique vis-à-vis du cadre scolaire de l’apprentissage, et les inclinaisons qui s’y associent peuvent s’avérer rentables dans plusieurs situations et constituer in fine un appui en faveur d’une articulation avec les attentes de l’institution scolaires. C’est le cas en particulier des enquêtés rencontrés qui sont élèves en filière technologique. D’après les récits des élèves concernés, l’orientation en STI2D est considérée comme une opportunité de réinvestir dans le cadre scolaire des compétences informatiques, en programmation en particulier, acquises durant l’enfance et l’adolescence. C’est une possibilité de s’orienter vers l’informatique dans le cadre d’une spécialisation tournée vers le monde professionnel. Celle-ci permet à plusieurs d’entre eux de valoriser leurs savoir-faire dans certains des enseignements de la filière. L’exemple de Nicolas, ayant redoublé de la première S à la première STI2D SIN, est à ce titre intéressant. Il explique notamment que « ce bac là il est bien, car c’est vraiment de l’application et c’est vraiment un bac qui te permet d’avoir quelque chose sans être vraiment très scolaire ». Le terme « d’application » rejoint ici d’autres vocabulaires comme celui de « pratique », « concret ». L’opposition entre théorie et pratique est ainsi souvent un registre mobilisé par les adolescents interrogés dans cette filière. On retrouve ici l’expression de ce que Bernard Charlot désigne comme « figure de la pratique », en expliquant au sujet des jeunes dans des filières similaires que « donner sens à la pratique, la valoriser, c’est aussi donner sens à sa présence dans un lycée professionnel » (Charlot, 1999). Les adolescents concernés se présentent comme étant les meilleurs de leur classe, expliquant avoir choisi cette orientation par passion, à l’instar de Thomas (17 ans, 1er STI2D) qui nous dit être avec son ami « à la tête de classe… en fait, les trois quarts de notre classe ne savent pas pourquoi ils sont là ». D’autres moments de l’entretien sont l’occasion pour lui de s’opposer à une orientation par dépit des autres élèves. Son parcours est alors reconstitué autour d’un registre presque « vocationnel » : « j’ai toujours eu une pensée logique en fait […] adaptée à l’informatique ». Ces jeunes autodidactes de l’informatique et de l’électronique semblent donc tout à fait à l’aise dans cette orientation qui privilégie la réalisation de projets à l’accumulation de savoirs jugés trop « théoriques ». En revenant sur l’exemple de Nicolas, il fait ainsi le récit de sa réorientation :

« L’année dernière en fait… je passais pour le cancre de la classe, j’étais en S en fait et je suis repassé en STI parce que… vu que c’était trop théorique, ça me plaisait pas du tout et j’ai fini par péter un câble […] Quand j’ai vu qu’on ferait jamais de trucs concrets et pratiques, j’ai fini par totalement me décourager, et en cours je me disais “à quoi ça sert ce qu’on fait”, j’étais vraiment en doute total. Du coup j’ai demandé ma réorientation en STI, obtenue après maintes péripéties […] y’en a qui me disaient “t’étais en S pourquoi tu viens en STI” et je leur disais que c’était pas parce que j’avais un niveau inférieur ou un truc comme ça, mais plus que je cherche vraiment les trucs concrets, je fais du projet, je m’éclate. »

Nicolas, 17 ans, 1re STI2D père artisan paysagiste et mère au foyer.

33À l’inverse d’un discours qui se ferait l’expression d’un déclassement par rapport aux filières générales (et en particulier de la filière scientifique) et, en reprenant l’expression de Bernard Charlot, de « donner sens à sa présence » dans la filière technologique, ces jeunes mettent en avant leur adéquation aux enseignements proposés en STI2D et prennent appui sur leur compétence technique, mais aussi sur leurs capacités à s’autoformer. Les trois enquêtés interrogés dans cette filière se présentent comme les meilleurs de leur classe, expliquant avoir choisi cette orientation pour prolonger une « passion », et non à cause d’un mauvais niveau scolaire, à l’instar de Bruno qui nous explique être avec son ami « à la tête de classe ». Cela se traduit dans les notes obtenues dans les matières informatiques, leur laissant aussi du temps pour approfondir d’autres dimensions du programme, comme Thomas qui adore aussi s’adonner à l’apprentissage de l’électronique : « j’ai aussi appris [par moi-même] les filtres un an en avance […] Je suis le seul qui sait ce que c’est qu’une bobine parce que on voit pas ça cette année, parce que c’est… enfin, ça relève de choses complexes dedans et ça va perdre ma classe. ». Ces éléments soulignent comment certains savoirs, acquis en dehors de l’école, mais qui, en devenant objet d’enseignement dans l’apprentissage, peuvent être valorisés et validés par l’institution ou par les pairs. En intégrant un lycée technologique, il est possible pour ces jeunes de trouver matière à fortement valoriser la dimension « pratique » de leurs apprentissages buissonniers, et à acquérir une nouvelle légitimité et de nouvelles compétences au sein même de ces filières plus dominées dans l’échelle des hiérarchies scolaires (Jellab, 2020).

