- 1 Comme l’indique le rapport de préfiguration du programme, « « le cœur de cible de ces nouvelles for (...)
1Lancé en 2015 sous la présidence Hollande, le programme « Grande École du Numérique » (GEN) se présente comme un label de formation aux métiers de l’informatique et du numérique. La GEN a pour objectif affiché de répondre à la demande économique croissante de ces métiers considérés « en tension », en formant sur des périodes relativement courtes (8 mois en moyenne, 3 mois étant la durée la plus courte et 24 mois la plus longue) de jeunes adultes catégorisés comme « NEET » (Not in Education, Employment or Training)1. Le raisonnement est le suivant : de nombreuses entreprises recherchent des compétences numériques d’une part, de nombreux jeunes éloignés de l’emploi présentent une forte appétence pour les technologies numériques d’autre part. Il faut donc créer un programme de formation aux métiers de l’informatique et du numérique qui leur soit spécifiquement dédié. La GEN entend ainsi faire d’une pierre deux coups en accompagnant la transition numérique des entreprises, tout en apportant une réponse à l’insertion socioprofessionnelle des personnes peu ou pas diplômées.
- 2 Ces deux formations sont en effet citées à plusieurs reprises au sein du rapport de préfiguration. (...)
- 3 Les termes emic utilisés sont variables : « élève », « étudiant », « stagiaire » ou même « collabor (...)
2Pour y parvenir, la GEN promeut une pédagogie dite « innovante » au sein des formations labellisées. Ce terme de « pédagogie innovante » est toutefois peu explicité dans le rapport de préfiguration du programme, qui se cantonne à des principes généraux tels que « agilité, intégration, pair-à-pair, sérendipité, do it yourself, ouverture, empowerment » (GEN, 2015 : 27). Les préconisations, inspirées en partie des modèles Ecole42 ou Simplon.co2, prônent un « relâchement des épreuves » (Kessous, 2017) et un apprentissage par le « faire » (Vicente, 2018). Il s’agit alors de supprimer les « prérequis académiques » à l’entrée des formations et de développer de « nouvelles compétences à travers les démarches essai/erreur » et ce, afin d’encourager « la motivation et la capacité à bien s’intégrer dans un environnement fait d’autonomie et de collaboration » (GEN, 2005 : 17-19). Ce cadre de formation serait ainsi mieux adapté aux publics ciblés par la GEN, dans la mesure où ses apprenants3 sont considérés a priori comme « non scolaires ».
- 4 Au point où il devient tentant, comme l’écrit Cédric Fluckiger, « d’inverser l’ordre des causalités (...)
3On peut reconnaitre ici la critique du système scolaire classique portée par les mouvements hackers, qui « dénoncent depuis longtemps la reproduction sociale renforcée par le mythe de la méritocratie » (Auray & Ouardi ; 2014 : 11). Le constat établi par ces militants est celui de l’échec de l’école à réduire les inégalités sociales et à permettre aux élèves d’exprimer leurs talents et leur créativité, en particulier lorsqu’ils sont issus de milieux défavorisés. Cette critique, dont la GEN se fait en quelque sorte le relais institutionnel en France, n’est toutefois pas propre aux défenseurs de la culture numérique. Elle puise ses sources dans un vaste et ancien mouvement de pédagogies « nouvelles » (Resweber, 2017) ou « alternatives » (Leroy, 2022) qui convergent au tournant des années 1970 avec les « utopies numériques » (Turner, 2012), à la faveur de l’esprit libertaire qui caractérise alors la contre-culture. Depuis lors, le recours aux technologies numériques apparaît comme un moyen complémentaire à l’innovation pédagogique4 pour favoriser la réussite scolaire, dans la mesure où elles sont toutes deux supposées développer l’autonomie dans les apprentissages. Or, comme le soulignent Rachel Gasparini, Odile Joly-Rissoan et Monique Dalud-Vincent, « l’autonomie n’est pas une compétence “générale”, transposable quelles que soient les situations et il importe de comprendre le cadre dans lequel elle peut se réaliser avec les normes de comportement qu’il sous-tend » (2009 : 97).
- 5 Selon le rapport d’activité 2020, sur les 504 formations que compte actuellement le programme, seul (...)
4L’objet de cet article est de prendre au sérieux cette assertion, et de décrire la manière dont les apprenants d’une formation GEN vont se saisir de ces pédagogies innovantes, et en particulier de cette injonction à travailler en autonomie. Notre enquête, de type ethnographique, a été conduite au sein d’une formation qui prépare au métier de « développeur web », portée par une école d’ingénieurs. Les établissements d’enseignement supérieur sont sous-représentés dans le portage des formations GEN, mais cette formation privilégie un type d’apprentissage aux technologies numériques qui est en revanche le plus représenté au sein du programme5. Comment les pédagogies innovantes plébiscitées par la GEN sont-elles empiriquement mises en œuvre dans ce contexte d’apprentissage au développement web, et pour quels effets auprès des apprenants ?
5Pour y répondre, nous retracerons dans un premier temps les modalités de fabrication du cadre pédagogique de cette formation. Comme nous serons amenés à le voir, celui-ci se caractérise par la recherche constante d’un équilibre entre pédagogie innovante et pédagogie classique, afin de répondre aux approches pédagogiques des formateurs, mais aussi aux épreuves que rencontrent les apprenants au cours de la formation (Labarthe & Delorme ; 2019). Nous nous intéresserons ensuite aux parcours scolaires des apprenants recrutés et aux motivations qui les ont conduits à s’orienter vers l’apprentissage du développement web. Enfin, nous envisagerons dans une troisième partie la manière dont ces mêmes apprenants ont réagi face au cadre pédagogique qui leur a été proposé, afin d’identifier les conditions de possibilité qui permettent de rendre effectif et efficient le travail en autonomie dans un tel cadre.
- 6 Ce travail de recueil de données a été réalisé par deux enquêteurs, Valentine Delorme, ingénieure p (...)
6L’enquête sur laquelle repose cet article croise observations participantes et entretiens semi-directifs, réalisés au cours des deux premières années d’existence de cette formation6. Les observations ont porté sur les différents temps de la formation : cours avec les divers formateurs, exposés, séances d’entraide, workshops, soutenances de projet collectif et individuel, soutien et préparation à la recherche d’emploi, présélection puis sélection de la troisième promotion. Au cours de ces observations, nous nous sommes concentrés sur les méthodes et le discours pédagogiques des formateurs, les interactions et les attitudes des apprenants (posture, langage, activité), ainsi que sur leurs modalités d’apprentissage, en formulant en toile de fond des hypothèses relatives aux cadres théoriques des « styles d’apprentissages » (Chartier, 2003) et du « régime exploratoire » (Auray, 2016), que nous développons plus loin dans cet article. Ces observations permettent de confronter le discours des apprenants avec notre perception de leurs compétences acquises et de leurs positions au sein de la formation, mais aussi de faire évoluer le guide d’entretien en prenant connaissance d’éléments non communiqués par les enquêtés.
