1Lors du premier confinement imposé en France du fait de la pandémie de Covid-19, les lycées ont été fermés pendant plusieurs semaines (arrêté ministériel du 12 mars 2020) et les lycéens, comme le reste de la population, ont été confinés à leur domicile. Pour autant, le temps scolaire n’a pas été suspendu. L’école se poursuivait à distance, « à la maison ». Autrement dit, les élèves devaient, comme souvent leurs parents, télétravailler. Travailler seuls, sans la présence physique de leurs enseignants ou de leurs camarades, sans le rythme donné par la cloche, sans mobilier scolaire, sans tableau, sans récréation, sans cantine. Bref, on demandait aux lycéens de poursuivre leurs études hors d’une forme scolaire qui leur semblait sans doute jusque-là en représenter le cadre naturel et immuable (Vincent, Courtebras & Reuter, 2012). Ce travail hors cadre, ou plus exactement dans un cadre nouveau, inventé en même temps qu’il était performé par les élèves et les professeurs à distance, était qualifié de « travail autonome ». Il ne s’agissait pas, bien entendu, de laisser les élèves se fixer leurs propres objectifs ou décider de ce qu’ils avaient envie d’apprendre, comme pourrait le laisser entendre l’étymologie même du terme. Dans le cadre scolaire, travailler en autonomie renvoie au fait d’effectuer une tâche fixée par l’enseignant sans l’accompagnement de celui-ci ni son contrôle direct pendant l’exécution de la tâche. Cette capacité à travailler de manière « autonome » est particulièrement valorisée et attendue au lycée, même si de nombreux travaux ont montré à quel point son acquisition était difficile et surtout socialement clivée (Gasparini, Joly-Rissoan & Dalud-Vincent, 2009).
2Le passage soudain à un travail en autonomie reposant largement sur les technologies numériques confrontait les lycéens à plusieurs défis inédits. Ces élèves avaient dans leur immense majorité toujours travaillé sous le regard d’enseignants, en classe et en coprésence. Les injonctions à « devenir plus autonomes » qui leur étaient régulièrement rappelées étaient donc au moins en partie théoriques, voire paradoxales, s’appliquant pour l’essentiel aux devoirs à la maison (Raab, 2016). Les enjeux associés à la question de l’autonomie se sont par ailleurs développés dans le système éducatif français depuis les années 1990 en parallèle de la démocratisation des outils numériques et de l’équipement multimédia des établissements (Baron & Bruillard, 2015). Internet et les outils numériques, offrant de nouvelles possibilités et de nouvelles modalités de travail scolaire, ont souvent été présentés comme des supports de l’autonomisation de l’élève (Barbot & Trémion, 2016).
3Pour l’élève, se retrouver dans une situation soudaine d’« école à la maison connectée », sans préparation, implique de devoir s’adapter à ce contexte et d’autoréguler ses pratiques d’apprentissage via différentes techniques et technologies. Pour devenir autonome, il s’agit pour lui, entre autres, d’être capable d’« apprivoiser la distance et de supprimer l’absence » à la fois spatiale, temporelle, sociale, technologique (Jacquinot, 1993). Or l’idée selon laquelle l’utilisation du numérique serait un facilitateur d’autonomie en formation doit être accompagnée de multiples nuances (Linard, 2003 ; Fluckiger, 2010 ; Amadieu et Tricot, 2020). La disponibilité et l’abondance des solutions technologiques pour apprendre avec le numérique peuvent donner l’illusion de leur accessibilité et de la transparence de leurs utilisations pour des élèves désormais habitués à utiliser les outils technologiques dans leur vie quotidienne (Martin & Dagiral, 2016). Mais l’accès aux ressources en ligne ne dit rien de l’utilisation qu’en font les sujets, ni de ce qu’il se passe lorsque les élèves doivent apprendre, individuellement et collectivement, tout en se débrouillant avec différents types d’outils technologiques (environnements numériques de travail, outils de bureautique, de visioconférences, réseaux sociaux). Ont-ils repensé à cette occasion leur « métier d’élève » (Perrenoud, 2010) ? On verra que les compétences numériques et l’autonomie des élèves sont fortement sollicitées par les enseignants, y compris dans certaines formes de co-élaboration des activités en ligne. Il s’agira donc aussi d’identifier les formes de participation des élèves (Lembré & Krop, 2020) à cette reconfiguration de la forme scolaire. En outre, l’idée d’une autonomie scolaire est souvent associée à celle de l’indépendance de l’élève hors du temps de classe géré par l’enseignant. Elle postule une prédisposition naturelle et innée de tous pour ce travail « en autonomie », souvent assimilée à un travail solitaire. Or les recherches tendent à montrer que la dimension sociale joue un rôle fondamental dans le développement de la capacité à travailler seul (Lahire, 2001), et qu’elle repose sur des formes variées de dynamiques, qu’elles soient physiques, sociales, intellectuelles (Holec, 1991 ; Barbot & Camatarri, 1999 ; Caudron, 2001). Nous investiguerons donc également ces dimensions interactionnelles.
- 1 Les enquêteurs suivaient un guide d’entretien commun composé de douze thématiques, portant sur cett (...)
4Pour cela, nous analyserons ici 32 entretiens semi-directifs réalisés auprès de jeunes ayant vécu cette période de confinement en tant qu’élèves de Terminale. Ces élèves étaient inscrits à ce moment dans 32 lycées différents, publics et privés, en Île-de-France. Parmi ces entretiens, 19 ont été effectués avec des filles et 13 avec des garçons. Au moment du confinement du printemps 2020, les enquêtés étaient répartis entre filières générales (11 en ES, 9 en S, 4 en L), filières technologiques (3 STMG, 2 ST2S, un STI2D et un STL) et bac professionnel (un seul enquêté). Lors de l’entretien, les enquêtés étaient répartis entre Licences universitaires (8 sciences de l’éducation, 3 Sciences de la vie, 1 sociologie, 1 histoire, 1 psychologie, 1 STAPS, 1 médecine, 1 info-com), BTS (6), classe préparatoire (3), DUT (2), école de commerce (2), IEP (1), école d’infirmière (1). Les entretiens ont eu lieu en octobre 2020 (soit trois mois après le confinement étudié) et ont été réalisés par des étudiants de L2 de sciences de l’éducation encadrés dans le cadre d’un module dédié à l’enquête qualitative1. Le fait de faire réaliser les entretiens par des étudiants de la même génération que les enquêtés (environ un an d’écart) a un effet positif en termes de liberté de ton et contribue sans doute à minorer le « syndrome du bon élève » qui est un risque majeur lorsqu’un enquêteur lui-même professeur interroge des élèves ou des étudiants sur leurs pratiques scolaires. Cependant, cette modalité d’enquête induit également plusieurs biais qui doivent être notés, car ils restreignent d’autant sa portée. Tout d’abord, les entretiens ont été réalisés trois mois après le confinement. Il s’agit donc d’une version rationalisée a posteriori de la période et non du vécu « en temps réel » de celle-ci induisant un risque d’illusion biographique accru par le caractère dramatique de la période vécue (Bourdieu, 1986). De plus, les enquêteurs ayant recruté dans leur entourage direct, tous les enquêtés résident en Île-de-France. L’enquête passe ainsi en partie à côté des problèmes de connexion qu’ont connu beaucoup d’élèves vivant dans des zones géographiques peu ou mal couvertes. Enfin, et c’est l’élément le plus important, les étudiants de sciences de l’éducation de l’Institut Catholique de Paris recrutant dans leur réseau amical produisent sans surprise un échantillon constitué d’une majorité d’élèves de filières générales (24 sur 32) et issus de classes moyennes et supérieures. Cela explique notamment le fait que la quasi-totalité des enquêtés disposent chez eux d’au moins un ordinateur connecté. Ce biais de recrutement « par le haut », ne doit pas être minoré : les élèves n’ayant pas d’ordinateur chez eux ont certainement vécu la scolarité pendant le confinement bien plus difficilement ou en tous cas de manière différente. Le panel des enquêtés n’a donc pas vocation à incarner un échantillon représentatif de la population lycéenne ou étudiante française.