Des élèves « bien dotés » susceptibles de tirer profit de la pratique extrascolaire

  • 12 Les Olympiades internationales d’informatique sont une compétition annuelle de programmation inform (...)

34Si la critique des enseignements « traditionnels » reste présente dans les discours des élèves issus des milieux les plus favorisés de notre échantillon, elle ne constitue pour eux pas un frein à la réussite. Tandis que la plupart des jeunes rencontrés expriment le souhait de s’orienter dès que possible en informatique, les deux cas suivants font exception. Il s’agit d’Arthur et Laurent, lesquels ont commun d’être issus de milieux sociaux cumulant un fort volume de capital culturel et économique (au moins un des deux parents étant ingénieur) et souhaitant tous deux s’orienter en classes préparatoires (scientifique pour le premier, commerciale pour le deuxième). Le premier est fils d’un père informaticien et d’une mère cheffe de projet et ingénieure, diplômée d’une prépa scientifique et d’une grande école parisienne. Il évolue dans un milieu social à fort capital culturel à la fois en termes de culture « littéraire » (visite de musées, concerts de classique, flûte traversière au conservatoire, etc.) et de culture proprement scientifique. Contrairement au reste des jeunes, sa pratique n’est pas marquée par une initiation aussi précoce, même s’il déclare avoir eu un intérêt pour le code informatique durant l’enfance, sans s’y consacrer pleinement. Son engagement dans la programmation s’amorce à 14 ans par le biais d’une professeure de mathématiques ayant estimé qu’il avait le « profil » et le « niveau » nécessaire pour avancer dans le concours des Olympiades d’Informatiques12.

  • 13 Le concours France IOI prépare les adolescents aux Olympiades d’informatique, et permets de s’entra (...)

Ma mère son boulot c’est pas développeur, elle est pas très forte en programmation et c’est pas du tout elle qui m’y a initié. En 3e y’à ma prof de Maths qui m’avait parlé du site France IOI13 et qui m’a dit que ça pouvait m’intéresser, donc j’y suis allé, naturellement. Et donc j’ai… au départ ça m’amusait, mais sans plus quoi […] ce fut un peu le coup de foudre, car on est plus dans l’apprentissage de la programmation, là c’est vraiment de l’algo plus « pure » […] Et euh… ça c’est un aspect qui me plaisait beaucoup plus que le code.

Arthur, 16 ans, 1re S, père informaticien à la retraite, mère ingénieure

35L’engagement d’Arthur dans la programmation est alors plutôt à relier aux enjeux théoriques et à ce qu’il nomme l’algorithme « pure », en opposition à la syntaxe, à la dimension purement technique du codage. Ce rapport à la programmation et l’école apparaît finalement complémentaire de son intérêt pour la culture scientifique. Enfant de deux parents qui sont aussi de grands joueurs de jeux vidéo et qui lui ont transmis leur passion, il privilégie les plus difficiles d’entre eux, ceux qui sont le plus exigeants et dit apprécier grandement la dimension compétitive des concours d’informatique. On retrouve là déjà certains indices de « l’éthos des mathématiciens » (Zarca, 2009) au travers de son goût pour des langages « bas niveau » ou l’intérêt pour « l’algo pure […] les trucs théoriques et pas le code brut », ce qui le distingue nettement des autres enquêtés.

  • 14 Lesquels ne sont d’ailleurs pas seulement « numériques », comme lorsqu’il explique fréquenter la bi (...)