- 7 « C’est-à-dire la saisie dans une perspective diachronique des modifications dans les parcours d’us (...)
7Les entretiens se sont centrés sur le parcours biographique des personnes, en recourant à des récits de vie (Bertaux, 1997), et sur leurs trajectoires d’usages et d’apprentissages des technologies numériques7. Les données recueillies intègrent ainsi des éléments sur les trajectoires initiales des apprenants (origine sociale, situation familiale, parcours scolaire, pratiques initiales de l’informatique, expériences professionnelles préalables, orientation vers la formation GEN), sur leurs expériences au sein de la formation (description des cours, relation avec les autres élèves et les formateurs, estimation de leur niveau, vision du développement web, difficultés et obstacles rencontrés, évaluation de la formation...) et sur leurs projections (souhaits d’orientation, projets futurs, vision du marché du travail, bilan sur les apports de la formation, conciliation avec des choix de vie extra-professionnels…). Au total, sur la période de l’enquête (fin 2016-début 2018), 24 entretiens ont été réalisés avec des apprenants de deux promotions et 2 entretiens ont été réalisés avec deux formateurs différents.
- 8 Elle fermera en septembre 2019, de guerre lasse face à la complexité des montages financiers à reno (...)
- 9 Même si le travail en autonomie n’est plus une modalité d’apprentissage absente de la forme scolair (...)
8Lorsque la formation GEN qui nous occupe ouvre ses portes en octobre 20168, son cadre pédagogique reste encore à préciser. Nous n’avons pas assisté aux discussions initiales qui ont conduit à son élaboration, mais tout laisse à penser qu’il traduit dès le début une sorte de compromis entre la « forme scolaire » classique (Vincent, 1994) qui caractérise l’école d’ingénieurs (hiérarchie disciplinaire des enseignements, séquençage du temps et partition de l’espace ; le tout orienté pour favoriser une transmission verticale du savoir) et les approches pédagogiques associées au travail en autonomie plébiscitées par le programme GEN9. Le dispositif de formation a été conçu par le directeur du développement et de l’innovation de l’école, en partenariat avec le CNAM régional et une association locale qui œuvre dans le domaine de la médiation numérique. L’école Simplon.co, également labellisée Grande École du Numérique, a elle aussi été impliquée, mais indirectement, par l’intermédiaire du premier formateur web. Avant sa prise de fonction, ce dernier a en effet bénéficié d’une formation de formateurs GEN proposée par Simplon.co, ce qui lui a permis en retour de s’inspirer de leur « formule ».
- 10 HyperText Markup language. Pour une histoire technopolitique du langage HTML, nous renvoyons aux tr (...)
- 11 Cascading Style Sheets.
- 12 Hypertext Preprocessor.
« Moi, je trouve que la formule Simplon, elle est intéressante, elle est vraiment pas mal. En fait, ce que Simplon nous a expliqué, c’est que t’as deux types de programmation sur le web. Tu as le côté front end et le côté back end. Voilà, le côté front end, c’est tout ce qui est visuel, c’est la partie émergée de l’iceberg, c’est html10, CSS11 et JavaScript pour tout ce qui est l’animation de la page. Et après, la partie back end, où là c’est PHP12 ou MySQL pour communiquer avec les bases de données. Là, c’est la partie immergée, où tu as un côté algo beaucoup plus poussé. Mais après, nous, par rapport à la façon dont est agencée la formation, on garde nos spécificités, tout en se réajustant pour se diriger vers quelque chose d’un peu plus carré ». (1er formateur web)
- 13 A noter qu’un cluster d’entreprises labellisé « French Tech » sera également sollicité à partir de (...)
9Il est prévu que la formation GEN dure dix mois : six mois de cours et quatre mois de stages. La période de formation est divisée en dix cycles d’enseignement de deux semaines, au cours desquels plusieurs langages web peuvent être abordés. Ils sont répartis de façon à permettre une progressivité dans les apprentissages entre le développement front end (relatif au design et codage des interfaces) et le développement back end (relatif à l’organisation des architectures réseaux et à la gestion des données vers les serveurs HTTP). La formation intégrait également l’apprentissage de langages informatiques qui touchent à la programmation d’objets connectés, mais ces modules ne seront pas toujours abordés, faute de temps ou parce que jugés finalement trop difficiles à assimiler pour les apprenants. De plus, conformément aux préconisations du programme GEN, le dispositif intègre un accompagnement à l’insertion socioprofessionnelle, qui incombe en particulier à un médiateur numérique, recruté par l’intermédiaire de l’association impliquée13.
10L’équipe pédagogique de la formation est donc constituée d’un formateur et d’un médiateur. Cette configuration restera sensiblement la même durant toute la durée d’existence de la formation, même si le premier formateur web sera remplacé quelques semaines après le début de la deuxième promotion. En dépit de leurs approches pédagogiques différentes que nous allons maintenant décrire, ces deux formateurs accordent une place importante au suivi individuel, ainsi qu’au travail en autonomie.
11Dans un premier temps, le cadre de la formation a été proche du pôle « pédagogie innovante » prôné par la GEN. Bien qu’il soit issu d’un cursus académique classique (il est titulaire d’un doctorat en informatique), le formateur de la première promotion s’inspire clairement des méthodes de l’école Simplon.co, auxquelles il assigne un objectif d’insertion sociale qui prime sur celui de l’insertion professionnelle.
« Je vois l'informatique presque comme un prétexte, voilà, un levier pour essayer de les réinsérer socialement, et après éventuellement professionnellement. Je me rappelle des mots du formateur de Simplon qui nous avait dit “vous allez voir c'est vraiment très fort les relations qu'on construit avec les élèves”. Et c'est vrai qu’il y a un enjeu qui est tellement énorme par rapport à des étudiants classiques entre guillemets, parce qu’on donne une véritable chance à des jeunes qui, voilà, ne sont pas adaptés au système scolaire classique. Mais une fois de plus, c'est pas on les forme à l'informatique et puis hop, il y a un petit volet social. Non, c'est on les remet en selle socialement par le biais de l'informatique. Et ça, pour moi, c'est essentiel. En tout cas, c’est comme ça que je vois la formation. » (1er formateur web)
12Au début de la formation, les modalités pédagogiques sont peu formalisées. Les principes généraux sont ceux de la « collaboration », de la « confiance » et de l’« échange » entre formateurs et apprenants.