5L’objectif de l’enquête, à travers la diversité relative de profil offerte par le panel, est de permettre une approche qualitative des pratiques et des représentations de la population étudiée. Les données récoltées permettront notamment d’observer et de caractériser de manière plus fine le type de difficultés rencontrées par les élèves dans cette situation. Elles mettront également en lumière certaines formes originales de collaboration, entre élèves, mais aussi avec les enseignants, les coconstructions de « traits d’union » (Vidal, 2020) entre élèves de Terminale et avec les enseignants. Dans un premier temps, on s’intéressera aux limites du travail en autonomie en observant comment cette problématique ancienne est réactualisée dans le cadre de cette situation inédite. Comment les élèves organisent leur temps sans être sous le regard des adultes (qu’il s’agisse des enseignants ou de leurs parents). On verra malgré tout que l’investissement personnel reste très lié à celui des enseignants. Cela nous amènera dans un second temps au réagencement des pratiques numériques des élèves dans ce contexte inédit de formation à la maison en autonomie forcée. On verra à cette occasion que les élèves portent un regard nuancé sur ces modalités d’apprentissage qu’ils découvrent et expérimentent. On entendra aussi leurs questionnements ayant trait à leurs pratiques numériques, scolaires et personnelles, qui ne vont pas de soi pour eux. Enfin, dans une troisième partie, on explorera les différentes sortes de coapprentissages et de coconstructions de modalités d’interactions en ligne que l’on voit émerger, à la fois entre élèves et avec les enseignants pendant ce temps d’école à la maison.
6On l’a dit, la question du développement de l’autonomie est un enjeu central du lycée. Si l’autonomie figure dans les textes officiels comme une visée de l’école depuis 2002 (Condette, 2020), les temps de travail autonome réel, dans le cadre scolaire habituel, sont en réalité assez limités : quelques moments de travail de groupe pendant un cours ou des recherches au CDI, qui dans les deux cas se passent tout de même sous le regard d’adultes que l’on peut solliciter de manière immédiate. Le seul temps de travail totalement solitaire étant celui des devoirs à la maison, auquel les élèves ont été progressivement habitués depuis le collège et qu’ils effectuent pour la plupart sans l’aide de leurs parents, dans leur chambre quand cela est possible (Glevarec, 2010).
7Le travail en autonomie ne devrait donc pas être nouveau pour les enquêtés, mais c’est son volume et son intensité à la maison qui vont leur poser des difficultés :
- 2 Pour chaque extrait d’entretien, nous indiquons un prénom modifié, la filière que l’enquêté suivait (...)
« Si on reporte sur la journée, le temps où je travaillais était à peu près le même, mais pour moi la charge de travail personnel était plus importante, étant donné que c’était quelque chose que je ne connaissais pas du tout, ou du moins pas à cette intensité-là et du coup ça a été assez long pour moi d’arriver à travailler vraiment de manière autonome et de manière efficace » (Alexandre, ES/L1 Histoire)2.
8Le fait d’être seul, physiquement parlant, et chez soi, n’est d’ailleurs souvent pas présenté comme un problème en soi. Un enquêté nous dit par exemple : « Moi je suis quelqu’un qui aime bien aussi être tout seul tout ça donc j’ai apprécié. » (Lucas, Bac Pro aviation/BTS aéronautique). Lorsque les enquêtés décrivent cette période d’école à la maison, les frontières entre vie privée et vie scolaire semblent parfois s’effacer. Nous reviendrons sur tous les types de difficultés et de tensions que cet état peut susciter, mais notons d’ores et déjà que pour certains, travailler dans un environnement familier au contact direct avec les membres de leur famille peut aussi être présenté comme une occasion de renouvellement des liens avec leurs parents :
« Franchement, on en a profité. Et puis le confinement c’était… je crois que c’était ma meilleure période parce que euh j’avais moins de conflits avec mes parents étonnamment. Je pense que c’est le fait d’être enfermé, ça a joué un effet opposé sur mes parents ! D’habitude ils sont très énervés dès qu’on est ensemble, sous le même toit, on est tous très énervés, et là pendant le confinement, je crois qu’on s’est dit “bah on a pas le choix” et puis on est resté super sages ! on passait des bons moments, où on riait tout le temps presque » (Clara, STL/BTS biomédical).
9C’est plutôt l’environnement de travail et les rites habituels de la scolarité que les élèves regrettent, comme « le fait de pas être dans l’ambiance scolaire, etc. ça aidait pas quoi, ça nous aidait pas à rester concentré, donc forcément ouais on avait moins envie d’écouter le prof parler d’un truc qui nous intéressait pas pendant deux heures » (Théo, S /Math. Sup.). D’autres expliquent ainsi avoir des difficultés à se mettre dans un état propice à un travail soutenu :
« Oui, parce que les profs [en présentiel], je pense qu’ils regardent plus, genre, autour de la salle, pour voir qui fait quoi. Alors que quand t’es chez toi, ils peuvent pas regarder si t’es en train de vraiment travailler » (Louise, S/L1 Bio).
10Ces quelques extraits permettent d’entrevoir la diversité d’appréciations et de ressentis des élèves vis-à-vis de l’école à la maison, qui sont liés aux conditions matérielles plus ou moins favorables (chambre personnelle ou non, qualité de l’espace de travail), aux relations familiales, et aussi peut-être à des traits de caractère propres à chaque élève. En revanche, nous remarquons que, quel que soit ce ressenti, tous évoquent la nécessité de mettre en place des stratégies de travail nouvelles, pour organiser leur temps à la maison.
