- 1 Le choix d’écrire École avec une lettre initiale majuscule renvoie indifféremment à l’enseignement (...)
1Durant le confinement mis en place en France et la fermeture totale des établissements scolaires à partir du 16 mars 2020, puis avec les mesures de confinement partiel, les élèves des premier et second degrés ont fait l’expérience d’un enseignement à distance d’urgence (Hodges et al., 2020), imprévu et impréparé. Des outils, des ressources et des manières de faire, habituellement propres à l’École, se sont massivement invités dans la sphère familiale. Les recherches antérieures à la pandémie sur les pratiques numériques des jeunes d’âge scolaire attestent d’une certaine étanchéité entre motivations scolaires et préoccupations privées (Cerisier, 2011 ; Fluckiger, 2008). Soudainement, l’École1 n’ayant plus lieu en dehors du domicile, les mesures gouvernementales visant à assurer la continuité du service public d’éducation ont fait entrer les attendus et les habitudes de l’École dans les routines familiales. De même, pour certains parents, le télétravail est entré en concurrence avec des organisations familiales réagencées.
2Les disparités individuelles et familiales sont déterminantes dans ce contexte de déploiement en urgence d’éducation à distance. De forts contrastes, souvent d’origine sociale, sont observés quant à la disponibilité des équipements numériques, à la connectivité et quant aux compétences parentales nécessaires au maintien des activités scolaires (Brotcorne & Vendramin, 2021 ; Delès, Pirone & Rayou, 2021). Des différences caractérisent la capacité des élèves eux-mêmes à travailler en autonomie et au moyen des dispositifs numériques dont ils disposent (Tricot, 2021). Sur ce dernier point, les logiques d’appropriation des technologies numériques par les jeunes, dans et en dehors de l’École, ont été suffisamment étudiées pour qu’ait déjà été mise en évidence l’hétérogénéité de leurs pratiques, en lien notamment avec leur rapport au travail scolaire et le milieu social d’origine (Mercklé & Octobre, 2012). La médiation parentale relative aux usages numériques fait, quant à elle, essentiellement l’objet de travaux sur les dynamiques de régulation des pratiques numériques non scolaires des jeunes (Fontar, Grimault-Leprince & Le Mentec, 2021). L’implication des parents dans les usages scolaires que les enfants font des techniques numériques reste finalement peu traitée, même si certains travaux sur les usages des environnements numériques de travail (ENT) peuvent être relus à l’aune des situations de confinement sanitaire. Par exemple, les recherches de Schaming & Marquet (2019) ou de Louessard & Cottier (2015), qui pointent l’opérationnalisation de processus coéducatifs par la mise en place des ENT dans les collèges et sur l’intégration dans les politiques d’établissement d’objectifs liés à l’engagement des familles dans les usages d’un dispositif en ligne spécifiquement scolaire.
3Au vu de ces éléments, nous retenons trois questions :
4(1) Quelles sont les transformations de l’espace-temps familial induites par la réalisation à la maison de l’ensemble des activités scolaires ?
5(2) Selon quelles modalités s’opère l’irruption d’activités élaborées en fonction des normes de la forme scolaire dans l’espace personnel des élèves ?
6(3) Dans quelle mesure le passage à la distance vient modifier les représentations qu’ont les familles du numérique et de la forme scolaire ?
7S’agissant des élèves, notre analyse vise à mettre en lumière les processus d’articulation entre prescriptions scolaires et conditions de travail à la maison mis en œuvre pour élaborer des stratégies susceptibles d’être scolairement rentables (Tricot, 2021). Pour les familles, considérées au sens large (parents, grands-parents, etc.), l’analyse porte sur les stratégies d’accompagnement et les formes de médiation renouvelées ou dérivées des médiations parentales classiques, développées pour aider les élèves dans leurs apprentissages et/ou pour respecter les contraintes de la continuité pédagogique et de la forme scolaire. Notre étude, inscrite en sciences de l’information et de la communication, met ainsi en perspective certaines caractéristiques des dispositifs d’opérationnalisation de la continuité pédagogique avec les logiques de construction des pratiques numériques d’élèves d’écoles primaires, de collèges et de lycées. Pour ce faire, elle s’appuie sur 19 entretiens portant sur les pratiques d’enseignement, d’accompagnement et d’apprentissage des enseignants, parents et élèves, réalisés entre mars et juillet 2020.
8Dans cette contribution, nous revenons donc brièvement sur le contexte social et politique dit de « continuité pédagogique » dans lequel s’inscrit notre recherche. Nous présentons ensuite le cadre théorique sur lequel s’appuient nos analyses, à l’articulation de trois dimensions : enjeux scolaires et sociaux des médiations parentales ; hétérogénéité des usages numériques des jeunes ; configurations spatiotemporelles, relationnelles, épistémiques et poïétiques de la forme scolaire. Nos choix méthodologiques seront dès lors précisés puis nos résultats exposés et discutés.
9À partir du printemps 2020 et visant à assurer la poursuite des apprentissages, des versions successives d’un protocole pédagogique ont été fournies aux chefs d’établissement, directeurs d’école et enseignants. Ces directives ont été consignées dans une série de circulaires relatives à la « continuité pédagogique ». Elles recensent les besoins et objectifs pédagogiques à satisfaire ainsi que les outils et ressources utilisables par les enseignants. Elles préconisent certains types d’outils de communication (messageries, espaces numériques de travail, classes virtuelles) conformes au règlement général sur la protection des données (RGPD) et de ressources numériques institutionnelles à vocation pédagogique comme : « Ma classe à la maison » réalisée par le Centre National d’Enseignement à Distance, les cours en ligne de la plateforme Lumni, les ressources et formations conçues par Réseau Canopé, les banques de scénarios pédagogiques proposées par les académies ou les ressources proposées par des acteurs privés de l’édition scolaire. Le rôle des personnels de direction et des corps d’inspection y est par ailleurs souligné, notamment pour qu’ils relaient l’organisation pédagogique retenue auprès des familles.
10Pour les enseignants comme pour les familles, ces dispositions supposent une connectivité suffisante à domicile ainsi que la disponibilité d’équipements numériques. Différentes études montrent pourtant, depuis plusieurs années, que ces conditions ne sont pas toujours réunies. Ainsi, seuls 8 enseignants sur 10 déclarent disposer d’un smartphone et d’un ordinateur portable personnels (CREDOC, 2021 ; MENJS, 2019) et 82 % des ménages français disposent d’un accès à internet et possèdent les équipements pour se connecter : ordinateur, tablette ou téléphone portable) (INSEE, 2018). Mais au-delà de l’accès aux outils et aux ressources (Ben Youssef, 2004), ces mesures supposent implicitement un certain niveau de compétence, à forte dimension numérique : des enseignants, en premier lieu, afin qu’ils puissent adapter leurs pratiques pédagogiques à cet enseignement à distance ; des élèves, pour qu’ils puissent bénéficier de ces enseignements en ligne ; des familles, enfin, pour accompagner leurs enfants. Ceci alors même que de fortes disparités perdurent en termes d’usages numériques (Brotcorne & Vendramin, 2021 ; Goudeau et al., 2021 ; Tricot, 2021).