« Dès le début, on a posé les choses comme ça. On a dit “voilà, c'est pas une formation classique, il y a pas une hiérarchie, genre nous, on est les profs, vous, vous êtes les élèves. Non, on est des collaborateurs. Nous, on est des collaborateurs avec un peu plus d'expériences. Mais vous, vous avez aussi des choses à nous apporter. Donc vous pouvez vous organiser comme vous voulez, mais on va quand même s'enrichir mutuellement”. Et voilà quoi, tout de suite ça avait mis un peu de confiance, je pense, de leur dire “OK, on n’est pas là pour vous bourrer le crâne, on est vraiment là sur un échange”. » (1er formateur web)
- 14 Ainsi peut-on lire dans le rapport de préfiguration : « de façon générale, et même si les modalités (...)
13Il en va de même concernant le contenu des apprentissages. Le formateur de la première promotion laisse une grande liberté aux apprenants quant aux types de langages web à utiliser dans le cadre des exercices qu’il donne. Conformément aux préconisations pédagogiques de l’école Simplon.co et de la GEN14, dont il reprend pour partie le discours, le travail en autonomie consiste dans une large part à s’appuyer sur ce que les apprenants auront découvert seuls, pour ensuite mutualiser les solutions identifiées. Ce travail en autonomie constitue selon lui une manière d’impliquer les apprenants dans la construction de leur parcours d’apprentissage, pour « qu’ils se sentent acteurs de la formation ».
« J’ai pas fait une seule slide pendant toute l’année. Globalement, on leur donne un exercice à faire sur la demi-journée, enfin un exercice costaud, mais faisable, tu vois. Et après tu passes, tu discutes un peu, à droite, à gauche et puis tu vois qu'il y en a un qui a trouvé une manière intéressante. Hop ! Ben allez, tu viens au tableau, et puis tu montres aux autres. Et on met ça en débat. Pourquoi est-ce qu'il a fait ça comme ça ? Qu'est-ce qui est intéressant dans sa manière ? Qu'est-ce qui est moins intéressant ? Vraiment, je pense que ça, c'est une des clés aussi. J'ai beaucoup utilisé cette formule que j’ai vue à Simplon, parce que je pense qu'elle est très importante. Il faut qu'ils se sentent acteurs et actrices de la formation. Ils ne sont pas juste là en observateurs, quoi, c'est eux qui construisent la formation. » (1er Formateur web).
14Les apprenants de la première promotion interrogés décrivent leur année de formation comme une succession périodique de projets, qui comportent tous une dimension plus ou moins pratique, avec par exemple la réalisation d’un formulaire web et d’un tutoriel expliquant comment créer ce formulaire. Les apprenants travaillent souvent seuls ou en petits groupes et peuvent s’isoler dans les salles attenantes à leur salle principale.
15Il reste que les diverses couches que comporte l’apprentissage du développement web, à la fois tacites et explicites, ne sont pas simples à assimiler par les apprenants, qui ne perdent pas de vue la perspective de leur insertion professionnelle à l’issue de la formation.
« On était tous d'accord pour dire que 10 mois de formation, c'était pas assez et qu'on avait tous besoin d'une seconde année. 10 mois, OK, c'est long, mais c'est clairement pas assez. On ne peut pas travailler en sortant. Parce que, clairement, la plupart d’entre nous, on n’est pas prêts » (Apprenant, 1re promotion)
16Ce sentiment de « ne pas être prêt » sera exprimé de manière récurrente par certains apprenants lors de l’enquête, qui infèrent cette inaptitude non seulement à la durée jugée trop courte de la formation, mais aussi à un cadre d’apprentissage considéré comme insuffisamment lisible.
17Quelques semaines après le début de la deuxième promotion, le premier formateur web quitte la formation pour des raisons personnelles, tandis qu’un second lui succède. À la différence de son prédécesseur, ce nouvel intervenant n’a pas suivi de formation à l’école Simplon.co. Avant d’être recruté, il a travaillé près de trois ans dans une entreprise informatique, directement après avoir validé un diplôme d’ingénieur (obtenu dans une autre école que celle qui accueille la formation GEN). Aussi, est-il particulièrement attentif aux enjeux liés à l’employabilité des apprenants, dont il partage l’inquiétude quant à leur niveau de formation.
18Au cours de nos discussions, il me fait régulièrement part de la double contrainte dans laquelle le place le dispositif de formation, puisqu’il doit à la fois « faire avec » des apprenants recrutés sur la base de critères peu sélectifs scolairement et répondre aux objectifs d’insertion professionnelle du programme GEN, dont il doit rendre compte en termes de « sorties positives ». Le choix de recourir à une forme scolaire plus traditionnelle répond alors à un parcours antérieur caractérisé par des formats d’apprentissage très classiques, et à la conviction selon laquelle le cadre pédagogique précédent n’était pas suffisamment adapté aux apprenants pour acquérir les bases du métier de développeur web.
« Quand tu les laisses en autonomie, si tu leur donnes pas une méthodologie et un objectif très précis, si t'es pas derrière eux, c'est la fête, quoi ! Mais même eux, ils le disent. Alors qu'en fait on avait l'impression qu'ils disaient apprécier ce cadre autonome, mais en même temps ils y arrivent pas, quoi. Enfin, dans ce cadre-là, ils sont pas capables d'avancer » (2e formateur web)
19Progressivement, ce formateur instaure des changements notables dans l’organisation des apprentissages. Il introduit des emplois du temps, distribués deux à trois semaines à l’avance, et régulièrement remaniés en fonction de l’estimation du niveau général. Le retour à une pédagogie plus classique est également formalisé par la réorganisation de la salle de classe, en rangs, de façon à instaurer un schéma pédagogique « descendant » : explication au tableau du formateur avec projection d’un diaporama, démonstration, suivie d’une discussion collective puis d’exercices d’application. Ce schéma est répété plusieurs fois par séance : les connaissances à acquérir sont morcelées en notions spécifiques et plus spécialisées. Le formateur met enfin à disposition des supports de cours pour faciliter la compréhension et propose aux apprenants un modèle de framework pour donner un cadre méthodologique à l’apprentissage du développement web.