11À deux exceptions près (sur les 32 entretiens), les élèves interrogés affirment que leurs parents, pourtant souvent présents à la maison dans le cadre du télétravail à cette période, les laissent largement libres de l’organisation de leur temps et de la gestion de leur travail. Cette autonomie des lycéens, malgré toutes les difficultés et les limites que nous avons commencé à poser, est donc au moins postulée par les parents alors même que le baccalauréat est proche et qu’ils ont sans doute conscience que cette situation est inédite et donc complexe pour leur enfant :
« Alors euh mes parents pendant le confinement ils m’ont laissé totalement libre parce que d’une part mon père il était en télétravail du coup il ne s’occupait pas trop de nous, il avait pas le temps et ma mère elle travaillait à l’extérieur parce qu’elle ne pouvait pas faire de télétravail donc on était relativement libre » (Lisa, ST2S/École d’infirmière).
12Pour des questions de principe (« il est grand, il doit se prendre en charge ») ou pratiques (« pas le temps de m’en occuper, et de toute façon je ne comprends pas ce qu’il fait »), les parents laissent ces lycéens trouver par eux-mêmes une organisation qui leur convienne. Ils se contentent le plus souvent de poser un cadre global pour la vie familiale : heures de lever et de coucher, heures des repas :
« Alors ma maman était là pendant tout le confinement. Donc euh, en fait, y fallait juste bah... je pouvais gérer mon organisation, comme j’en avais envie. Fallait juste, bah du coup, par exemple pour le déjeuner, la prévenir que à telle heure, je devais déjeuner, à telle heure, j’avais ma pause, etc. Mais après... une fois dans ma chambre, j’étais libre… » (Justine, STMG/BTS).
13L’emploi du temps s’établit autour des visioconférences, dont les horaires varient d’un jour et d’une semaine à l’autre. Les lycéens se trouvent parfois confrontés à des conflits d’agenda lorsqu’ils doivent à la fois gérer leur organisation personnelle et scolaire autour de ces points fixes, dans un schéma très éloigné de ce qui se passe dans la classe traditionnelle :
« Vu que déjà nos cours étaient déjà pas à des heures fixes, toutes les semaines ça changeait tous les jours ca changeait donc je mangeai pas à des heures fixes je mangeai des fois à 11 h pour pouvoir être en cours à 12 h jusqu’à 14 h ou alors l’inverse je mangeai à 14 h parce que du coup j’avais cours de 11 h à 14 h » (Lucie, S/Médecine).
14Cette nouvelle temporalité bouscule les représentations et les pratiques des élèves qui procèdent par essais et erreurs pour s’adapter, et l’accès aux ressources numériques n’est pas synonyme de liberté pour les élèves qui doivent prendre des décisions par eux-mêmes pour se mettre au travail entre les temps occupés par les « visio ». Cela amène les lycéens à développer une véritable réflexion sur la nécessité d’apprendre à gérer leur temps, à articuler activités lycéennes et personnelles, à se fixer des routines efficaces :
« Au début du confinement, je faisais rien, j’étais plutôt pyjama toute la journée, je regardais des séries Netflix, je mangeais toute la journée, mais du coup au bout de, je dirais deux semaines, j’ai commencé à me forcer à me lever vers huit heures du matin, prendre un petit déjeuner, faire des choses de ma journée » (Marie, ES/Prépa HEC).
15Ces tâtonnements relevant d’une situation tout à fait nouvelle correspondaient également au temps nécessaire à la plupart de leurs enseignants pour trouver un rythme : « Les professeurs ont eu beaucoup de mal à s’organiser donc pour nous, pour suivre derrière ce n’était pas facile » (Manon, L/L1 Éducation).
16L’un des défis est aussi la durée de ce confinement qui, pour les lycéens, s’étale sur plus de trois mois. Il s’agit non seulement de trouver des stratégies, par exemple Léa (L/L1 Éducation), décide d’arrêter de faire des fiches parce que « tu terminais à 23 h (rires), et c’était pas possible », mais aussi de s’y tenir sur une période longue : « Mais franchement, j’ai été sérieux pendant de longues semaines et vers la fin, c’est vrai qu’je voilà (rires) j’ai pas été, j’ai pas très bien suivi la fin des cours » (Lucas, Bac Pro/BTS).
17De ce point de vue, le rôle des frères et sœurs est mentionné dans plusieurs entretiens. Il participe au contrôle social informel exercé à la maison et à différentes formes d’entraide :
« Si je faisais rien toute la journée bah j’allais recevoir quelques réflexions, mais j’étais assez sérieuse. Ce qui était aussi super pratique c’est que ma sœur qui a été très bonne à l’école, elle m’aidait vachement pour les évaluations donc j’ai eu plein de petits QCM en histoire où elle les a faits pour moi. J’ai eu un petit 18 (rires) donc au final ça a ses avantages ! » (Benjamin, STI2D/BTS).
18La mise en autonomie des élèves n’entraîne pas de rupture de leurs attentes vis-à-vis de l’enseignant, mais celles-ci évoluent. Dans une situation marquée par une diversification des pratiques de l’enseignant (c.-à-d. certains enseignants donnent du travail par mail une fois par semaine, tandis que d’autres se lancent dans des scénarisations élaborées faisant appel à une multitude d’outils et à des échanges collectifs et/ou individuels presque quotidiens), les élèves disent se caler sur le rythme impulsé par l’enseignant. Un élément récurrent de nos entretiens est la perception par les élèves de la très grande diversité dans le niveau et les modalités d’investissement de leurs professeurs. Mais lorsque les demandes de l’enseignant sont importantes, l’investissement de l’élève s’y adapte proportionnellement et inversement, si l’enseignant demande peu et se désinvestit, l’élève laisse la matière de côté pour se concentrer sur celles qui sont plus exigeantes : « Par exemple, les mathématiques où le professeur a considéré que nous avions fini le programme. Du coup, nous n’avions pas eu plus de cours (...) Ensuite, dans certaines matières, par exemple en économie ou en philosophie, il y a eu des cours réguliers dès le début » (Antoine, ES/ESC).
19Cela remet en cause la conception idéalisée d’un lycéen autonome en ligne, gérant par lui-même le niveau d’investissement nécessaire à l’atteinte d’objectifs d’apprentissage dans chaque discipline :
« J’ai préféré le travail où j’étais encadré parce que moi je suis très… je suis quelqu’un qui se laisse vite aller. J’aime bien être encadré, avoir des barrières, me dire que je dois faire ça, avoir des obligations. Sinon je perds très vite de vue mes objectifs (...) Mais par rapport au cours qui était que en Gmail comme l’espagnol et l’anglais c’était très difficile parce qu’en anglais on avait pas du tout de travail, en espagnol on avait un travail toutes les deux semaines bah c’était un peu compliqué » (Clément, ES/STAPS).