11Les premiers travaux relatifs à l’expérience concrète de cette « continuité pédagogique », relèvent trois enjeux particulièrement saillants : la capacité des élèves et des familles à dégager un cadre et des moyens permettant à l’enfant d’organiser son travail scolaire ; la capacité des familles à assurer une forme d’étayage pédagogique et didactique ; la culture numérique des familles et sa possible adéquation aux exigences pédagogiques (Capitanescu Benetti & D’Addona, 2020).
12La réalisation des activités d’apprentissage — a fortiori en temps de confinement — impose des contraintes temporelles importantes. Il revient à l’élève lui-même d’être en capacité de dégager du temps et de planifier ses activités d’apprentissage. Il doit aussi agencer — s’il en dispose — un lieu propice au travail scolaire au sein du domicile (Karsenti et al., 2020 ; Tricot, 2021). Beaucoup d’élèves rencontrent des difficultés à s’organiser et à s’autoréguler. Les contraintes qui pèsent sur les parents sont également très fortes, notamment en raison d’une délégation accrue des tâches de planification et d’organisation du travail scolaire à la maison en fonction des instructions fournies par les enseignants (Capitanescu Benetti & D’Addona, 2020). Or, certains enseignants proposent des calendriers qui structurent les journées de travail quand d’autres ne proposent pas de consignes précises en la matière. Les travaux de Baudoin et coll. (2020) ont ainsi identifié ces difficultés individuelles pour s’organiser et définir un rythme de travail. Au-delà, ils mettent en lumière le lien direct entre l’organisation du travail et la motivation : la baisse de motivation apparaît comme étant directement liée à l’affaiblissement du lien avec les enseignants, par exemple quand le travail ne donne pas lieu à une correction.
13De plus, à la nécessité de réunir les conditions requises pour l’activité d’apprentissage, s’ajoute la difficulté de le faire avec le numérique et de gérer la répartition entre usages numériques scolaires ou non scolaires. À ce titre, les stratégies de médiation parentale, habituellement mises en œuvre pour « contrôler, superviser ou interpréter le contenu des médias » utilisés par les enfants (Warren cité dans Dubuisson, 2020 : 13), peuvent venir contredire les prescriptions d’utilisation formulées par les enseignants.
14Le travail d’étayage pédagogique et didactique consiste à traduire, reformuler les consignes de travail pour leur mise en œuvre. Il comporte aussi une dimension psychoaffective et vise à encourager, à soutenir et renforcer la motivation. En temps de confinement, le parent passe ainsi d’un rôle de superviseur des devoirs à celui de personne-ressource pour l’ensemble des attendus scolaires. Or, Delès (2020 : 37) pointe le rôle des inégalités sociales dans la variabilité de compréhension par les parents des attentes du système scolaire, c’est-à-dire dans leur capacité à « pénétrer l’épistémologie du savoir scolaire et en décoder les implicites », variabilité qui produit des « inégalités de nature pédagogique » via l’implication des parents. Il constate que les parents des milieux socioprofessionnels modestes ou défavorisés privilégient la réalisation des commandes scolaires de manière formelle tandis que ceux de milieux plus aisés proposent à leurs enfants des exercices supplémentaires en rapport indirect avec la leçon et mobilisent des supports d’apprentissage alternatifs à ceux proposés par les enseignants. De la même manière, Sanrey et coll. (2020) pointent les inégalités concernant la compréhension de l’arbitraire culturel de l’École. Cet arbitraire culturel est l’ensemble des savoirs, des façons d’être, de penser, de se tenir et de parler, qui sont valorisés et attendus dans le contexte scolaire et qui sont beaucoup plus proches de la culture des jeunes issus de milieux favorisés que de celle des milieux populaires. C’est d’ailleurs cette compréhension critique des normes et codes scolaires implicites qui permet à ces élèves de donner au numérique sa valence scolaire ou personnelle, selon les situations, et de transgresser les règles de l’espace-temps scolaire sans renoncer à satisfaire les attentes de l’École (Solari Landa, 2017).
15L’acculturation numérique des parents conditionne leur capacité à pouvoir découvrir et comprendre les outils numériques éducatifs, mais aussi à produire un accompagnement adapté sur les plans technique, pédagogique et organisationnel. Sanrey et al. (2020) ont montré une familiarité inégale avec les ressources numériques en particulier pour s’organiser, récupérer et utiliser correctement les ressources mises à disposition par les enseignants pour assurer la continuité pédagogique. Au-delà des compétences de base, la combinaison de plusieurs usages de l’ordinateur, à des fins professionnelles, informationnelles et communicationnelles ou récréatives, qui caractérisent les catégories sociales favorisées, permet plus facilement l’adaptation des usages aux attentes académiques. Delès (2020) constate, de la même manière, qu’en temps de confinement la dimension matérielle des inégalités numériques dans les familles est moins prégnante que la dimension dispositionnelle. Concernant les élèves et hors crise sanitaire, des inégalités numériques ont par ailleurs été précisément identifiées chez les élèves de collège, corrélées à la localisation géographique de leur établissement scolaire, à sa politique, à leur lieu de résidence, au milieu social de leurs parents, à leur genre et à leur âge (Plantard, 2017). Plus globalement, Plantard évoque le complexe d’Obélix à propos des compétences numériques des jeunes : contribuant à déconstruire la représentation erronée des jeunes comme nativement compétents avec le numérique, il relève des différences d’usage très importantes au sein d’une même classe d’âge (Plantard, 2021), différences qui nous apparaissent déterminantes en temps de confinement.
16Parmi les différents travaux relatifs à l’activité numérique juvénile, ce sont les usages des jeunes (à partir du collège) qui ont été plus largement étudiés par la recherche. Cerisier (2011) a notamment pointé l’articulation entre usages numériques personnels et scolaires comme marqueur de l’hétérogénéité des pratiques. Alors que s’observe une prédominance du contexte personnel dans la construction des usages de ces jeunes (Devauchelle, 2004), Abdullatif (2015) a démontré la faible présence d’usages personnels dans le contexte scolaire et Davenel (2015) le transfert quasi inexistant des usages personnels vers le contexte scolaire. L’essentiel des usages numériques reste symboliquement attaché aux lieux dans lesquels ils se font (Després-Lonnet, 2012). Ainsi, Solari Landa (2017 : 297) montre que dans leurs représentations, les jeunes associent les usages scolaires, réalisés à des fins d’apprentissage, à un numérique « pour de faux » et leurs usages personnels réalisés en dehors de l’École au « vrai » numérique. Le confinement pose la question du statut d’usages scolaires prenant entièrement place à la maison et via les seuls dispositifs numériques.