« Au début, quand il était pas là (i.e le 2e formateur), c'était plus compliqué, parce que lui, il adopte un travail, euh, un peu plus scolaire, en fait. Genre, il y a des cours au tableau, il nous donne les cours après et on peut apprendre par rapport à ses cours, parce qu’avant, on n’avait pas de supports, ni de framework. Maintenant, si on te demande de faire un projet sans framework, tu dis non direct ! » (Apprenant 2e promotion)
20Si par moments cette réorganisation semble porter ses fruits, et si le groupe paraît progresser, les rythmes d’apprentissage entre apprenants demeurent asynchrones, certains n’avançant pas aussi rapidement que d’autres. C’est la raison pour laquelle un 3e formateur, davantage spécialisé dans l’organisation et la gestion de projet du développement web, sera recruté à la demande du deuxième formateur ; ceci afin de lui permettre de se concentrer sur les enseignements théoriques, et de disposer du temps nécessaire à la prise en charge les « retardataires ».
« En fait, Damien (i.e 3e formateur), il complète ce que Régis (i.e. 2e formateur), il fait. C'est ça qui est bien. Régis, il nous fait de la théorie - il nous fait aussi de la pratique, hein ! -, mais Damien, il vient, il repart sur un projet, comme là avec Angular. Et c'est là où tu comprends qu'en fait, les trucs que tu vois avec Régis, ben si tu l'as pas compris, quand il faut mettre en pratique, c'est chaud. Mais ouais, les deux sont complémentaires. Je pense que sans Damien, on manquerait de pratique, sans Régis, on manquerait de théorie. » (Apprenant 2e promotion)
21Comme précisé dans l’extrait ci-dessus, la distinction entre théorie et pratique, marquée par deux formateurs différents, a été accueillie favorablement par les apprenants, en particulier par ceux qui considèrent avoir des difficultés à suivre le rythme des apprentissages.
« Il y avait le côté public difficile sur lequel on a pas mal insisté au début. Et moi, je m'imaginais en train de faire la police, entre guillemets quoi. Je m'imaginais des jeunes qui en ont rien à faire quoi, qui sont là, mais qui t'écoutent même pas, qui font autre chose, qui foutent le bordel. Parce que quand je faisais des cours à la fac, ça aussi c'était présent, il y avait très peu de participation. Sauf qu'à la fac, en gros, ils ont appris à ne pas être attentifs, mais en silence quoi. Donc là, moi, je me disais houlala, on me parle beaucoup de publics difficiles, comment ça va se passer, tu vois ? Mais en fait, ce n'est pas un public difficile, c'est un public en difficulté » (1er formateur web).
- 15 Pour une critique de cette catégorie, aux contours relativement flous, nous renvoyons à Longo & Gal (...)
- 16 En effet, la formation ayant été financée par la Métropole, le Conseil régional, les fonds d’expéri (...)
- 17 Toutes promotions confondues, 57% des apprenants sont bacheliers, 28% n’ont pas le bac et 15% sont (...)
22Nous le disions en introduction, la GEN recommande de cibler principalement des jeunes qui ne sont « ni en emploi, ni en étude, ni en formation » (NEEF pour l’acronyme français15). Il reste que, dans les faits, la capacité de la formation à se conformer à ce ciblage dépend non seulement des critères imposés par ses organismes financeurs16, mais aussi du nombre de candidats qui postulent à l’ouverture de chaque session de formation. On note ainsi que, parmi les profils retenus, les niveaux de qualification et de diplôme présentent une relative hétérogénéité17.
23Or, au regard du rapport à l’autonomie qui nous intéresse, le fait d’être « sans qualification », c’est-à-dire de ne pas avoir poursuivi de cursus scolaire après la 3e, n’est pas tout à fait équivalent au fait d’être « sans diplôme », c’est-à-dire de ne pas avoir obtenu le baccalauréat a minima. Même si le diplôme le plus majoritairement obtenu au sein des deux promotions étudiées est le baccalauréat, les écarts dans les prérequis scolaires entre apprenants ne seront pas sans incidences sur les dispositions des uns et des autres à s’approprier le cadre pédagogique proposé, comme sur les capacités à l’apprentissage du développement web.
24Parmi les vingt-quatre apprenants avec lesquels nous nous sommes entretenus, cinq sont sans qualification, cinq sont titulaires d’un brevet d’études professionnelles, dix sont bacheliers (quatre bacs professionnels, deux bacs technologiques et quatre bacs généraux), et quatre sont diplômés du supérieur (deux BTS et deux master). Tous les apprenants recrutés dans la formation n’ont donc pas été en situation d’échec scolaire jusqu’à la fin du lycée. En revanche, les apprenants rencontrés ont très souvent décroché de leur formation, de manière temporaire ou définitive, au cours de leur trajectoire scolaire.
25Pour les décrocheurs pré-bac, les trajectoires sont souvent marquées par des problèmes familiaux, des difficultés d’apprentissage et/ou des troubles psycho-affectifs (anxiété, stress, manque de confiance en soi), susceptibles de générer un « mal-être » qui ne disparaîtra d’ailleurs pas nécessairement une fois la formation intégrée.
« Moi, je suis allé au lycée, ben comme tout le monde. J'ai fait une seconde générale et après j’ai fait une première, en ES, économie et social. Et, euh, ça c'est pas trop bien passé au lycée. Ça a commencé en première en fait. Enfin, peut-être en seconde ? Je sais plus. Mais, ouais, j'ai commencé à lâcher les cours. J'étais plus vraiment motivé. Je savais pas vraiment ce que je voulais faire, parce que j'avais pas vraiment de but. J'avais pas d'envie en fait. Je sais pas, je pense que j'étais pas vraiment bien dans ma peau. C’était plus un mal-être général » (Apprenant, 1re promotion).
26Le récit des difficultés s’accompagne parfois de critiques plus ou moins acerbes ou directes vis-à-vis de l’institution scolaire, soit parce que cette dernière a participé à les accroître par le biais d’un cadre vécu comme trop rigide, soit parce que l’école n’a pas su y répondre d’une manière jugée adéquate.