20Ici, l’autonomie des élèves n’est pas synonyme de libération ou d’émancipation vis-à-vis de l’enseignant. Elle ne s’accompagne pas de prises de libertés ou de décisions quant à l’apprentissage scolaire. Les élèves se persuadent d’ailleurs de ne pas être capables de prendre la direction de leur formation. Certains élèves relatent un investissement de l’enseignant très conséquent, accompagné d’un suivi individuel et personnalisé de chacun, qui leur semble plus important qu’en temps normal. Quoi qu’il en soit, les élèves restent dans une logique d’attente vis-à-vis de l’enseignant. La personnalisation de la formation les rassure, voire stimule leur motivation, comme l’expliquent Lucie et Justine :
« On échangeait des messages et puis il nous appelait un par un pour voir les difficultés qu’on avait. Il nous donnait un créneau horaire ou en fait on devait faire pleins d’exos et pendant ce créneau horaire il se connectait sur WhatsApp et il attendait qu’on lui envoie des messages pour lui dire si ça allait ou si ça allait pas, poser nos questions tout ça. Et s’il voyait qu’on était vraiment largué il nous appelait et par téléphone, il nous expliquait en détail ce qu’il fallait faire, ce qu’il fallait pas faire et pourquoi on s’était trompé » (Lucie, S/Médecine).
« Avec les professeurs aussi... on sentait qu’ils étaient vachement euh.... à fond pour nous répondre rapidement et tout, donc ça c’était... c’était top ! Et puis, ils insistaient réellement sur le fait de poser des questions, pour vraiment rendre le cours attractif et pas que pendant une heure ils parlent tout seuls » (Justine, STMG/BTS).
21Inversement, au fil du confinement, un recul de l’investissement et de la présence en ligne de l’enseignant perçu par les élèves entraîne une baisse de la participation de ceux-ci. Cette situation ne provoque pas de prise en charge par le lycéen de son apprentissage, comme l’explique l’enquêté qui évoque un sentiment d’abandon :
« Non il y a vraiment des moments où, avec la durée du confinement, j’avais de moins en moins envie de travailler. Et puis même comme les professeurs étaient de moins en moins présents aussi parce que bah au bout d’un moment ils étaient pas préparés, en fait, à nous faire travailler aussi longtemps chez nous. Euh bah ça devenait de plus en plus compliqué de réussir à trouver quelque chose à faire parfois. Il y a des jours en fait, on avait plus rien à faire » (Océane, L/L1 Éducation).
22Cette corrélation du niveau d’investissement entre enseignants et élèves dans la formation traduit bien des formes de dépendance. Elle est régie par un ensemble d’attentes des élèves quant aux modalités et aux formes de participation de l’enseignant. Ces attentes amènent les élèves à se construire des règles tacites, comme le montre cet étudiant lorsqu’il évalue la conduite des enseignants :
« Il y a des profs qui étaient pas fairplay, et il y en a d’autres, ils nous ont totalement oubliés ha ha ! (...) Ma prof de biochimie, elle nous a envoyé pendant une semaine des vingtaines de pages, qu’on devait faire du jour pour le lendemain en plus hein, c’était pas facile à faire… Et puis du jour au lendemain, elle nous a totalement oubliés ! Elle nous a pas donné de nouvelles pendant 3 semaines » (Clara, STL/BTS Biomédical).
23Dans cette situation de mise en autonomie scolaire des lycéens à la maison, les questions qui ont trait aux rôles et aux responsabilités partagées, aux besoins personnels et sociaux, semblent bien plus préoccuper les élèves que les questions d’équipement numérique proprement dit.
- 3 Ce qui est congruent avec les grandes enquêtes sur les équipements numériques des jeunes (Voir par (...)
24La quasi-totalité de nos enquêtés disposent chez eux d’au moins un ordinateur connecté à internet. Le plus souvent un laptop connecté en wifi. Presque tous possèdent également un smartphone connecté à internet via la 4g3. Pour autant, comme nous le verrons, si l’équipement matériel ne règle pas tous les problèmes techniques liés à l’apprentissage scolaire à la maison pendant la pandémie, l’utilisation du numérique s’accompagne de pratiques chez les élèves qui exigent parfois de nouveaux apprentissages.
25L’apprentissage autonome à la maison amène l’élève à faire usage d’outils numériques potentiellement nouveaux. Cela implique pour lui de saisir les fonctionnalités de ces outils afin de trouver des solutions aux problèmes technologiques rencontrés le cas échéant, voire de les anticiper pour créer les conditions nécessaires à ses apprentissages scolaires. Dans les entretiens, l’une des questions récurrentes concerne le partage de la bande passante avec les autres membres du foyer, qui peut entraîner des ralentissements voire des coupures et qui rendent, par conséquent, plus difficile le suivi des cours :
« Moi je me servais de l’ordinateur de ma mère, donc euh… c’est sûr que ça rend les choses un petit peu compliquées. Et puis quand je ne l’avais pas, bah de mon téléphone, ce qui faisait que pour un cours audio, forcément il y avait des mauvaises qualités, parfois je pouvais même pas suivre le cours, donc ça a été un petit peu compliqué ouais » (Victor, S/L1 Bio.).
26Dans cette situation, les lycéens cherchent, d’abord seuls, à trouver une solution technique pour se reconnecter, plutôt que de se résigner et d’attendre de récupérer les cours autrement, comme l’explique Julien (ES/Sciences Po) qui multiplie les tentatives de résolution de ses problèmes de connexion. Il prend la responsabilité de son travail scolaire et ne se laisse pas décourager par les problèmes liés aux technologies :
« Il y avait une très, très faible portée, du coup je ne pouvais pas travailler de ma chambre, il fallait que j’aille dans le salon, du coup tout le monde était là. Suivre un cours avec quatre personnes à côté c’est compliqué. Et en plus, euh, la connexion était assez mauvaise, dans le sens où je me faisais déconnecter plusieurs fois par cours. Et donc par exemple quand je commençais un cours à 11 h, ça pouvait arriver qu’à 11 h 40 je sois déconnecté, je j’attende 10 minutes avant de pouvoir essayer de me reconnecter, et quand je me reconnecte, je me refais déconnecter 5 minutes après. Donc en fait j’arrive pas à suivre le cours, même si j’essaye quoi. (...) En fait, je passais plus de temps à essayer de régler mes problèmes que de vraiment suivre le cours. (...) parce que en fait mon père a son entreprise, du coup il avait beaucoup de réunions téléphoniques ; mon frère suivait lui-même des cours donc on était tous les deux côte à côte. Ma mère aussi est consultante informatique, il y avait beaucoup de réunions avec des étrangers alors c’était assez compliqué de se concentrer, si je devais participer aux cours il y avait le bruit des parents en réunion en fond » (Julien, ES/Sciences Po).
27La capacité des lycéens à s’adapter à ce nouvel environnement de travail passe également par une connaissance approfondie des instabilités du dispositif numérique, et des solutions de remplacement. Les lycéens apprennent à travailler sur divers terminaux : ordinateurs fixes, portables, smartphone, tablette, et à utiliser des logiciels ou applications sur l’un ou l’autre, ce qui représente pour les enquêtés les conditions minimales pour bien apprendre. Ces pratiques de sécurisation de l’environnement de travail peuvent là encore donner lieu à des formes d’accompagnement scolaire :
« Alors moi en fait j’avais pas eu de chance, j’avais donné mon ordinateur au réparateur avant donc je me suis retrouvée avec mon téléphone (...), mais ça va parce que j’avais Google doc, le prof m’avait appris à utiliser Google doc du coup, il me faisait plein de démonstrations mon professeur, pour qu’on envoie bien les cours, il nous montrait comment envoyer et tout (...) les visio c’était facile parce que directement on nous envoyait les liens et sinon on faisait des appels sur WhatsApp avec des profs en particulier. Mais ça c’était pas compliqué » (Thomas, ST2S/L1 Education).