36La pratique de la programmation n’est pas présentée explicitement comme étant un ressort « calculé » de la performance scolaire. À l’instar des liens entre activités extrascolaires des étudiant-es, celles-ci s’insèrent dans « une forme de consonance au sens où les activités conduites participent indirectement à la réalisation de l’horizon professionnel », venant s’insérer dans « la réussite de ces étudiant·es déjà précocement inscrit·es dans des parcours de réussite » (Couronné et al., 2022). Le cas de Laurent, en 1re S au moment de l’entretien illustre cette analyse. Il est issu d’une famille dotée en capital économique (père cadre dans une grande entreprise, mère qui lance une startup commerciale). Il nous raconte notamment une situation dans laquelle il s’est retrouvé à faire « cours à la place du prof ». Son rapport dominant à l’institution scolaire lui permet de répondre aux exigences tout en gardant un rapport distancié à l’école (Bourdieu & Passeron, 1985) ; il dispose des ressources pour inscrire son autoformation14 dans la continuité d’une « curiosité » intellectuelle qu’il peut mobiliser dans une situation de cours, quitte à se considérer suffisamment légitime pour interroger en situation la pédagogie d’un enseignant :

J’étais au tableau et on faisait par exemple la logique combinatoire [en cours de Sciences de l’Ingénieur], le prof il comprenait très bien, je dis pas qu’il était incompétent ou quoi, c’est juste qu’en fait il a expliqué, et a un moment on faisait des exercices, et il avait bien vu que personne comprenait… et du coup je suis allé au tableau de moi-même, et j’ai dit « si ça c’est comme ça, c’est parce que ça marche comme ça et telle chose comme ça »… donc je préférais expliquer un concept moi-même plutôt que de voir tout le monde rester là au même niveau…

Laurent, 16 ans, 1er S, père ingénieur dans une grande entreprise alimentaire, mère responsable d’une startup commerciale

  • 15 Il s’agit de l’une des nombreuses « pédagogies alternatives », caractérisées par une remise en caus (...)

37Pour lui qui a connu l’école Montessori15, la discussion avec les professeurs, le mélange des rôles d’élèves et professeurs est quelque chose de souhaitable. L’apprentissage pratique de l’informatique s’y trouve valorisé et considéré comme complémentaire de l’apprentissage scolaire, dans la manière dont il participe de ce sentiment d’épanouissement. Laurent ne semble pas posséder beaucoup de marge dans son choix d’orientation, son père souhaite qu’il « fasse la voie française parfaite, c’est prépa puis école […] j’ai pas trop le choix donc je fais ça », nous dit-il. Sa pratique de l’informatique trouve par ailleurs des possibilités d’extension dans un premier contact avec le monde professionnel :

Mon père qui avait sa boîte m’avait demandé de faire deux images […] ma mère y’a pas longtemps comme elle monte sa startup, sa boîte à la maison sur internet, elle m’a demandé de faire les logos, les bannières tout ça.

Laurent, 16 ans, 1re S

38Dans ce cadre familial, la transmission d’inclinaisons entrepreneuriales tend à construire un certain rapport à la pratique amateur de l’informatique et de la programmation, lequel évoque la place accordée à ces apprentissages extra-institutionnels valorisables dans les parcours en classes préparatoires commerciales, étudiés par Muriel Darmon (2013). Laurent possède l’ensemble des caractéristiques attendues d’un certain éclectisme culturel, qui prend appui sur ses usages d’internet :

Pour la programmation, quand j’ai besoin par exemple de voir des concepts de programmation que j’ai envie d’apprendre, des nouveaux langages, de la bibliothèque tout ça, je me force à aller sur internet, faire des tutos, trouver de la documentation tout ça. Pareil pour les maths euh… les maths je vais souvent sur des chaines qui sont de plus haut niveau, pour voir des trucs qu’on apprend pas encore au lycée. Euh… en fait tout ce qui me plait je suis susceptible d’aller regarder sur internet. Donc ça peut-être autant de la musique, que de la poésie, de la littérature française…

Laurent, 16 ans, 1re S

39Cette illustration permet de voir en quoi, pour ce très bon élève, la réappropriation des savoirs et l’injonction à être autonome paraissent fortement incorporées. Aussi bien pour Laurent que pour Arthur, l’outil informatique offre la capacité à employer des compétences de recherche dans des contextes qui n’entrent que rarement en contradiction avec les attentes de l’école (en matière de programmes notamment), renforçant ainsi la valeur accordée à l’autoformation. Cependant, cette dernière n’agit pas ici de manière antinomique ou absolument concurrente à la culture scolaire, mais comme un appui au service d’un renforcement d’apprentissages scolairement légitimes. Les deux cas présentés ici sont une autre expression d’une rentabilité de l’autoformation « du point de vue du travail scolaire et du rapport au savoir, à la disposition de certains élèves à réconcilier “travail pour soi” et “travail pour l’institution” dans une dynamique de subjectivation à la fois satisfaisante et potentiellement efficace » (Aillerie, 2011).