« Pour moi, le plus gros problème, c'était me lever le matin, et puis partir à l'école, et puis me dire que je devais y retourner le lendemain. Et puis le cadre, quoi ! Enfin, je veux dire, je suis bien obligé de m'y faire parce que c'est comme ça dans la vie, mais j'arrivais pas à apprendre dans un cadre comme ça. Quand il y a quelqu'un qui nous encadre, qui impose des règles comme ça. Après, il faut toujours qu'il y ait des règles, bien sûr, mais j'avais du mal avec la hiérarchie. Du coup, j'arrivais pas tellement à apprendre, à me motiver, quoi. » (Apprenant, 1re promotion)
« En fait, ce qui n’allait pas, c'était le système en lui-même, je crois que c'était l'éducation nationale. J'avais vraiment un problème avec ça, les méthodes, et tout. Bon, j'avoue que j'étais un peu fouteur de bordel quand même, hein ! J'ai mes torts, ok. Parce que j'avais des soucis familiaux à côté, donc je prenais tout ça par-dessus la jambe. Mais je pense qu'on n’a pas su, comment dire ? On m'a foutu tout de suite au fond de la classe, on m'a viré des cours. Enfin voilà, on n’a pas essayé de me réintéresser aux choses auxquelles je décrochais. Moi, j'aurais bien aimé qu'on m'épaule en fait. Et je me suis retrouvé face à des profs qui étaient franchement méchants avec moi. » (Apprenant, 2e promotion).
27Pour les décrocheurs post-bac, qui partagent parfois ce type d’expériences durant le secondaire, les décrochages s’expliquent davantage par des difficultés rencontrées lors de la première ou deuxième année à l’université, ce qui les empêche de franchir le cap d’un BTS ou d’une Licence, à l’instar de nombreux jeunes issus des milieux populaires qui se retrouvent « perdus à la fac » (Beaud, 2003). Quant aux quatre apprenants qui ont obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur, ils évoquent pour leur part des erreurs d’orientation dans la filière suivie, ce qui les conduit à faire le choix de ne pas poursuivre leurs études, ou de se reconvertir vers un secteur professionnel jugé plus valorisant ou porteur d’emplois – tel que celui de l’informatique et du numérique.
- 18 Celle-ci se déroule globalement en trois temps. Dans un premier temps, les candidats potentiels son (...)
28Lorsque l’on interroge les apprenants sur les raisons qui les ont amenés à candidater à cette formation, seuls les diplômés du supérieur évoquent l’envie de devenir « développeur web » à proprement parler. Pour les autres, la candidature est surtout motivée par le désir de se reprendre en main, d’« arrêter de rien foutre » me dit l’un d’eux, ou dans le meilleur des cas, par une « passion pour l’informatique », également repérée par les formateurs au cours de la phase de recrutement18.
29Avant cela, les usages se cantonnent au registre des pratiques numériques populaires (Pasquier, 2018), centrés sur l’usage de réseaux sociaux et l’utilisation de moteurs de recherche, pour entreprendre des achats en ligne et plus rarement des démarches administratives. Les jeux vidéo et les loisirs créatifs sur ordinateur, associés parfois à la consultation ou à la publication de tutoriels sur des chaines YouTube ou Twitch, ont pu également occuper une bonne place dans les pratiques culturelles de ces jeunes (Gire, Pasquier & Granjon, 2007 ; Octobre, 2014), et déboucher sur l’acquisition de compétences en matière de maintenance informatique.
« Parce que je jouais quand même pas mal à des jeux vidéo. Donc, il y a toujours un moment où tu regardes dans l'ordinateur, ce qu’il faudrait changer pour, euh, pour faire tourner des jeux vidéo plus beaux. Et c'est là que j'ai vu tout ce qui est à l'intérieur d'un ordinateur, ce que c'était une carte graphique, une carte mère, de la mémoire ram, tout ça quoi. Mon père, il m'a laissé faire, on a regardé un peu ensemble aussi et c’était la première fois que j'ai démonté un ordinateur » (Apprenant, 1re promotion)
« J'étais souvent sur l'ordi à la maison, à faire des montages vidéo, photo, audio. J'avais aussi un ami qui faisait des sites internet tout ça, mais j'étais pas assez fort dedans. Moi, j’ai toujours été intéressé, comment dire ? Réparer tout, genre tout ce qui est démonter, remonter, tout ça, j'aimais bien. La première fois que j'ai réparé un truc, c'était la télé qui avait un problème. Je l'ai ouvert et tout, j'ai regardé, puis j'ai vu ce qui manquait, ce qui allait pas et j'ai tout remis. Puis après, c'était quoi ? C'était une voiture télécommandée de mon petit frère que j'ai réparée aussi. Puis après, c'était un baladeur CD, et ainsi de suite, un ordinateur, puis un lecteur DVD. Et petit à petit, je commençais à réparer plein de trucs informatiques. Là, en ce moment, je répare un PC qui est passé à l'eau. Et c'est ça qui a fait que je me suis intéressé à l'informatique » (Apprenant 1re promotion)
30Ces compétences techniques, stimulées à la fois par des contraintes économiques et par le désir de comprendre le fonctionnement des machines, permettent en retour à ces apprenants de faire l’acquisition d’un petit capital symbolique en dehors de l’école, en étant identifiés par la famille ou les amis comme des personnes référentes auxquelles on peut faire appel pour régler un problème de connexion internet, débuguer un ordinateur ou réparer un smartphone.
« Et donc après, quand par exemple j'avais des collègues qui galéraient sur leur PC et que moi j'avais eu la même galère, mais que je savais faire, je leur disais “ah ben, tu sais pas faire, moi je sais faire, c'est comme ci, c’est comme ça”. Et après, les gens, ils ont commencé à m'appeler quand ils avaient des problèmes de PC, et même de téléphone. Et c'est là que je me suis dit “ben, en fait, je connais un petit peu, quoi” » (Apprenant, 2e promotion)
31Mais si ces usages relativement avancés des machines informatiques témoignent bien d’une forme d’incorporation des savoir-faire et d’autonomisation de la pratique (Lelong, 2002), ils ne sont pas pour autant transposables « tels quels » dans le cadre de la formation GEN. Comme le montrent les travaux de Cédric Fluckiger (2008, 2016), la transférabilité de compétences numériques acquises dans un contexte privé ou familial vers un contexte scolaire ou universitaire ne va pas de soi, et se trouve être largement entravée par le différentiel de sens donné à l’usage dans ces différentes sphères d’activité, quand bien même les outils utilisés sont similaires. Même si la formation GEN que nous avons observée permet d’aménager des modalités d’apprentissage moins strictes que celles qui sont en vigueur au sein d’une formation classique (en comparaison, par exemple, à celles qui sont proposées par l’école d’ingénieurs où la formation est implantée), ce transfert s’avère d’autant plus compliqué que certaines compétences à connotation scolaire, comme savoir faire des recherches pertinentes sur internet ou écrire un mail pour envoyer une lettre de motivation par exemple, sont loin d’être toujours maîtrisées.