17À la maison, Glevarec (2010 : 48) observe la concentration des activités des jeunes dans l’espace intime de la chambre : cet « espace central à partir duquel les jeunes générations entrent en relation avec le monde, leurs amis, la musique, etc. », ce qui conduit à évoquer une « culture de la chambre ». Avec le numérique, cet espace est le lieu « où l’intimité peut se déployer, se recomposer et s’y redéfinir, à l’abri des regards » (Lachance, 2011 : 27). Il permet à la fois l’entretien de la sociabilité (boyd, 2014 ; Fluckiger, 2008) et l’autonomie relationnelle (Octobre, 2014). C’est un lieu qui rassemble des outils de l’espace privé (Cerisier, 2011 ; Dagnaud, 2013 ; Plantard & André, 2016) où le jeune expérimente les différentes facettes de son identité, affirme et marque son indépendance (Lachance, 2011). L’école à la maison en temps de confinement renouvelle à nos yeux cette question des configurations spatiotemporelles du travail scolaire et des usages numériques qui y sont liés.
18La mise à distance de l’École a induit des transformations dans l’organisation des familles quant aux activités scolaires des enfants. Elle interroge ainsi l’évolution potentielle des représentations que les élèves et leurs parents ont des institutions et des pratiques scolaires. Comme le rappellent Ria et Rayou (2020 : 1), « l’école dont nous sommes coutumiers fait de la classe le centre de gravité du système scolaire ». En régime ordinaire, on « va en classe », on « fait classe », on « a classe ». Autant d’expressions usuelles qui révèlent la réification des unités de temps, de lieu et d’action qui caractérisent l’École aux yeux de tous. Proposée par Vincent (1980), la notion de « forme scolaire » rend compte de ce même principe d’espace-temps spécifique où tous les élèves peuvent s’approprier des savoirs choisis par l’institution grâce à la médiation pédagogique des enseignants et dans le respect d’un ensemble de règles. Les objectifs d’apprentissage de l’École lui sont propres, autant par les principes qui les organisent que par les contenus qui les structurent. L’École se démarque ainsi des situations d’apprentissage informelles tels que l’apprentissage par l’exemple ou par l’expérience, caractéristiques de l’éducation familiale ou du compagnonnage professionnel. L’École est alors déterminée par la configuration des rapports entre ses différents acteurs (enseignants, élèves, parents, etc.), constituant une « forme », au sens sociologique (Coenen-Huther, 2008). Toute relation sociale étant inscrite dans un temps et un espace, la forme scolaire suppose l’existence d’un espace scolaire et d’un temps scolaire (Vincent, Lahire, & Thin, 1994). À cette codification des rapports sociaux entre acteurs de l’École s’ajoute celle des savoirs en termes de contenus et de structure (savoirs scolaires, programmes, référentiels de connaissances et de compétences). On peut ajouter à cette description — même si elle ne figure pas dans l’analyse de Vincent — l’institutionnalisation de formats privilégiés d’activités d’enseignement et d’apprentissage spécifiques à l’École. Les traits principaux de la forme scolaire actuelle sont hérités d’un principe d’autonomisation de l’École dont les historiens de l’éducation situent l’émergence en occident entre le 16e et le 18e siècle (Castagnet-Lars, 2018). Pour Vincent (1980) comme pour Reuter (2013), la forme scolaire s’est constituée dans le temps long et sa cohérence comme son unicité lui permettent de dépasser les aléas des réformes institutionnelles successives.
19Considérant la forme scolaire selon le paradigme interactionniste de la sociologie formelle (Simmel, 1999), soit comme une configuration sociohistoriquement située des normes — déjà évoquées — relatives au temps, à l’espace, aux savoirs, aux relations sociales et aux activités scolaires, nous postulons dans cette recherche que des évolutions radicales et abruptes de contexte sont susceptibles de mettre en tension voire d’entraîner des transformations observables de la forme scolaire. C’est pourquoi la mise à distance de l’École et le recours massif aux techniques numériques nous semblent intéressants à observer et analyser au prisme de la forme scolaire, notamment parce qu’ils induisent une colonisation des espaces-temps personnels et familiaux par de nouveaux impératifs scolaires. Pour ce faire, la forme scolaire sera appréhendée du point de vue des acteurs de l’École (élèves, enseignants, parents) en rapport avec les normes de la forme scolaire qui fournit un cadre (au sens proposé par Bateson, 1995) à leur activité. Toute action étant déterminée par la perception que chacun a des normes et de la situation contextuelle (Lave, 1988 ; Suchman, 1987), nous chercherons à mettre à jour comment les règles explicites ou tacites et qui traduisent pour chacun les normes de la forme scolaire (Maulini & Perrenoud, 2005), sont respectées ou non, comment elles évoluent ou pas, et en quoi leurs représentations par les uns et les autres ont changé le cas échéant.
20Pour échapper aux contraintes d’une liste de règles trop nombreuses, nous avons choisi de focaliser l’analyse sur la façon dont les normes scolaires et les règles qui en découlent déterminent les interactions des parents et élèves avec leur environnement scolaire, familial et personnel (Cerisier, 2016). Ainsi la forme scolaire se traduit et peut être appréhendée au travers de quatre catégories principales d’interactions culturelles qui instituent leurs rapports :
21– à autrui et à lui-même, les interactions relationnelles (modifications des relations des parents avec les enseignants, nouveau rôle des parents, nouvelles formes de sociabilité entre les élèves, personnalisation/dépersonnalisation des relations) ;
22– à l’information et au savoir, les interactions épistémiques (écarts aux contenus préconisés dans les programmes, utilisation de nouvelles sources informationnelles et documentaires) ;
23– à l’espace et au temps, les interactions spatiotemporelles (réorganisations des espaces de travail, nouvelles planifications des activités, désynchronisation du travail des groupes) ;
24– à la création et à l’action, les interactions poïétiques (nouveaux formats d’activités, modification des supports de travail).
25Ces quatre catégories d’interactions constituent à la fois un modèle matriciel pour décrire la forme scolaire et un instrument pour l’analyse des entretiens collectés dans cette recherche (Cerisier, 2016).
26Cette conceptualisation de la forme scolaire suggère une grille de lecture selon les 4 catégories d’interactions que nous mobiliserons pour l’analyse d’une série d’entretiens. La méthodologie de recherche repose sur l’analyse catégorielle (Grawitz, 2000) de 14 entretiens semi-directifs de parents ou grands-parents, en charge de l’école à la maison de 24 enfants (17 en école primaire, 7 au collège), et de 5 entretiens d’élèves (3 collégiens et 2 lycéens) réalisés entre juin et juillet 2020. Les questions ont principalement porté sur les modalités d’organisation de l’école à la maison en début de confinement et au cours des semaines qui ont suivi : outils et ressources (numériques ou non) mobilisés, équipements personnels ou partagés utilisés, espace et temps consacrés au domicile. Les familles ont aussi été invitées à décrire l’accompagnement pédagogique du ou des enfants : temps consacré, forme qu’a pris cet accompagnement, relation avec les enseignants ou avec d’autres personnes éventuellement impliquées dans cet accompagnement, ressentis à l’égard de cette situation d’école à la maison et éventuelles transformations des rôles pédagogiques dans la famille. Un questionnaire préalable a permis de collecter des informations sociodémographiques relatives à l’ensemble des personnes interrogées en entretien.