28Dans ce contexte, même si les lycéens de 2020 ne sont pas des digital natives (Bennett et Maton, 2008 ; Fluckiger, 2016) capables de faire fonctionner instantanément et intuitivement n’importe quel outil pour n’importe quelle activité, ils se montrent capables d’identifier des problèmes liés à la technique et à trouver un moyen de les résoudre pour assurer le déroulement de leur formation. Dans cette situation, les élèves sont amenés à prendre cette responsabilité et à s’interroger sur ce que cela implique.
29Nos entretiens témoignent d’une grande diversité de propos dans le vécu de l’utilisation de l’ordinateur lors de l’école à la maison. Parfois l’ordinateur est perçu par les élèves comme un parasite au bon déroulement de la formation avec lequel composer. L’utilisation des outils technologiques entraîne des perturbations dans le processus d’apprentissage en confrontant les élèves à de nouvelles situations de résolution de problèmes. L’autonomie dépend alors de la capacité de ces derniers à résoudre les difficultés technologiques rencontrées, sans l’aide de leurs enseignants :
« Alors personnellement je sais que l’apprentissage à distance bah du coup comme je vous disais ça me dérange pas du tout parce que je suis chez moi, je peux faire ce que je veux, quand je veux, je peux faire mon emploi du temps (...), mais c’est vrai que c’est compliqué parce que du coup on n’a pas d’interaction avec les profs et les profs sont pas toujours là et puis avec les problèmes de connexions, les problèmes de machines, il y a beaucoup de choses en dehors qui font que c’est compliqué et puis même par exemple on peut se dire “bon bah, j’ai un peu envie de dormir aujourd’hui donc je viens pas au cours machin, etc.” (...)» (Lisa, ST2S/École d’infirmière).
30Le rôle de l’enseignant dans l’utilisation des outils est également abordé par Antoine (ES/ESC) pour qui l’apprentissage autonome « demande plus d’autodiscipline et c’est quelque chose qui est plus dur à mettre en place ». Il réfléchit aux modifications des manières d’apprendre à la maison avec l’ordinateur lorsqu’il indique que « néanmoins ça permet de faire des cours de façon plus flexible ». La diversification des modalités de formation renouvelle le rapport à l’enseignant. Antoine explique qu’avec le numérique, la pression de l’enseignant est vécue comme atténuée : « Cela peut quand même remplacer les cours présentiels dans certains cas. Donc ça peut être intéressant, mais je ne pense pas que 100 % des cours à distance peut être envisageable, surtout lorsqu’on a du mal à se concentrer ou des trucs comme ça ». S’il s’engage dans une formation en autonomie contrainte, l’élève a alors aussi besoin de développer de nouvelles formes d’interaction avec ses pairs, comme l’explique Chloé (L/L1 Psycho), lorsqu’elle indique qu’« en classe c’est plus facile par exemple d’avoir des débats en philosophie alors que par vidéo on pouvait pas forcément se couper la parole ».
31Au-delà des disparités concernant les outils numériques utilisés, l’expérience d’apprentissage autonome à la maison pendant la pandémie est globalement présentée comme une forme dégradée de formation par les enquêtés. L’école à la maison ne correspond pas à la vie lycéenne telle qu’ils l’imaginent. Ils portent un regard critique sur les formes de travail avec le numérique pendant le confinement, qu’ils considèrent pour la plupart au mieux comme un complément possible, mais le plus souvent comme un pis-aller dont ils attendent la fin avec impatience. L’adoption de l’ordinateur comme pilier de l’environnement de travail peut même être vécue comme une contrainte violente comme le montre la mise en opposition faite par Lucie. Elle dit préférer l’aliénation d’une formation présentielle masquée et non choisie, à l’expérience vécue d’apprentissage seule devant son ordinateur :
« Vraiment le distanciel c’est chiant et stressant, t’es peu concentré par rapport à ce que tu pourrais être, en fait, euh vraiment s’il y a un truc que je souhaite à personne c’est d’être en distanciel, vraiment, je préfère peut-être à la limite, tu vois, aller à l’université et porter mon masque (...) Quand j’ai appris que la rentrée était en distanciel, je sais pas si j’étais prise entre l’envie de pleurer, tu vois, ou l’envie de me dire “vas-y alors je vais changer de licence tout de suite, c’est mieux”, parce que vraiment tu vois, pour moi en fait j’associe le distanciel à l’échec » (Lucie, S/Médecine).
32Alors qu’il pourrait être considéré comme un outil innovant offrant davantage de possibilités, grâce auquel apprenants et enseignants pourraient chacun assumer leurs responsabilités, l’ordinateur est au contraire présenté par Lisa comme un dispositif avant tout facilitateur de fraude scolaire et de free riding :
« Nous on avait pas d’évaluation parce qu’ils savaient très bien (...) que s’ils donnaient des évaluations pendant le confinement, il y en aurait la moitié qui tricherait. Donc du coup ce qu’ils faisaient c’est que, ils nous (...) donnaient des documents tous les jours et (...) en gros si tu rendais les devoirs en temps et en heure et ben par exemple moi en ST2S j’ai eu 16 tu vois parce que j’ai bien rendu mes trucs et tout (...). Et ça a été comme ça pour toutes les matières, on a pas eu d’évaluations autres (...) Comme on avait pas les cours et ben la journée on était libre de faire ce qu’on voulait et on avait (...) cours de physique de BPH donc c’est “bio physio pathologie humaine” et de ST2S, les autres cours ont les avais pas. Donc en gros ils nous envoyaient juste les cours écrits et nous on était libre de les lire ou pas. Si tu voulais pas faire son cours tu le faisais pas et du coup j’ai l’impression que la charge de travail, elle était beaucoup moins importante » (Lisa, ST2S/École d’infirmière).
33On le voit dans cet extrait, le développement de pratiques réellement autonomes avec le numérique exige un déconditionnement. Il ne peut advenir que si une confiance mutuelle se développe entre enseignants et élèves. Cela n’a rien d’évident tant les représentations que les uns ont des autres semblent au contraire empreintes de méfiance voire de défiance.