32En dépit de leurs objectifs de formation et de leurs approches pédagogiques différents, les deux formateurs successifs accordent une place privilégiée au travail en autonomie. Celui-ci prend généralement deux formes au sein de la formation : (1) durant certains cycles d’enseignement ou workshops, les apprenants doivent travailler sur des travaux pratiques de développement web, sans être véritablement dirigés par les formateurs, qui restent néanmoins présents et disponibles en cas de sollicitation et (2) durant des plages horaires aménagées en « temps libre » ou en « séances d’entraide », les apprenants peuvent travailler seuls ou en groupe sur des thématiques ou des projets de leur choix.
33« Et l'idée, c'est de dire “on vous donne des éléments de base qui sont suffisants pour débuter. Mais pour aller plus loin, pour avancer, vous avez des tonnes et des tonnes de ressources sur internet. Et ben, vous y allez et vous vous les appropriez et voilà”. Il faut juste insister sur le fait de dire “consultez internet avant de nous consulter, consultez vos camarades, et si vous ne trouvez toujours pas la réponse, vous venez nous voir”. Et insister aussi sur l'autoformation ! Parce que quand on est développeur, une des clés pour la réussite, c'est d'être capable de s'autoformer. Parce que les technologies évoluent extrêmement vite. Du coup, il faut être capable de se former sur de nouveaux langages et d'apprendre les spécificités » (1er formateur web)
34Travailler en autonomie signifie dans les deux cas « être capable de s’autoformer », autrement dit « apprendre à apprendre » selon le crédo pédagogique de la GEN. Pour ce faire, les apprenants sont encouragés à trouver des solutions par eux-mêmes, à échanger entre eux et à rechercher les informations pertinentes sur internet, par le biais des moteurs de recherche, des tutoriels ou vidéos YouTube, des sites de référence et des forums en ligne de spécialistes.
- 19 Comme le remarque Dominique Pasquier à propos des compétences sociales, « l’entre soi des classes p (...)
35Il reste que la grande majorité des apprenants débute la formation GEN avec une connaissance très sommaire de ce qu’est le développement web, dont le langage informatique, qui mélange anglicismes et terminologie technique, peut paraître tout à fait hermétique aux néophytes (comme à l’enquêteur). Dès lors, la confrontation à des problèmes inédits, armés seulement de « quelques éléments de base », peut constituer une épreuve difficile à surmonter, en particulier pour les apprenants qui n’ont pas pu développer, avant leur arrivée dans la formation, l’ensemble des compétences nécessaires à l’exploration des différents univers numériques. Comme le montre Nicolas Auray (2016), quatre types de compétences soutiennent en effet ce qu’il nomme le « régime exploratoire » : (1) les compétences topologiques à partir desquelles il est possible de s’orienter dans les arborescences enchevêtrées d’internet, (2) les compétences sociales qui permettent de mobiliser un réseau d’entraide et une solidarité sociotechnique face à une difficulté rencontrée, (3) les compétences herméneutiques, à partir desquelles il est possible d’identifier et d’interpréter les informations présentes sur le web et enfin (4) les compétences managériales, ou dialogiques, qui permettent d’ajuster son propos à une situation conversationnelle et d’accepter en retour la critique. Or, si les compétences topologiques peuvent partiellement être acquises par le biais de la pratique des jeux vidéo notamment, les compétences sociales, managériales et herméneutiques demeurent quant à elles davantage dépendantes du capital scolaire19.
- 20 Le terme désigne un « marathon de programmation » durant lequel des groupes de développeurs travail (...)
36Ces compétences sont par conséquent très inégalement réparties chez les apprenants, de sorte que les moins dotés scolairement peinent à trouver sur internet des informations qu’ils jugent fiables pour les aider à avancer en autonomie sur les travaux demandés. La documentation « officielle » accessible sur le web, généralement rédigée en anglais, est peu mobilisée car considérée comme trop difficile à lire. De même, les demandes d’aide en dehors du groupe de pairs, que celles-ci se fassent en ligne ou hors ligne, ne sont pas toujours chose aisée, surtout lorsque l’on éprouve individuellement ou collectivement des difficultés préalables à identifier, et donc à comprendre le problème rencontré, comme ce fut notamment le cas au cours d’un hackathon20 organisé durant la 1re promotion.
37Lors de ce workshop, il a été demandé aux apprenants de développer un système informatique de contrôle d’accès à l’espace et aux équipements d’un FabLab, en collaboration avec des élèves d’un BTS informatique. De l’avis général, l’expérience semble s’être soldée par un « fiasco ».
« Parce que ça a été dur, quoi, quand tu comprends pas, que t'es là pendant 3 jours à rien comprendre, avec des BTS qui sont encore plus cons que toi [rires]. Non, mais c'est vrai quoi ! Enfin, des BTS qui étaient censés nous apprendre des trucs, ils sont arrivés là et ils en savaient moins que nous, franchement. Ils étaient censés avoir 2 ans de développement derrière eux et ils ont rien foutu, on s'est tous retrouvés face à ces difficultés là. Ça a été un fiasco, ouais, un moment difficile pour tout le monde. Et je pense que tout le monde va s’en rappeler de l’hackathon [rire]. » (Apprenant 1re promotion)
38Le sentiment d’incompétence a primé au cours de ce premier workshop. Les échanges avec les étudiants du BTS tournent court, aucun groupe ne parvenant à apporter des éléments de solution aux problèmes rencontrés par l’autre. Peu accompagnés par le formateur, qui reste volontairement en retrait, les apprenants sont mis face à leurs limites, sans trouver les moyens de les dépasser. Le hackathon est vécu par la plupart des apprenants comme un échec cuisant, ravivant l’humiliation souvent évoquée par ceux qui ont connu l’échec scolaire.
39Outre la mobilisation de compétences exploratoires, le travail en autonomie appliqué au développement web nécessite la construction d’une représentation mentale des problèmes à résoudre. Il faut anticiper une ou plusieurs solutions possibles et jugées réalisables, choisir un ou différents langages web susceptibles de convenir aux choix précédents, coder à proprement parler, et enfin tester sa solution par « essais/erreurs » jusqu’à temps que « ça marche » et/ou que la solution proposée soit considérée comme optimale.
- 21 Outre les trois processus cognitifs nécessaires à la construction d’un « environnement cognitif con (...)