27Les participants sont des adultes et enfants ayant donné leur accord pour participer à l’étude en complétant un questionnaire diffusé à travers leur environnement numérique de travail et ayant répondu à une invitation à participer à l’entretien. Les parents interrogés sont principalement des femmes (13 femmes pour 1 homme), majoritairement âgés de 36 à 45 ans et issus de professions intermédiaires supérieures (9 de CSP+, 5 de CSP- ). Les familles interrogées habitent dans les départements de la Somme (6), de Mayotte (2), des Alpes-de-Haute-Provence (2) ; les autres sont de l’Aube, des Bouches-du-Rhône, de la Haute-Garonne, de la Manche, de la Martinique, de la Meuse, de la Moselle et de la Seine-Maritime. Tous les adultes interrogés indiquent avoir mis à disposition leur propre équipement numérique pour le travail scolaire des enfants (principalement des ordinateurs portables).
28Les élèves interrogés (3 filles et 2 garçons, âgés de 11 à 18 ans) sont scolarisés dans des établissements publics et indiquent, pour 4 d’entre eux, avoir utilisé des équipements numériques leur appartenant ou auxquels ils avaient accès exclusivement (l’un d’eux ayant travaillé uniquement sur son smartphone), le dernier a emprunté l’ordinateur de l’adulte qui l’accompagnait.
29Les résultats retenus pour cet article portent spécifiquement sur les propos des familles relatifs à l’organisation des activités, scolaires ou non, dans le contexte contraignant de la pandémie. Dans un premier temps, les transcriptions des entretiens ont été examinées pour identifier les propos abordant la manière dont le numérique a transformé l’activité des individus interrogés, de manière générale et vis-à-vis de la forme scolaire. Dans un deuxième temps et dans une démarche d’analyse inductive, nous avons généré une grille d’analyse catégorielle en fonction des premiers thèmes identifiés. Cette grille a ensuite été réorganisée en fonction des 4 catégories des interactions culturelles. Chaque catégorie a été déclinée en fonction des sous-catégories et items qui ont émergé à la lecture et au codage des entretiens, codage réalisé avec le logiciel Modalisa.
30Les catégories ont été découpées en 17 sous-catégories (voir figure 1) comportant chacune de 1 à 5 items (voir figure 2).
Figure 1 : Catégories et sous-catégories utilisées pour la classification.
31La catégorie des interactions relationnelles aborde le rapport à autrui et à soi-même, traité ici au travers des différentes formes et moyens de sociabilité entre élèves (R1), autour de l’activité d’apprentissage (R2), spécifiquement avec le prescripteur de l’activité d’apprentissage (R3) et celles dans la famille (R4). La dernière (R5) traite en particulier de la représentation du travail individuel de l’élève.
32Le rapport de l’individu à la recherche d’information, aux connaissances ou au savoir (interactions épistémiques) est envisagé à travers 6 sous-catégories. Les nouvelles sources de l’information (E1), qu’elles proviennent de l’école ou non, sont abordées, tout comme les ressources pédagogiques (E2) et les activités d’apprentissage construites autour de ces ressources et qui revêtent un caractère informel en s’organisant à la maison (E3). Composante essentielle de la forme scolaire, la dimension d’évaluation et de validation des connaissances (E4), au même titre que les connaissances (E5) et les équipements (E6) nécessaires pour accéder au numérique.
33Le rapport de l’individu à l’espace et au temps (interactions spatiotemporelles) se décompose en 2 sous-catégories. La première (S1) traite de la manière dont l’encadrement des espaces et des temps d’activités scolaires a été prescrit par les adultes. La seconde (S2) est relative à la représentation qu’ont eue les parents de la présence (au niveau de leur concentration et de leur attention) des élèves dans l’activité scolaire.
34La catégorie relative au rapport de l’individu aux pratiques de création/production (ou en réponse à une demande de création ou production) a été décomposée en 4 sous-catégories. Les deux premières traitent des tâches et activités réalisées par les familles pendant le confinement. Alors que les activités décrites dans la P1 sont globales et intègrent plusieurs outils ou plusieurs tâches, la P2 correspond aux tâches de production faites par les familles à la demande des enseignants. La réalisation de ces activités repose sur des compétences pour utiliser le numérique, abordé dans la P3. La P4 s’attarde sur deux potentialités permises par le numérique : répondre aux attentes d’élèves à besoins particuliers et repenser le format des activités des élèves. Le corollaire de ces deux éléments est la qualité de l’enseignant repensée selon sa capacité à s’emparer ou non des outils numériques.
35Au total 62 items ont été identifiés, chaque item étant associé à plusieurs verbatim (de 2, pour les items E1 et P3, à 38 pour l’item S1). La figure 2 illustre comment les items ont été construits à partir des verbatim pour la sous-catégorie E6 de la catégorie des interactions épistémiques. Elle comprend entre autres les items « Dépendance à la connectivité pour le travail scolaire » ou « Présence de numérique « scolarisé » dans la sphère familiale » (voir figure 2).
Figure 2 : Exemple d’items et verbatim identifiés pour l’une des sous-catégories de la catégorie des interactions épistémiques.
36La dernière étape de l’analyse a consisté à qualifier les sections des transcriptions catégorisées selon qu’elles signalent un maintien ou renforcement, une transformation ou une irruption de la forme scolaire dans l’espace-temps de la famille via des activités d’apprentissage médiées par le numérique (voir figure 3). Pour identifier le poids de chaque type d’interaction, et sans objectif de généralisation, ces unités de sens ont été quantifiées en fonction des catégories concernées.
Figure 3 : Distribution des illustrations d’expérience vécue en fonction des interactions culturelles et du type de transformation observée.
37La section suivante documente et discute de manière plus détaillée ces 3 types de transformations.
38Alors que les devoirs à la maison se font traditionnellement avec le cahier et le stylo et que le temps d’écran est réservé aux loisirs, le passage forcé des enseignements au format numérique peut être considéré, par son caractère soudain et imposé, comme une irruption dans l’espace-temps familial.
39Chez les familles interrogées, le choix du mode d’organisation (S1) est dépendant de contraintes matérielles (connectivité, équipement) ou de contraintes humaines comme la disponibilité et les compétences numériques des accompagnateurs, la présence d’autres enfants au foyer ou les choix pédagogiques des enseignants. Ainsi, Alice, mère de deux garçons scolarisés au CE2 et en 4e a dû « jongler » entre le travail scolaire de l’aîné et ses propres impératifs professionnels, la conduisant à réorganiser son agenda personnel pour travailler plus tôt :
« le matin je les laissais dormir c’était l’avantage on va dire ce qui me permettait à moi de travailler avant qu’ils se lèvent… on a qu’un seul PC c’est pour ça que c’était super compliqué quand ils devaient faire ces évaluations où faire les choses qui sont en ligne, forcément moi je pouvais pas travailler pendant ce temps-là, c’était la difficulté. »
40Dans d’autres familles, Virginie et sa fille en 2de ou Mylène et sa fille en 4e ont pu doter leurs enfants d’un équipement dédié (E6). Johanna, Sandra et Clotilde, toutes les trois mères d’un ou plusieurs enfants en primaire, ont indiqué privilégier les émissions de télévision (Lumni) ou les vidéos (YouTube) — sans que le visionnage ne soit assigné à un espace particulier de la maison — lorsqu’elles n’étaient pas disponibles comme l’explique Sandra ou, en complément de l’activité prescrite par l’enseignant (E2), pour Johanna :
« La maison Lumni ça a vraiment fait partie du quotidien de travail à la maison parce qu’ils l’ont quasiment regardé tout le temps et c’est une bonne émission. Quand moi j’étais en réunion, mon mari allait sur le programme de la maison Lumni où ils avaient des programmes spécifiques c’était surtout du français et des maths et là il leur faisait faire des exercices en fait. »
(Sandra, mère de jumeaux scolarisés au CM1).