34Si l’on voit que des pratiques d’apprentissage spécifiques à ce contexte ont été développées par les lycéens, il semblerait que leur conception des outils n’ait pas radicalement évolué. C’est en tout cas ce qui se dégage lorsque l’on cherche à savoir si cette augmentation du temps passé à travailler avec les outils en ligne a amené les élèves à chercher à développer leur maîtrise du numérique. Dans ce cas, la réponse des enquêtés est soit purement négative, soit circonscrite à une maîtrise « un peu meilleure » des outils bureautiques (Word, Excel qui sont cités le plus souvent) comme le fait d’enregistrer un fichier texte ou de faire une mise en page. Les logiciels utilisés étaient pour la plupart connus :
« Je pense pas avoir trop progressé parce que c’était des outils que je connaissais déjà et du coup ils nous demandaient pas vraiment beaucoup de choses (...) parce que bon les réseaux sociaux du coup fin on connaît, on est dans la génération des réseaux sociaux et (...) enfin Zoom oui que je connaissais pas, mais Discord je connaissais déjà, WhatsApp je connaissais déjà donc je pense pas que ça m’ait trop aidé » (Lisa, ST2S/École d’infirmière).
35En revanche, l’obligation faite aux lycéens d’utiliser les outils numériques pour apprendre les amène à envisager les pratiques professionnelles numériques : « Comme ça on voit un peu dans la vie future comment on peut communiquer avec tout ce qui est ordinateur » (Léa, L/L1 Éducation). Plus particulièrement, c’est l’apprentissage d’un véritable ethos de télétravailleur, que les élèves doivent acquérir à ce moment, en même temps que leurs parents, et leurs frères et sœurs :
« Et puis après moi je travaillais dans ma chambre, mais vu que je me déconcentrais facilement parce que je m’ennuyais, du coup j’ai trouvé un moyen (...) je mettais mes écouteurs et je travaillais dans le salon, il y avait ma mère, mon chien, mon chat » (Clara, STL/BTS Biomédical).
36Pour cela, ils combinent environnements numériques (par exemple la plate-forme École Directe) qui leur donne les outils pour organiser leurs apprentissages (agenda, messagerie), avec les documents à disposition en ligne, ou encore les outils de visioconférence tels que Zoom pour la possibilité de visionnage flexible des cours qu’Antoine (ES/ESC) souligne par exemple :
« C’est qu’on pouvait suivre les cours de n’importe où, par exemple marcher en même temps, ça pouvait nous aider à écouter ou des trucs comme ça. Aussi, un autre point positif était qu’on passait plus vite sur les sujets, on pouvait développer plus rapidement parce qu’il y avait moins de perturbations qui pouvaient mettre une pause au cours. Par exemple, si des élèves discutaient, ils coupaient leur micro ou des trucs comme ça ».
37Interrogés sur le temps passé dans la journée devant les différents écrans disponibles dans le foyer, les enquêtés évoquent presque tous une augmentation forte, avec un temps quotidien qu’ils estiment entre 8 et 12 h selon les cas :
« Pour ce qui est de mon temps d’écran, sur mon ordinateur, ça a été une véritable catastrophe tellement il a augmenté. Parce que du coup je travaillais sur mon ordinateur, je regardais des séries sur mon ordinateur, je rédigeais des devoirs sur mon ordinateur » (Emma, ES/ESC).
38L’analyse des réponses des élèves permet d’identifier l’amalgame entre les pratiques scolaires (« réaliser des activités ») et privées (« regarder des séries ») qui sont citées d’un bloc, tous rangés dans la catégorie « écran » sans distinction forte. Les élèves interrogés reprennent sans doute en partie à leur compte des idées circulant largement dans les médias quant à la nocivité des « écrans » (Tessier & Saint-Martin, 2020). Avec l’école à la maison, des élèves se définissant comme de gros consommateurs d’écrans, par exemple les passionnés de jeux vidéo, affirment atteindre leurs propres limites :
« J’étais sur les écrans toute la journée honnêtement, j’avais les cours et après pour garder un certain lien social j’étais obligé d’être encore sur mon téléphone. Moi je suis quelqu’un qui joue aux jeux vidéo, bah j’étais avec mes amis dans une sorte de lien [avec le] chat vocal, ça a été comme ça pendant tout le confinement (...) Moi je sais que j’ai des problèmes aux yeux du coup j’ai développé un strabisme a cause des écrans donc ça c’est dû à mes années de jeu vidéo dans lesquelles j’ai abusé donc du coup être trop sur les écrans ca me procure des migraines maintenant ; ça fait trois ans que je vais chez l’orthoptiste dû à des problèmes aux yeux » (Clément, ES/STAPS).
39Entre eux, les élèves interagissent de manière pervasive via les applications de messagerie pour apprendre en autonomie : WhatsApp très majoritairement, mais aussi Snapchat, ou de manière plus marginale Houseparty ou Facebook Messenger (cités chacun une fois). Ces interactions ne changent pas de forme à l’occasion du confinement, mais de l’avis de tous les enquêtés (à une exception près), augmentent en termes d’intensité et de variété des sujets abordés.
40Tout au long de la journée, on chatte pendant les cours, on se pose des questions sur les exercices à faire via le groupe de la classe. Cela peut concerner des problèmes techniques : « Il y en a qui disaient bon bah écoute appelle moi comme ça je te dis comment est-ce que ça fonctionne » (Léa, L/L1 Éducation), ou des questions plus scolaires comme l’explique Léa qui communique avec une élève de la classe tous les matins afin de récapituler et de faire un point sur tous les devoirs à faire dans la journée. Parfois, ces interactions concernent le groupe-classe confronté à des difficultés techniques insolubles. Le courriel devient dans ce cas un outil de solidarité pour s’entraider pendant cette année si particulière qui est celle de la préparation du baccalarauréat :
« Elle (la professeur de SVT) nous avait demandé de télécharger les logiciels qu’on avait besoin d’utiliser pour les TP et en fait ça marchait pas sur ma tablette donc moi je faisais pas les TP, mais il y a une partie de ma classe qui y arrivait, mais très peu je crois qu’ils étaient que 7 à réussir à télécharger le truc, et donc il y avait que sept personnes à faire les TP et les autres après attendaient que les sept premiers aient fait pour le recevoir et l’intégrer au cours » (Inès, ES/L1 Éducation).
41Sans surprise, les interactions développées en ligne durant cette période recoupent aussi les réseaux habituels de sociabilité des élèves (Martin & Dagiral, 2016), tout en les polarisant :
« Je ne m’entends pas avec tous mes camarades de classe donc cette petite pause m’a permis de couper des liens avec certains de mes camarades ce qui m’a rendu (rires) plutôt heureux néanmoins j’ai gardé contact avec certains de mes amis euh via Snapchat par exemple et également nous faisions des Houseparty » (Antoine, ES/ESC).
« Après on a l’habitude d’utiliser tout ce qui est Snapchat et autre, donc qu’on soit ensemble ou pas on est toujours connecté en fait, on est toujours liés, donc il n’y a pas de problème. Le seul problème, c’est certains élèves, c’est vrai, qui étaient un peu relou pendant les réunions, mais on pouvait les exclure de la réunion et puis ça passait, il n’avait pas de soucis » (Benjamin, STI2D/BTS).