40Ce travail de conception implique de la part des développeurs web la construction d’un « environnement cognitif contraint » (Bonnardel, 2000), d’autant plus difficile à concevoir ici que, nous l’avons dit, les apprenants sont novices dans cette pratique et que les consignes pour réaliser les projets sont peu spécifiées (du moins, au début de la formation). Comme l’écrivent Aline Chevalier et Nathalie Bonnardel à propos du travail de conception de site web, « on peut considérer qu’au moins dix ans de pratique intense sont nécessaires pour pouvoir qualifier un individu d’expert » (2003), c’est-à-dire en capacité de maîtriser l’ensemble des contraintes à prendre en compte dans la conception et le développement d’un site web21. Ce constat est également partagé intuitivement par les formateurs, lorsqu’ils considèrent par exemple que les apprenants qui « réussissent » sont ceux qui possédaient déjà, avant leur arrivée dans la formation, quelques « mécanismes de pensée ».
« Pour moi, la clé c'est vraiment ceux qui avaient déjà des connaissances, pas forcément de manière très poussée hein, mais qui avaient déjà fait un petit peu de programmation, donc qui avaient déjà des mécanismes de pensée. Parce que c'est vrai que quand ils arrivent dans la formation, que tu es obligé de leur expliquer ce que c'est qu'une variable, ce que c'est qu'une condition, ce que c'est qu'une boucle, ben c’est pas simple, en tous cas pour moi. Ça fait quand même un petit paquet d'années que je fais de l'informatique et de la programmation, et c'est des choses que j'ai tellement intégrées maintenant que j'arrive pas à les expliquer d'une manière suffisamment basique. Donc j'essaie beaucoup de leur dire “expliquez-vous entre vous parce que vous allez avoir des mots différents des miens”, parce que je vois pas comment je peux expliquer autrement » (1er formateur web)
41La majorité des apprenants éprouve des difficultés à conceptualiser les problèmes, même lorsque des consignes seront davantage spécifiées par le deuxième formateur. Les difficultés principales apparaissent dès le démarrage des projets, lorsqu’il s’agit notamment d’identifier et de hiérarchiser des tâches et sous-tâches à réaliser, puis de choisir les langages web adéquats à l’exercice.
« Dès qu'ils nous demandent un truc, de faire des trucs hyper compliqués, nous, on essaie de résoudre tout d'un coup, tu vois. Alors eux, ils nous disent “c'est pas comme ça, faut vraiment que vous découpiez quoi, tâche par tâche”. Ils nous le répètent souvent, parce que, nous, souvent, on se casse la gueule. Tous, hein ! » (Apprenant, 2e promotion)
42Au cours de la formation, l’ensemble de ces difficultés ne seront pas résolues par tous les apprenants, et certains resteront freinés dans leurs apprentissages, en étant par exemple bloqués sur la partie front-end du programme de formation et dans l’impossibilité d’aborder la partie back-end, jugée plus ardue et conceptuelle. Face à ce constat, nous l’avons dit, le formateur arrivé au début de la deuxième promotion va peu à peu réajuster les registres de la pédagogie innovante plébiscités par la GEN, en inversant l’ordre des apprentissages, de la théorie vers la pratique, et en privilégiant le raisonnement déductif sur le raisonnement inductif.
43Ce retour à une pédagogie plus classique semble avoir eu des effets bénéfiques pour les apprenants. Lorsqu’on interroge les apprenants de la deuxième promotion sur l’expérience d’un workshop auquel ils ont participé en fin de formation, et durant lequel ils sont supposés travailler « en autonomie », ils en soulignent les apports sur leurs apprentissages : « C'était une tuerie le workshop. Pour progresser, il n’y a pas mieux ! », me dit l’un d’eux. La majorité des apprenants affirme ainsi avoir tiré de nombreuses compétences de cette expérience. Ils indiquent par exemple s’être perfectionnés sur les langages front-end, tout en s’étant risqués à l’utilisation de nouveaux langages ou d’outils informatiques (Laravel, GitHub). De plus, les compétences mobilisées semblent avoir dépassé le champ technique, puisqu’ils disent également qu’à ces occasions, ils ont pu apprendre à mieux gérer leur stress pour tenir les délais, à s’organiser en équipe, à découper et à hiérarchiser les tâches à réaliser, etc.
- 22 Ce workshop a donné lieu au prototypage d’un site de partage de services entre voisins, d’une plate (...)
- 23 « Par autodidaxie collective, il faut entendre un mode d’auto-développement des savoirs, des savoir (...)
44Comment comprendre ce sentiment de satisfaction, alors même que cette situation d’apprentissage en autonomie pouvait être qualifiée précédemment de « fiasco » par les apprenants de la première promotion ? En premier lieu, on peut supposer que l’objet même du workshop a été source de motivation, dans la mesure où il a été dédié au développement d’« innovations sociales numériques » (Gossart et al., 2019) répondant aux besoins des habitants d’un quartier populaire, dont certains apprenants se sentent proches22. Ensuite, ce travail en groupe évoque sous un certain rapport les dynamiques de l’« autodidaxie collective »23 (Labarthe, 2013) qui ont caractérisé les trajectoires d’apprentissage de nombreux apprenants avant d’entrer dans la formation, à la différence près qu’elles sont ici marquées par une ouverture sociale, par le biais de l’implication notamment d’étudiants issus d’un master en information-communication.
« Le workshop, c’était génial, de pouvoir apporter des solutions à des gens, pour qu'ils fassent des choses bien avec. Moi ça, je suis totalement pour. C'est une bonne chose de travailler comme ça, avec d'autres personnes, surtout en master hein ! C'est super intéressant de rencontrer des gens qui ont un autre niveau, pas de culture, mais de réflexion que nous. Parce qu’on l'a vu, quand même, le premier jour, quand les questions arrivaient, leurs réponses et tout ça, il y avait beaucoup de mots. Ils parlaient par exemple d'intelligence collective, de réflexion partagée, de choses comme ça. C'était structuré pour eux dans leurs têtes et ils répondaient directement. Alors que nous, on était là, attends, mais comment on fait ? Ouais là, il y a une vraie différence sur la manière de réfléchir » (Apprenant, 2e promotion)
45L’une des conditions du « succès » de ce workshop semble ainsi être la rencontre avec des pairs plus expérimentés, qui les accompagnent dans la réflexion, tout en maintenant une ambiance amicale et détendue. Enfin, et peut-être surtout, les apprenants n’ont pas abordé ce workshop sans connaissances préalables en matière de développement web, de sorte qu’il a consisté en une sorte de mise en pratique « grandeur nature » de compétences acquises précédemment.