« c’était plus sur l’après-midi où on faisait des cours à partir de 14 h 30. Il faisait les cours Lumni sur la 4 et après, on s’investissait au niveau de l’école à la maison »
(Johanna, mère d’un élève en 5e).
41La gestion de l’espace et du temps a pu être facilitée par les choix faits par les enseignants de privilégier l’interaction par écrit ou par vidéo de manière asynchrone (R3). Ainsi, 5 familles sur 14 interrogées ont indiqué avoir eu des classes virtuelles régulières.
42À la différence des interactions induites par la forme scolaire traditionnelle, l’espace du travail scolaire des élèves s’est organisé, chez Mylène, Clotilde ou Sandra, mère d’élèves scolarisés en primaire, et pour Sasha et la seconde fille de Virginie, tous deux en sixième, sans prendre en compte le cloisonnement des espaces (S1), mais plutôt en considérant des pièces communes à la famille (le salon, la cuisine). Cette stratégie a été justifiée par la nécessité de favoriser la proximité entre l’élève et les accompagnateurs, leur laissant ainsi la possibilité de poursuivre en parallèle leurs propres activités tout en contrôlant la réalisation des activités scolaires. Axelle et son conjoint, dont l’aîné est en 5e et le cadet à l’école primaire, ont choisi de garder ce dernier près d’eux dans le salon, et de laisser le plus grand travailler dans sa chambre. À l’instar d’Axelle, Virginie a laissé sa fille lycéenne travailler seule dans sa chambre. Julien précise que c’est dès lors que son fils aîné, en 4e, a été équipé d’un ordinateur fixe qu’il s’est mis à travailler régulièrement dans sa chambre. Un double mouvement, traduisant un certain brouillage entre école et maison, a pu s’observer pendant la période. Des espaces de la maison se sont scolarisés (E3), notamment par le fait de parents, comme Laurine, qui ont décidé de reproduire l’ambiance scolaire à la maison :
43« on a mis cette salle avec leur bureau d’écolier avec une mappemonde […] et puis quelques choses que j’ai pris sur les incollables [...] j’ai pris des choses au niveau du CP/CE1 pour voir qu’est-ce qu’ils apprenaient au niveau de l’école et pouvoir les afficher et puis avoir de l’aide aussi différemment de la maîtresse ou de moi ».
44D’un autre côté, les espaces (virtuels) scolaires sont devenus plus informels dans la forme ou le type d’application (WhatsApp), mais aussi dans la posture que ces espaces permettaient à l’élève (R1) : la fille aînée de Virginie échangeait avec une partie de ses enseignants sur WhatsApp, au début du confinement, les fils de Julien travaillaient avec lui dans la véranda, Asma, lycéenne, s’est aménagé son espace de travail sur sa terrasse, pour profiter de l’« air frais » à Mayotte.
45L’organisation du temps est caractérisée par différentes stratégies. Solange, Clotilde, Inès ou Laurine, dont les enfants sont scolarisés en école primaire, ont complètement géré le temps d’apprentissage (S1) ainsi que les formes d’accès aux plateformes de communication et d’échange avec l’enseignant. Dans ces familles, la journée a été structurée autour des activités scolaires, en reprenant l’organisation temporelle de l’École : le matin pour les apprentissages fondamentaux et l’après-midi pour des apprentissages plus souples ou détendus, souvent en utilisant des ressources en ligne ou à la télévision. Les rendez-vous synchrones (classes virtuelles ou par téléphone) avec l’enseignant rythmaient la journée des enfants et des parents. Selon l’autonomie des enfants, ces temps synchrones signifiaient pour les parents qu’ils étaient disponibles ou non pour d’autres tâches (professionnelles, ménagères ou autres).
46D’autres familles ont mis en place des tiers-temps (et lieux) éducatifs qui cohabitaient avec des temps éducatifs plus traditionnels (S1). C’est le cas de Laurine qui distingue pour ses écoliers les moments de la journée consacrés au travail scolaire proposé par les enseignants, de moments plus informels, mais toujours consacrés aux apprentissages. Agathe dont le petit-fils est au collège, Johanna, mère d’un élève en 5e et Sandra et ses enfants en primaire ont indiqué travailler avec leurs enfants ou les mettre au travail pour l’École le matin et leur proposer d’autres activités (regarder Lumni ou d’autres vidéos « éducatives », utiliser des applications telles que Climaths, Lalilo) pour l’après-midi (E2). Dans ce cas, le matin, le travail scolaire se fait de façon supervisée, alors que l’après-midi, les enfants sont plus libres et en autonomie (S1).
47Ces délimitations spatiotemporelles de l’activité scolaire (dans la salle d’activité, le matin, selon un planning et avec la mise en place d’un cadre structurant) sont motivées par la supervision de l’attention et de la concentration et par la recherche des conditions les plus propices au travail.
48Les formats, multimédia et audiovisuel, et les activités prescrites ont induit de nouvelles formes d’appropriation de l’information et de la construction des connaissances (E1) en remplacement des interactions scripturales de la forme scolaire traditionnelle (Vincent et coll., 1994). Les enfants d’Axelle, Alice ou Clotilde ont ainsi pu réaliser et rendre leurs travaux en utilisant des formats tels que l’image, la vidéo et l’audio :
« on envoyait des photos, parce qu’il fallait faire des défis comme trouver le plus de mots qui commençaient par telle lettre, donc on a tous cherché en famille, et puis après on lui a envoyé nos résultats, là, en photos pour le coup. »
(Clotilde, mère d’un enfant en école primaire)
« En fait elle [la maîtresse] donnait juste des sujets, mais qu’on a travaillé pendant plusieurs semaines donc on devait envoyer une photo du résultat donc elle me donnait un sujet pour orienter […] on a rigolé parce qu’en fait ils [les enfants] ont des lumières qui peuvent changer de couleur au plafond et donc on avait mis une lumière rouge et le plus jeune s’était mis dans le lit et moi je tenais un couteau au-dessus du lit et il y avait un jeu d’ombre au-dessus du lit juste au-dessus de mon fils, ça faisait voilà un jeu d’ombre, on était à 3 par terre, voilà on a bien rigolé »
(Alice, mère de deux enfants en école primaire et collège).
49Les élèves étaient suivis à distance par les enseignants au travers des photos ou scans de leurs travaux (E4). Les compétences de création audiovisuelle des élèves, parfois méconnues, ont été mises en avant (P4), comme le souligne Axelle à propos des montages photos que l’enseignant d’arts plastiques attendait de son fils collégien : « ça avait pas l’air évident ».