42Dans le cadre de cours en présentiel, on sait qu’une partie de la journée d’un lycéen est consacrée à échanger des petits mots, des clins d’œil, à poser une question à voix basse à son voisin quand on a raté quelque chose, mais qu’on ne veut pas faire répéter une fois de plus le professeur, à jouer plus ou moins discrètement à des petits jeux qui font passer le temps lorsque le cours leur semble moins intéressant. Cela se retrouve sans surprise lors de la période d’école à la maison, d’autant qu’on peut mener ces différentes activités sans déranger l’enseignant, comme Chloé (L/L1 Psycho.) qui indique avoir communiqué davantage avec ses amis pendant les heures de cours qu’à l’accoutumée, ou Hugo (S/Math. Sup.) qui jouait à Risk avec ses amis lorsque les cours les intéressaient un peu moins. Loin des discours alarmistes sur la perte d’attention de leur génération et l’apocalypse cognitive qui les guetterait, les lycéens recréent ces microsociabilités et développent des formes d’entraide qui rendent leur métier d’élève autonome plus vivable dans ce contexte, à défaut d’une prise en charge active de leurs apprentissages scolaires.
43Durant cette période, les interactions avec les enseignants passent par une grande diversité d’outils, cette diversité s’expliquant par plusieurs raisons. D’une part, pour les lycées publics, le choix de l’ENT est décidé par la région. En Île-de-France (où tous les entretiens de notre enquête ont été réalisés), les lycées utilisent Ecole Directe et le logiciel Pronote en complément. Les établissements privés ont la liberté de choisir leur outil (Charlemagne ou encore Moodle). En plus de l’ENT, ces établissements ont pu souscrire à des offres complémentaires : Office et Teams ou encore Blackboard Collaborate qui sont cités le plus souvent dans nos entretiens. À ces choix d’établissements s’ajoutent les décisions individuelles des enseignants. Ceux-ci utilisent ainsi souvent Zoom pour les séances distancielles synchrones en profitant de l’offre gratuite sans limites de temps, proposée à cette période pour les enseignants. Ils utilisent en plus de cela de nombreux autres outils numériques : Google docs, vidéos YouTube, applications de QCM diverses, à quoi s’ajoutent souvent le recours direct aux mails pour les questions individuelles des élèves :
« Il y avait une page Excel qui était partagée pour avoir notre emploi du temps et chaque semaine les profs remplissaient les cases de la page Excel. Pour chaque jour il y avait deux colonnes avec le nom du cours donc histoire-géo par exemple et à côté il y avait donc le site où l’on devait se retrouver donc soit sur Meet Jitsi soit sur Teams, ou voilà̀. Et on a aussi beaucoup utilisé WhatsApp. On avait des conversations avec les professeurs et du coup ça nous permettait de pouvoir interagir avec eux et poser des questions » (Justine, STMG/BTS).
44Cette gestion était perçue comme plus facile par les élèves dans le cas où les enseignants avaient déjà initié avant le confinement des pratiques hybrides, par exemple de type classe inversée : « Mon prof de physique, il faisait classe inversée. C’est les cours à la maison et les exos en cours. Donc, ça nous a rien changé en physique. C’était la même chose que d’habitude » (Maeva, L/L1 Éducation).
45Parfois en revanche, les outils devenaient la pierre d’achoppement du partenariat entre élèves et enseignants. Au-delà des outils utilisés officiellement dans le curriculum, les élèves devaient développer des stratégies complexes faisant intervenir une multiplicité d’outils et de savoir-faire pour arriver à travailler seul comme on le voit dans cet exemple :
« En espagnol c’était différent, car elle nous donnait les devoirs sur une feuille et nous on devait répondre, par exemple on avait notre livre, on devait répondre aux questions sur le texte et on devait faire une synthèse. Mais pas une synthèse écrite, on devait faire la synthèse de différents textes en vidéo et l’envoyer au prof. Et c’était vraiment très dur, parce que le fichier était bien souvent trop lourd. Du coup, bien souvent il fallait couper et quand beaucoup d’élèves comme moi ne savent pas couper les vidéos, c’est un peu n’importe quoi. Après j’ai trouvé un système. Je prenais mes vidéos sur ma tablette. J’ai trouvé un logiciel sur ma tablette (...) il transformait les vidéos de la tablette en fichier mp4. Puis je mettais sur drive et il fallait envoyer le lien drive sur école directe » (Clara, STL/BTS Biomédical).
46Dans nos entretiens, les élèves regrettent l’interaction en face à face lorsqu’il s’agit d’obtenir des réponses aux questions qu’ils se posent sur le cours :
« Dès qu’on a un petit problème, c’est pas juste on lève la main, et il arrive pour venir nous voir. C’est faut prendre son ordinateur, envoyer un mail, expliquer correctement, bien comme il faut, parce que c’est pas pareil que quand on parle » (Léa, L/L1 Éducation).
47Par ailleurs, les entretiens témoignent de reconfigurations de la présence de l’élève qui peut être observée à travers la diversification des modes de participation ou de non-participation au cours :
« C’est pas suffisant enfin, parce que même si on était en Zoom ou Skype on peut faire autre chose à côté parce que souvent les profs ne demandent pas d’avoir la caméra activée et du coup quand on est en cours et qu’on est sur Zoom, on n’est pas surveillé bien clairement, on n’est pas seulement pas concentré sur le cours, mais en plus on a tendance à faire quelque chose à côté. Ah et aussi le problème d’être en ligne, c’est le problème de la participation des élèves parce que souvent les gens n’avaient pas de micro enfin, entre guillemets n’avaient pas de micro, et en fait par exemple dans mon cours d’espagnol on se retrouvait à être dix sur quarante à participer » (Julien, ES/Sciences Po).
48Les enquêtés font ainsi état d’une grande variation des formes de participation au cours indépendamment de l’outil utilisé : la participation au cours peut être passive (l’élève écoute seulement) ou active (l’élève pose des questions ou répond), synchrone ou asynchrone, à l’oral ou/et à l’écrit, que la caméra soit allumée ou qu’elle ne le soit pas. Enfin, on peut ajouter que, dans le cadre d’échanges et de suggestions venant des élèves, les enseignants pouvaient aussi décider d’avoir recours à des plateformes telles que Discord ou à des groupes WhatsApp, avec l’idée (comme le montrait déjà Aillerie, 2017) de s’adapter aux pratiques de leurs élèves :
« Ce qui était positif c’est qu’on avait un groupe sur WhatsApp avec toute la classe et avec les profs aussi (...) pour chaque matière, on avait un groupe (...), mais les points négatifs c’est que y’en avait qui répondaient pas forcément, enfin on posait une question le lundi à un prof et il nous répondait le vendredi donc c’était un peu compliqué la communication. Et euh je dirais que pour WhatsApp les profs ça allait, ils connaissaient bien parce que je pense que c’est un outil que tout le monde utilise régulièrement, mais pour ce qui est de Zoom et Discord, ils avaient vraiment du mal, du coup ce qui faisait que, par exemple on avait un cours de 10 h à 11 h au lieu de finir a 11 h on finissait à 11 h 30 parce que pendant une demi-heure il faisait entrer tout le monde dans la conversation et puis il ne trouvait pas trop les paramètres » (Lisa, ST2S/École d’infirmière).