46« Le workshop, j'ai trouvé que c'était une très bonne expérience, parce que ça nous a permis de travailler avec un autre groupe. Je trouve que ça s'est bien passé, on est arrivés à un résultat plutôt pas mal. On a pu montrer ce qu'on a appris depuis le début, en gros. Donc c'est vrai que ça nous a montré comment mettre en pratique, dans la réalité de la chose quoi. Parce qu'en cours, on monte des petits projets, tout ça, mais c'est vrai qu'on n’avait pas eu le temps de voir exactement le côté professionnel, les bonnes pratiques » (Apprenant, 2e promotion)
47Ainsi, trois éléments permettent de comprendre l’engouement pour ce workshop, a contrario de la déception produite par le précédent : le projet paraît d’abord moins éloigné des centres d’intérêt et des mondes sociaux des apprenants, qui ont ici le sentiment de contribuer à œuvrer pour quelque chose d’utile. Ensuite, les échanges avec les étudiants du Master ont été perçus comme horizontaux, c’est-à-dire plus libres et spontanés qu’avec les formateurs, en même temps qu’ils permettaient d’enrichir leurs points de vue et leurs connaissances. Enfin, les apprenants se sont sentis globalement moins démunis que lors du précédent workshop pour répondre au cahier des charges des projets, coconstruit avec les étudiants.
48Le programme de la Grande École du Numérique recommande d’avoir recours aux « pédagogies innovantes » pour favoriser l’apprentissage du développement web par les publics ciblés. Du fait que les NEET et les « décrocheurs » partageraient une même aversion pour la forme scolaire classique, ces catégories d’apprenants seraient par principe réceptives aux pédagogies innovantes, qui accordent une place plus importante à l’autonomie dans les apprentissages que les pédagogies traditionnelles.
- 24 A noter que ce constat n’est pas propre à la formation GEN et au public jeunes adultes. En effet, l (...)
49Au regard de l’enquête que nous avons conduite au sein d’une formation labellisée GEN, ce présupposé appelle à être quelque peu nuancé. En effet, les pédagogies innovantes qui y ont été mises en œuvre se sont en réalité avérées déconcertantes, voire décourageantes, pour les apprenants les moins dotés scolairement24. Ces derniers éprouvent au contraire le besoin d’un retour à une pédagogie « visible », pour reprendre la terminologie de Bernstein (2007), permettant d’expliciter pas à pas, dans le cadre d’un raisonnement hypothético-déductif, les étapes de la pensée computationnelle ; sans quoi ils éprouvent des difficultés à identifier, à formuler puis à résoudre les problèmes posés par le développement web et à progresser dans leurs apprentissages.
- 25 Pour une synthèse de la littérature pédagogique et psychopédagogique consacrée aux différents style (...)
50Ainsi, nos observations ont montré qu’une demande de retour à une forme pédagogique plus classique (organisation en leçons, exercices, évaluation des connaissances) pouvait émaner des apprenants qui pourtant, en raison d’un parcours scolaire chaotique, étaient supposés réfractaires à ce type de pédagogie. Cette ambivalence des apprenants vis-à-vis du cadre pédagogique proposé peut alors se comprendre au regard des inégalités sociales dans l’acquisition des compétences nécessaires à l’exploration des mondes numériques de manière « autonome ». Elle peut également être interprétée au regard des dispositions scolaires des apprenants qui prévalent dans leur prédilection pour tel ou tel « style d’apprentissage »25.
51On peut en effet identifier deux styles d’apprentissage au sein de la formation. Le premier style, valorisé par la GEN, concerne les apprenants qui privilégient les apprentissages par la pratique et qui préfèrent être « plongés directement dans le bain », en faisant l’impasse sur des apports théoriques préalables qu’ils jugent ennuyants et rébarbatifs. Le second style réunit au contraire les apprenants qui privilégient une entrée dans les apprentissages par la théorie afin d’être en mesure ensuite de mettre en pratique les connaissances sous la forme d’exercices d’application. Or, notre enquête tend à montrer que le premier style d’apprentissage - par la pratique - convient davantage aux apprenants qui présentent un niveau de diplôme supérieur au bac (général ou technologique), quand bien même certains ont ensuite décroché de l’enseignement supérieur. En revanche, le second style d’apprentissage, qui privilégie une entrée théorique, est davantage prisé par les apprenants les moins bien dotés en termes de qualifications et diplômes. Ceux-là demandent généralement un encadrement plus prononcé de la part des formateurs et le recours à des approches pédagogiques plus structurées, afin de mieux expliciter les objectifs et le contenu des apprentissages.
52L’exemple des workshops montre par ailleurs que les expériences de « travail en autonomie » exigent un certain nombre de conditions de possibilité pour être perçues comme efficientes par les apprenants. C’est parce que le projet fait sens pour eux, et parce qu’ils ont acquis des prérequis nécessaires au développement du projet, que l’activité proposée dans le deuxième workshop paraît source à la fois de satisfaction et d’apprentissage. Mais c’est aussi parce qu’il est accompagné par des étudiants, à la fois proches en âge, mais plus expérimentés et réflexifs, que le travail « autonome » parvient ici à se déployer.
53Les deux formateurs dont il a été question dans cet article, chacun à leur manière, n’ont eu de cesse d’essayer de jouer ce rôle d’accompagnant, ou de médiateur, à la fois susceptible de guider les apprenants et de maintenir une forme de proximité nécessaire à la relation pédagogique telle qu’ils la conçoivent respectivement. Ils ont constamment ajusté leur pratique à la diversité des publics et des situations, raison pour laquelle le cadre pédagogique de cette formation GEN est à la fois mixte et mouvant, à la recherche constante d’un équilibre entre pédagogie innovante et pédagogie classique, susceptible de répondre à la fois aux objectifs de la formation et aux profils variés des apprenants recrutés, qui n’ont pas tous intériorisé un même rapport à l’autonomie au cours de leur trajectoire scolaire.
Durler Héloïse (2016). « L’autonomie de l’élève et ses supports pédagogiques », Recherche en éducation, 25, [en ligne] mis en ligne le 01.03.2016, consulté le 18.04.2022. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ree/5654.
Gossart Cédric, Jullien Nicolas, Massé David, Özman Müge (dir.) (2018). « Panorama des innovations sociales numériques », Terminal, 122, [En ligne] mis en ligne le 30.06.2018, consulté le 17.03. 2023. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/2299
Labarthe Fabien, Delorme Valentine (2019). « La Grande École du Numérique : en quête d’empowerment ? Une approche par les capacités », Terminal, 125-126, [En ligne] mis en ligne le 25.11.2019, consulté le 17.03.2923. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terminal/5370