50Ces nouvelles modalités d’apprentissage des élèves s’articulent avec de nouveaux usages de transmission des savoirs (E1) chez les parents. L’analyse du corpus a permis de mettre en lumière chez toutes les familles interrogées un glissement des rôles (R4), au sens du contrat pédagogique (Filloux, 1996). L’école à la maison a supposé pour les enseignants de prévoir des aides et supports à distance pour les élèves et leurs parents. Les parents ont assumé un travail d’étayage pédagogique et didactique (Capitanescu Benetti & D’Addona, 2020), voulant se rapprocher d’une double médiation pédagogique, tout en alliant liens affectifs (interactions relationnelles) et acquisition des connaissances (interactions épistémiques). Cela a mené à un glissement dans la relation parentale, notamment en ce qui concerne l’autorité et la légitimité des parents pour accompagner les apprentissages scolaires (E4). Laurine l’indique :
« pour les enfants […] c’est compliqué de se dire “OK devant moi j’ai quoi, j’ai ma maman ou j’ai la maîtresse ?” […] “pourquoi d’un coup maman devient maîtresse ? C’est pas possible” [...] ma petite elle m’a déjà dit “oui, mais la maîtresse m’a déjà dit c’est pas comme ça qu’on fait alors il faut faire comme la maîtresse dit” ».
51L’étayage pédagogique s’illustre dans la plupart des cas par un rôle de réplicateur de leçons (E1) : Solange, Floriane, Agathe, Inès, Virginie, Alice, Mylène et Julien ont consulté d’abord les ressources pédagogiques avant de « faire la leçon » à leurs enfants. Pour cette majorité d’accompagnateurs, les ressources produites par les enseignants suffisaient. Pour d’autres, Laurine, Sandra et Maude, ce travail d’étayage passait nécessairement par la prise en compte d’autres ressources. Si nécessaire — d’autant plus pour Maude, professeure des écoles — elles cherchaient des ressources par elles-mêmes (des tutoriels vidéo principalement) et les consultaient pour se mettre à niveau au préalable :
« quand je savais pas comment expliquer les maths j’allais beaucoup sur YouTube voir des tutos heureusement qu’ils étaient là. YouTube, ça m’a beaucoup aidée pour les tutos en maths » (Sandra, mère d’enfants en école primaire).
52Dans les familles, les proches ont aussi été sollicités pour compléter l’accompagnement disponible à la maison. Ainsi, Louise, collégienne, dont le grand-père « était prof de techno de lycée » signale qu’il l’a « beaucoup aidée ». Agathe, grand-mère d’un collégien a fait appel à « une de ses très bonnes amies qui est prof de maths », lorsqu’elle était « perdue » en géométrie. Sandra analyse ces aides-externes en indiquant « qu’au début on a vraiment besoin d’explications sur les leçons », d’où l’aide de sa mère, institutrice qui l’a relayée ponctuellement.
53Un rôle d’adaptateur (E2) a pu être ponctuellement endossé par les accompagnateurs, comme Agathe, qui incitait son petit-fils collégien à se concentrer sur les activités évaluées, pour maintenir le rythme et les attendus de l’École en présentiel. Des formes de bricolage ou de braconnage au sens de De Certeau (1980), ont pu être observées chez Inès qui doublait les modalités de travail, en construisant une version en papier (en recopiant ou complétant) des documents proposés par l’enseignant de manière à maintenir le format de travail auquel sa fille en primaire était habituée. Certains accompagnateurs ont adapté la fréquence de connexion aux classes virtuelles, ou la durée d’exposition aux écrans pour favoriser l’attention et la concentration des élèves. Ces adaptations ont aussi été réciproques puisque d’autres activités d’apprentissage informel, réalisées plutôt dans la sphère familiale, ont été motivées par des recommandations de l’enseignant. C’est le cas des enfants de Clotilde dont les enseignants ont proposé des recettes à faire en famille « ils nous ont demandé de réaliser une recette, etc. Même après, comme on avait fait ça, ils [les enfants] ont plus demandé le soir à participer à la confection des repas ».
54Dans d’autres cas, l’étayage s’est manifesté par un effacement plus ou moins explicite de l’enseignant prescripteur d’activités (E1). À la place des consignes dictées par l’enseignant, Maude et Laurine ont décidé d’activités de substitution à faire réaliser à leurs enfants et jugé de l’utilité des apprentissages poursuivis et des modalités de contrôle de ces connaissances. Dans le cas de Maude, il semble qu’il s’agisse d’un prolongement des attendus de la forme scolaire dans son foyer : elle-même enseignante dans le premier degré et mère d’une fille au CM2 dans la même école, elle a estimé insuffisantes les ressources conseillées pour assurer la continuité pédagogique. Trop de vidéos à regarder, pas assez de mises en activité et de corrections sur la journée d’école, elle a finalement choisi d’assurer elle-même la formation de sa fille.
55Agathe, Alice ou Clotilde sont allées jusqu’à s’inclure voire se substituer aux élèves dans l’activité scolaire. Cette inclusion répondait parfois à l’initiative des enseignants, comme dans le cas de l’enseignante en arts plastiques du fils collégien d’Alice. Dans ce cas, l’activité attendue est complexe et cette complexité est saluée par les parents : « je trouve que c’était plus motivant pour les enfants que de dessiner sur une feuille toute simple, il y avait de la recherche de différents supports ». L’accompagnement du travail scolaire des enfants a été tel que le petit-fils d’Agathe a partagé sa réussite avec sa grand-mère : « il m’a dit “On passe en 5e !” On ! C’était “on” parce que, du coup, je faisais partie du petit train ! Voilà. Donc on passe en 5e et on a eu les félicitations ». Dans d’autres cas, la frontière entre élève et parent était tellement fine que Clotilde s’est retrouvée à suivre la classe virtuelle à la place de son fils, scolarisé au premier degré, parti chez ses grands-parents sans possibilité de se connecter lui-même.
56Ces activités ont aussi fait évoluer les usages informationnels (E1). En effet, si les livres restent une source d’information fiable, la vidéo et plus spécifiquement les tutoriels deviennent des sources d’information légitimes pour apprendre à l’École. Toutefois, la médiatisation de contenus sous la forme de vidéos par les opérateurs de l’Éducation Nationale ou associés (Réseau Canopé, CNED, Lumni) n’a pas toujours été perçue comme du travail « vraiment scolaire », excepté pour les parents d’élèves du premier degré (Solange, Clotilde, Laurine). Dans ce cas, le format audiovisuel n’est pas considéré comme une pratique institutionnelle efficace pour l’apprentissage, peut-être car le recours aux vidéos en classe reste encore limité. Sandra, Inès, Axelle et leurs enfants ont préféré chercher eux-mêmes des vidéos en ligne « indépendantes », selon eux plus faciles à comprendre et plus spécifiques, pour apprendre les concepts scolaires. Les enseignants ont aussi parfois prescrit ce type de vidéos. Ainsi des YouTubeurs ont-ils fait irruption dans le panorama scolaire comme sources d’informations pertinentes. Certains enseignants (l’enseignante de la fille de Solange, celle des enfants de Sandra, une partie des enseignants du fils collégien d’Alice et de celui de Julien) ont aussi été amenés à produire leurs propres vidéos (P3). D’ailleurs, les parents concernés ont signalé que leurs enfants se sentaient remotivés quand ils ont vu leurs enseignants dans ces vidéos (R3). Cette remarque est valable lorsque la vidéo est celle de l’enseignant, elle s’applique moins ou pas du tout aux autres vidéos ou classes virtuelles. Ces dernières, en particulier, ont le plus souvent conservé la structure classique des cours en présentiel, renvoyant à la forme scolaire traditionnelle et notamment à l’autorité de l’enseignant (E4) comme l’ont déjà observé Peltier et Campion (2018). Plus globalement, Sandra, Agathe, Floriane et Inès ont indiqué avoir découvert ce qu’apprenaient leurs enfants à l’École et ce qui les intéressait (R4). Cette découverte s’est étendue aux pratiques de divertissement des enfants, avec le visionnage de programmes « en famille » (Naruto ou les émissions de Cyril Lignac par exemple).