Conclusion

40L’examen des trajectoires permet de saisir les tensions qui peuvent émerger entre la forme scolaire et un certain nombre de « compétences, de connaissances ou de savoirs acquis au cours de pratiques liées au travail, au loisir, au divertissement » (Berry et Garcia, 2016), tensions qui sont en relation avec le contexte d’incertitudes vis-à-vis des devenirs scolaires ou professionnels des adolescents. Dès lors que l’investissement devient important, il participe à la production de discours individuels sur l’autodidaxie, mais aussi de pratiques concrètes d’autoformation. Les précautions analytiques dans l’analyse biographique permettent par conséquent de mettre à distance les figures idéales d’une autodidactie « héroïque » qui risquerait de conférer une apparente homogénéité à ces différents profils de passionnés d’informatique. Mener l’enquête permet donc de saisir, à un moment précis de la trajectoire, les modalités de construction et de transformation des rapports aux savoirs, de manière transversale à l’engagement dans les activités électives et l’appropriation du « métier d’élève ». Ce travail a permis d’identifier que le renforcement de la pratique peut jouer un rôle pour se détacher des jugements scolaires. L’informatique et son apprentissage représentent pour plusieurs adolescents une forme de socialisation anticipatrice, préalable à une orientation professionnelle, que celle-ci soit exprimée par un registre vocationnel ou par nécessité. Elle illustre l’ordinaire de la transformation d’une « activité de loisir en métier », facilitant l’orientation « puisque les acteurs sont déjà détenteurs de ressources acquises dans le cadre des loisirs » (Denave, 2015).

41Cette mise à distance est partielle et non systématique, mais la pratique intensive de l’informatique, et plus précisément encore de la programmation peut ainsi venir alimenter une forme de « capital incorporé de façon autodidacte » qui peut être considérée comme particulièrement propice au développement de compétences non certifiées durant l’enfance et l’adolescence permettant « dans certains univers, [d'] avoir une rentabilité sociale proche de celle du capital culturel hérité familialement » (Serre, 2012). Cette rentabilité prend cependant des formes différentes, selon qu’il s’agisse d’une « réconciliation » avec le monde scolaire, rendue possible par l’orientation en filière technologique, ou une articulation des savoirs permettant de mettre toutes les chances de son côté. L’autoformation à l’informatique semble alors agir comme « socialisation de renforcement » (Darmon, 2010) des dispositions scientifiques et scolaires de la famille. La première étape de ce travail a alors surtout consisté à mettre en évidence la manière dont les individus s’approprient les situations, laissant en grande partie de côté les effets de cette socialisation à l’avenir. Or, les probabilités d’accès à un ensemble de métiers et filières, dans le secondaire en particulier, ne sont évidemment pas homogènes. Il resterait donc maintenant à prendre en compte cette hiérarchisation, en pensant relationnellement et à différentes échelles la constitution de ces dispositions et leur rôle dans les devenirs sociaux des élèves.