49Par ailleurs, l’utilisation des outils de communication asynchrone semble permettre un échange de savoirs entre élèves et enseignants. Les élèves indiquent souvent avoir aidé leur enseignant dans l’appropriation de l’outil. Léa (L/L1 Éducation) explique par exemple avoir pris la casquette de « secrétaire de la prof de philo » après lui avoir créé une boite mail, d’autres ayant fourni une aide technique ponctuelle à l’enseignant qui se présente parfois comme « ignare du numérique » :
« Mon prof de math, il a essayé, on lui a appris des trucs. C’était drôle un peu, parce que après ça crée des liens, aussi avec le prof (...) on lui expliquait “mais non monsieur, faut faire comme ça, comme ça”. Des fois on le fait pas attendre et on va l’appeler par WhatsApp, au téléphone et on va lui montrer comment on fait et donc en fait, le rôle était inversé, et puis lui il a vachement fait des progrès » (Lucie, S/Médecine).
50En retour, l’enseignant permet aux lycéens de bénéficier d’un accompagnement individualisé comme le montre cet élève lorsqu’il indique que son enseignant exploite les fonctionnalités des outils pour apporter une réponse personnalisée à chacun tout proposant des travaux de groupes :
« Au niveau des mathématiques, on a fait du Discord, c’est-à-dire qu’on allait tous sur Discord, on suivait le cours, le prof nous avait envoyé des trucs en mail (...). À la fin, si, le prof créait des groupes de travaux, c’est-à-dire qu’on était avec des membres de notre classe, dans des petits groupes à quatre et on travaillait, on s’aidait, si quelqu’un avait pas compris, bah on lui expliquait. Et à la fin du cours, le prof mettait une cellule ouverte où on pouvait lui poser des questions et il nous répondait. Le prof avait très bien organisé son travail (...) et franchement je pense que mon prof de maths, vu son âge, il arrivait pas vraiment, genre il nous envoyait des mails “vous pouvez m’aider ici” et je pense qu’il a vraiment réussi à utiliser les objets numériques, et je pense que maintenant il sait très bien le faire » (Clément, ES/STAPS).
51À l’instar de ce qui se passe avec les membres de la famille avec lesquels il faut négocier pour savoir « qui se connecte en premier » (Léa, L/L1 Éducation) les élèves interrogés expliquent que ces nouveaux rapports avec les enseignants autorisent des négociations, par exemple pour réaménager l’emploi du temps :
« La plupart de nos cours commençaient à 9 h 30 parce que nos profs étaient gentils, on négociait avec eux on disait oui vous savez 8 h 30 le lever c’est compliqué donc du coup ils étaient un peu cool sur ça, ils nous faisaient commencer certains cours à 9 h 30 » (Lucie, S/Médecine).
52Ces nouveaux rapports aux enseignants amènent des élèves à marquer de manière positive cette première période d’école à la maison. Ceux-ci indiquent avoir apprécié le travail à la maison en autonomie pour ces raisons (même si d’autres aspects du confinement sont bien sûr générateurs de tension et de souffrances) :
« Après ça dépend aussi des profs, mais oui j’ai plus apprécié à distance parce que j’avais des profs qui m’appelaient en visio (…) enfin quand je comprenais pas le cours en classe j’essayais pas de comprendre, alors que pendant le confinement vu que les profs ils étaient plus dessus bah je comprenais mieux, avec l’aide des camarades aussi » (Thomas, ST2S/L1 Éducation).
53En somme, si les décisions concernant les objectifs d’apprentissage, les modalités de réalisation des cours et les ressources utilisées échappent complètement à l’élève durant cette période, c’est peut-être dans la prise en charge de sa relation à ses pairs élèves et aux enseignants, ainsi que dans l’autoévaluation de ses propres forces, et de ses manques dans le travail scolaire, qu’une forme d’autonomie s’est effectivement jouée.
54Le développement de compétences numériques chez les élèves, tels qu’ils ressort de notre enquête, semble finalement relatif, sinon anecdotique. Le réagencement des pratiques numériques des élèves dans le contexte de l’école à la maison tient plutôt de la construction d’un regard critique des élèves sur leurs propres pratiques en ligne et celles de leurs enseignants. Ce qui se joue dans les représentations des élèves semble également se situer du côté du travail « en autonomie » et des formes d’autodiscipline qu’il implique. Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault (1978) décrit la construction historique de la forme scolaire. La place surélevée du maître sur l’estrade, face à des élèves alignés à leur table, évoque la position du contremaître dans l’usine. Dans les deux cas (l’école et l’atelier), il s’agit pour Foucault de la mise en œuvre d’un dispositif de surveillance panoptique du travail permettant d’assurer la discipline, de facilement repérer et punir ceux qui tentent de s’y soustraire. Dans cette perspective foucaldienne, l’autonomisation progressive des lycéens (puis des étudiants et des travailleurs) acte simplement l’intériorisation réussie de ce système. Il ne s’agit pas tant pour l’élève d’apprendre librement ce qui l’intéresse comme cela lui chante que de s’autocontrôler. Même sans le regard de son maître, il exécute docilement la tâche qui lui est imposée. C’est bien de cela que nous parlent ces élèves, et qui souvent les angoisse. Vais-je réussir à m’autocontrôler pour reproduire seul l’effet de la surveillance habituellement exercée par mes enseignants ? Vais-je me laisser « distraire » ? Ou encore, pire « me démotiver » ? Les stratégies qu’ils mettent en place ont pour objectif de se redonner à eux-mêmes du cadre afin d’atteindre les objectifs du programme tel qu’il aurait été mené en présentiel. La situation, ils en ont souvent une conscience aiguë, leur permet d’acquérir un ethos de télétravailleur dont ces lycéens pressentent qu’il représentera un élément important des activités professionnelles qui les attendent, qu’il s’agisse de mettre en place une organisation flexible articulant problèmes domestiques et professionnels ou encore de développer des capacités de résolution de problèmes en réseau passant par une multiplicité d’outils.
55Pour autant, il y a aussi d’autres compétences acquises par les élèves durant cette période : une forme d’agir stratégique, des contournements de règles, du bricolage et du braconnage pour reprendre les termes de Certeau. On le sait, l’Invention du quotidien de Michel de Certeau (1980) était en partie une réponse à Surveiller et punir. Aujourd’hui comme il y a quarante ans, malgré les injonctions incessantes à l’autocontrôle, les élèves (et les enseignants) continuent d’inventer des d’interstices de liberté qui échappent aux institutions. On observe dans notre enquête des formes de coapprentissages et de coconstructions qui sont autant d’indices d’un réinvestissement du lien élèves/enseignants, et qui sont peut-être les prémisses de l’invention d’un quotidien à venir.