57Les usages communicationnels entre pairs (R1) ont aussi évolué. Quand elles avaient lieu, les interactions via le numérique ont renforcé une communication qui existait déjà entre les élèves et entre les parents d’élèves (par exemple à travers le groupe WhatsApp des parents de l’école du fils de Julien, ou à travers les jeux vidéo qu’utilisait le fils aîné d’Alice). La sociabilité d’autres jeunes, qui repose majoritairement (pour les plus âgés au moins) sur les interactions en présentiel, a débordé dans des espaces numériques (ENT, autres applications, appels ou messages). Même si les premiers contacts étaient réalisés par les parents (à la demande des enfants les plus jeunes) dans des espaces de communication de la classe (sur l’ENT ou dans des groupes WhatsApp créés à l’initiative des adultes comme Axelle ou Solange), les élèves « déménageaient » ensuite vers d’autres espaces numériques sans la présence des adultes (Snapchat, Facetime, Instagram). Cette réappropriation opérée par les enfants témoigne de désir d’émancipation qui fonde pour partie l’intérêt qu’ils portent au numérique (Cerisier et al., 2021). À la suite de ces contacts, les interactions entre parents se sont aussi vues renforcées. Les formes et moyens de sociabilité entre élèves se sont multipliés avec le numérique, notamment parmi les élèves qui maîtrisent un minimum de compétences relationnelles, donc plutôt les plus âgés (Fluckiger, 2008 ; Leporcq, Siroux, & Draelants, 2013). Ainsi, la culture de chambre de l’élève s’est déplacée davantage vers l’espace numérique. Certains élèves du second degré, comme Sasha, le fils aîné d’Alice, Asma, Saïda ou la fille aînée de Virginie, se plongeaient dans les jeux vidéo (Fortnite, Roblox, Polestar, jeux d’échec) ou utilisaient les réseaux sociaux (Snapchat, Instagram) pour garder le contact avec les camarades de classe. Après un processus d’adaptation des codes relationnels du présentiel à la distance (le manque de communication non verbale par exemple), les moyens de communication entre élèves et enseignants et liés à la réalisation du travail scolaire ont eux aussi évolué, notamment par l’utilisation de groupes de messagerie souvent dédiés à la transmission des consignes ou à l’aide dans la manipulation des outils.
58Pour Julien, Axelle ou Johanna, l’utilisation du numérique a favorisé une montée en autonomie de leurs enfants (R5). Ils l’expliquent par une plus grande familiarité avec la gestion de leurs fichiers, les systèmes de vidéoconférence ou les fonctionnalités d’interaction (par exemple une meilleure gestion des notifications) venant perturber leur concentration auparavant. Du côté des jeunes interrogés, ils déclarent être devenus plus responsables avec le numérique, soit parce que le numérique les a aidés à mieux gérer leur temps (Saïda, 2de), soit parce qu’ils ont identifié les limites du numérique par rapport à leurs propres besoins en désinstallant certaines applications, comme WhatsApp jugé inadapté pour leur âge (Louise, 6e), ou en rationalisant seuls leur temps d’utilisation (Sasha, 6e).
59Chez les familles interrogées, on observe dès lors un renforcement des traits de la forme scolaire, principalement concernant les interactions épistémiques et relationnelles et dans une moindre mesure sur les aspects spatio- temporels. La catégorie des interactions poïétiques (relative à la création et à l’action) a peu subi de modifications dans le corpus observé. Si les adaptations sur le plan spatiotemporel portent sur des formes de réorganisation de l’activité au sein de la famille, les adaptations épistémiques et relationnelles sont principalement liées à de nouvelles formes d’usages numériques et/ou des changements dans les représentations liées au numérique.
60L’expérience de la continuité pédagogique a fait évoluer les représentations autour du travail scolaire. L’engagement dans le travail des camarades a ainsi été étroitement jugé à partir de leur présence (numérique) sur des sites « non scolaires ». Pour Sasha, le manque de « sérieux » du travail de ses camarades a pu être mesuré par leur activité sur les réseaux sociaux ou les sites de jeux en ligne (R1). Il signale que « certains élèves ont décroché, par exemple ils passaient leur temps à jouer aux jeux vidéo […] ils travaillaient jamais, toutes les 3 secondes ils étaient sur Snap ». De façon analogue, le jugement sur la qualité du travail des enseignants a évolué en fonction des activités ou ressources informationnelles numériques proposées aux élèves et aux parents pour les accompagner (P4). Plus globalement, en se confrontant à la manière de « faire apprendre » des parents, les élèves ont développé un sens critique sur les méthodes d’apprentissage, et ont réalisé que celles proposées par les enseignants n’étaient pas uniques (comme l’indiquait plus haut Laurine à propos de sa fille) (E1). Dans la même famille, la volonté de reproduire l’ambiance scolaire qui a pu s’observer, s’est accompagnée d’un flou autour de son propre rôle d’accompagnante, passant de mère à « maîtresse », dont les limites d’action restent peu claires (R4). Généralement, l’effort de cadrage a été plus important pour les plus jeunes élèves, moins précis chez les plus âgés. Dans certains cas, l’accompagnement des parents était tellement présent que les moments en autonomie s’en sont trouvés réduits. Axelle constate que ses deux fils, en premier et second degré, ont peut-être même perdu en autonomie : « ils vont dire » Ah bah maman, j’ai besoin de toi. Est-ce que tu peux m’aider pour ça ? » non je pense pas que ça les a aidé non plus ».
61Les représentations autour de l’utilité et l’intérêt du numérique pour l’apprentissage semblent aussi avoir changé du côté des familles. Ces transformations sont principalement basées sur le caractère ludique et interactif des activités ou ressources d’information considérées comme plus motivantes et capables d’engager les élèves (des exerciseurs, des quizz...), ou plus adaptées à transmettre les savoirs (par la prolifération et la diversification de ressources d’apprentissage). La représentation du numérique comme élément de motivation est répandue malgré les études qui montrent la difficulté à trouver ce lien sur le terrain (Amadieu & Tricot, 2014). Par ailleurs, les usages communicationnels, en particulier synchrones, ont été jugés utiles pour renforcer le lien individuel enseignant-élève et redonner de la motivation aux élèves (R2).