42En somme il s’agit de prendre au sérieux les propositions d’une articulation conceptuelle entre « dispositifs » et « dispositions » pour saisir des pratiques coproduites tant par la famille, les pairs et l’école que par la rencontre avec des dispositifs portant en eux des capacités de renforcement et d’initiation des pratiques (Beuscart & Peerbaye, 2006), mais aussi de certaines inégalités. Comme le précise Fabien Granjon, les pratiques numériques sont au croisement de « l’actualisation d’un ajustement complexe entre une histoire sociale incorporée (schèmes de perception et d’action des usagers) et la mobilisation d’un artefact technique (une histoire faite chose via des objets, interfaces, services, etc.) », postulant alors la possibilité d’une « correspondance entre l’espace des pratiques numériques et celui des positions sociales, sans qu’elle soit de l’ordre de l’uniformité » (Granjon, 2022). En tenant compte de cette proposition, deux prolongements à l’analyse ici proposée nous semblent envisageables : un premier, qui examinerait les différents capitaux culturels et scolaires des parents (et de la famille en général), ainsi que des manières de les activer ou non dans l’éducation, à l’instar des travaux menés par Sandrine Garcia sur les classes moyennes (Garcia, 2018), pour éclairer finement le rôle et les des stratégies parentales. Un second, qui décrirait l’espace des filières informatiques du secondaire dans le but d’analyser, à l’échelle individuelle, l’effet des socialisations et apprentissages antérieurs – autodidactes ou non – sur l’orientation et les multiples formes d’appropriation des formations à différents âges de la vie.

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Notes

1 Traitement secondaire de l’enquête par l’auteur de l’enquête « Pratiques numériques – vague 5 (ELIPSS 2017 », Sciences Po, Centre de données socio-politiques (CDSP), CRNS.

2 Enseignement de sciences numériques et technologie en classe de 2nde.

3 Toujours à partir de l’enquête « Pratiques numériques », on constate que seul 13 % des jeunes n’ayant pas encore le bac ont déjà programmé.

4 L’ensemble du matériau empirique recueillit pour cette recherche comprend au total quatorze entretiens et une enquête par questionnaire. Par soucis de concision et afin de mieux développer l’analyse de certaines trajectoires, les extraits proposés ici sont centrés sur une part des cas individuels.

5 Il s’agit d’un site internet proposant des tutoriaux, formations gratuites et payantes ainsi que des certifications en développement informatique.

6 Pour ce qui est de la pratique du jeu vidéo, ce résultat est explicité par S. Coavoux qui souligne bien comment « ce transfert des sociabilités vidéoludique de la fratrie vers les pairs ne s’opère cependant que pour les garçons » (Coavoux, 2019).

7 Cf. à ce sujet l’importance chez les garçons de la pratique du jeu vidéo : (Berry et al., 2021) Dans les trajectoires des jeunes programmeurs interrogés, l’apprentissage du code se substitue progressivement dans le temps à cette consommation de jeu.

8 Anglicisme signifiant « modifiable ».

9 Selon B. Lahire, ce rapport aux savoirs se traduit dans ce qu’il nomme le « rapport scriptural-scolaire » au langage : « les formes scolaires (ou pédagogiques) de relations sociales sont indissociables du travail scriptural qui convertit des schèmes pratiques, des compétences culturelles diffuses en un ensemble de savoirs objectivés, cohérents, systématisés » (Lahire, 1993).

10 Parmi les références bien nombreuses à ce sujet, nous citerons le rapport « Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique » par l’inspectrice générale de l’éducation nationale Catherine Bechetti-Bizot (2017).

11 Le pentester est, au sein d’une entreprise, un professionnel en informatique qui entreprend des tests de sécurité pour essayer de détecter des failles, en imitant notamment les processus d’attaque et d’intrusions de pirates visant potentiellement le réseau de cette entreprise.

12 Les Olympiades internationales d’informatique sont une compétition annuelle de programmation informatique et d’algorithmie.

13 Le concours France IOI prépare les adolescents aux Olympiades d’informatique, et permets de s’entrainer en ligne en passant des épreuves d’algorithmie et de codage à la difficulté croissante.

14 Lesquels ne sont d’ailleurs pas seulement « numériques », comme lorsqu’il explique fréquenter la bibliothèque municipale, dans laquelle il lit des revues scientifiques sans autre but affiché que « me renseigner moi-même ».

15 Il s’agit de l’une des nombreuses « pédagogies alternatives », caractérisées par une remise en cause des schémas habituels de l’école, jugée trop « ‘formelle’, ‘intellectualiste’, déconnectée du réel, en tout cas de ce qui ferait sens pour l’enfant » (Leroy, 2022, p. 10)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Antoine Larribeau, « L’informatique buissonnière : l’apprentissage du code comme activité élective à l’adolescence »RESET [En ligne], 12 | 2023, mis en ligne le 23 mars 2023, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/reset/4296 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/reset.4296

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Auteur

Antoine Larribeau

Doctorant, Laboratoire EXPERICE, Université Sorbonne Paris Nord

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