62Cette représentation du numérique utile pour l’apprentissage s’est parfois heurtée à la représentation qu’avaient les familles interrogées de la forme scolaire. Ainsi, Asma, lycéenne, s’étonne elle-même d’avoir eu recours à des livres pour travailler, « un gros changement » pour elle, qui s’est sentie « bizarre » (E1). Laurine, mère de deux enfants scolarisés au premier degré, revendique que dans sa famille, « ça a été plutôt des livres parce qu’on est très livres ». Elle oppose d’ailleurs le rapport aux livres qu’elle souhaite maintenir pour ses enfants à l’utilisation très développée qu’elle et son mari, informaticien, ont d’internet et des outils numériques : « pour mes enfants je préfère moins les nouvelles technologies ». La manière dont Johanna parle de l’organisation de la journée de son fils collégien montre cette distance nette entre une activité informelle consistant à regarder des vidéos et le « vrai travail » de l’école à la maison, qui nécessite un effort plus conséquent (S1) : « il faisait les cours Lumni sur la 14 et après, on s’investissait au niveau de l’école à la maison ». De son côté, Clotilde a utilisé Lalilo sur la tablette de ses deux enfants scolarisés dans le premier degré, comme des moments à mi-chemin entre travail et détente, sans oublier de prévoir dans le planning de la famille les moments « pas d’écrans (...) ni tablette, ni console, ni rien du tout ». Elle concède tout de même en avoir ajouté un peu dans la semaine, exceptionnellement, pour leur temps de pause.
63À l’instar de Clotilde, dans les familles, plusieurs stratégies d’accompagnement et de régulation des usages du numérique ont pu être observées. Ces stratégies variées peuvent s’expliquer par les postures différentes quant au travail scolaire, à la prise en compte de l’autonomie des jeunes et à la place occupée par le numérique dans le foyer. Une part importante des stratégies de régulation des usages du numérique sont inscrites dans une gestion plus globale du temps et de l’espace de la famille comme nous l’avons décrit précédemment.
64Concernant l’autonomie, l’école à la maison, comme pour la forme scolaire (Durler, 2015), a reposé entre autres sur l’autonomie des élèves, mais aussi sur la capacité des accompagnateurs à compenser l’éventuel manque d’autonomie. Pour autant, dans leurs discours, la représentation des parents quant à l’autonomie nécessaire pour réaliser des activités scolaires est plus liée à la capacité à réaliser l’activité (sur un plan épistémique) qu’à la capacité à s’organiser dans le travail (Linard, 2003) sans qu’il y ait systématiquement une « personne-ressource » (Dauphin, 2012) à la maison.
65Notre étude souligne combien « l’école à la maison » pendant le premier confinement de 2020 a été vécue différemment selon les familles interrogées. En nous concentrant sur la place du numérique durant cette période, les propos recueillis et analysés au prisme des interactions culturelles, nous permettent de signaler des transformations, des irruptions dans l’espace-temps familial provoquées par l’accès et l’utilisation du numérique, la cohabitation d’activités propres à l’École, au travail et à la maison, et le glissement du rôle des parents d’élèves vers celui d’accompagnateurs scolaires. Sur le terrain étudié, l’espace des familles a été décloisonné, voire détourné de ses fonctions originelles, pour s’adapter — au moins temporairement — à la réalisation du travail scolaire des enfants. Le temps a également été réaménagé et de nouvelles routines se sont installées avec des emplois du temps, décidés par les parents, parfois à l’invitation des enseignants. Cependant, les activités scolaires ont souvent été segmentées, morcelées au gré des autres contraintes de l’activité familiale, de la concentration de l’élève et de l’activité scolaire elle-même. Ceci a parfois permis le renforcement d’un tiers-temps éducatif (différent du temps passé à l’école et consacré au travail scolaire) qui existait déjà, mais se bornait à quelques moments dans la semaine des enfants.
66Les résultats de notre étude mettent en évidence certains enjeux éducatifs et sociaux de cette situation ponctuelle, mais dont les conséquences sont potentiellement durables. Sous l’effet de la scolarisation à la maison et de l’informalisation des espaces virtuels scolaires durant la période de confinement, l’organisation de l’activité scolaire a dû être renégociée à la maison en fonction du travail des parents et des possibilités d’attention des enfants. Ainsi, la présence ou le renforcement des espaces partagés de travail et des tiers lieux éducatifs à la maison montre une nouvelle forme, originale, de scolarisation de l’espace-temps familial. On peut y voir un processus d’appropriation de la forme scolaire par la famille, structuré par trois enjeux : savoir prendre en charge le travail d’étayage pédagogique et didactique, savoir organiser le travail scolaire et disposer des compétences numériques adaptées aux besoins de l’école ou être capable de les construire rapidement (Capitanescu Benetti & D’Addona, 2020). Les conditions de notre accès au terrain nous ont mis en relation avec des familles qui réunissaient, au moins en partie, les conditions requises pour faire face à ces trois enjeux et limiter ainsi les risques de décrochage scolaire des élèves. Notre étude souligne que les ajustements de la forme scolaire aux exigences des contraintes du contexte sanitaire se traduisent par un assouplissement de ses normes relatives aux différentes catégories relevées d’interactions culturelles. Les choix faits d’un établissement à un autre peuvent être significativement différents, mais la façon dont les familles se les approprient également. Ainsi, qu’il s’agisse du choix des savoirs enseignés (qui relèvent des interactions épistémiques), de la réorganisation de l’espace-temps scolaire (interactions spatiotemporelles), de la mise en place de dispositifs de communication entre l’École et l’élève (interactions relationnelles) ou de la nature des activités d’apprentissage (interactions poïétiques), les enseignants et les parents ont joué un rôle déterminant pour créer les conditions réelles de l’expérience d’apprentissage des élèves. On note une responsabilité accrue des parents introduisant un risque nouveau d’iniquités scolaires d’origine sociale. Cette étude invite à se poser la question de la persistance de ces transformations une fois la crise passée, persistance potentielle que de futures recherches se devront d’observer.
67Les familles interrogées ont adapté ou maintenu leur représentation de la forme scolaire et ont reproduit une variation à la maison d’après ce qu’ils ont compris des consignes des enseignants et les représentations qu’eux-mêmes avaient de l’École. Ria et Rayou (2020) considèrent d’ailleurs que la période de confinement a été l’occasion d’observer collectivement la fragilité de la forme scolaire et l’évolution de ses normes. L’étude réalisée a permis de montrer un affaiblissement des frontières entre les sphères familiales et scolaires dont on peut interroger la pérennité. Deux hypothèses s’affrontent actuellement. La première postule que l’ajustement de la forme scolaire ayant répondu aux exigences du contexte pandémique dans une logique de cause à effet, la disparition de la cause est susceptible d’entraîner celle de ses effets. On peut ainsi penser que les normes de la forme scolaire vont progressivement se réaligner sur les normes antérieures à la pandémie. La deuxième est que le fait d’avoir dû assouplir la forme scolaire en établissant un nouveau partage de responsabilités entre tous les acteurs de l’École constitue une véritable innovation qui ouvre la voie à de nouveaux changements dans les années à venir.