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Chronique bibliographique

Alexandre Sumpf, 1917. La Russie et les Russes en révolution

Paris, Perrin, 2017, 528 pages
Pierre Boutonnet
p. 488-491
Référence(s) :

Sumpf Alexandre, 1917. La Russie et les Russes en révolution, Paris, Perrin, 2017, 528 p.  ISBN 978-2-262-07268-1

Texte intégral

1Le centenaire de l’année révolutionnaire russe a suscité en France un foisonnement de publications qui s’inscrit dans un engouement sociétal pour les questions mémorielles. Le livre d’Alexandre Sumpf, 1917. La Russie et les Russes en révolution s’adresse d’ailleurs tout aussi bien à des cercles de spécialistes qu’à un public plus large, curieux et exigeant. Il propose une vue très large des brusques changements que connurent un territoire et une société fragmentés, à la faveur d’événements révolutionnaires d’une rare complexité. L’A. mène une réflexion personnelle alimentée par l’examen de sources rarement inédites mais novatrices (films et parfois photographies), tout en faisant appel à une historiographie récente, y compris russe, qu’il synthétise et, ce faisant, popularise.

  • 1 M. Ferro, la Révolution russe de 1917, Paris, Flammarion, 1967, 2 vol.

2Alexandre Sumpf, adepte d’une histoire sociale du politique, appartient à une lignée d’historiens attentifs aux actions menées par des anonymes. Les remous de l’histoire s’expliquent par des mouvements de fonds, par un examen des tendances à l’œuvre « au bas » de la société. Son ouvrage est un écho, presque un hommage, au travail pionnier de Marc Ferro publié en 19671. De même que son prédécesseur formé à l’école des Annales, A. Sumpf étudie le passé en diversifiant ses sources. M. Ferro avait fait appel à des bobines de films pour mieux cerner le profil des masses révolutionnaires. A. Sumpf mettant au jour des pellicules du « comité Skobelev » a pu porter son regard au ras du sol et jeter une lumière nouvelle, sur les processus électoraux de l’année 1917.

3L’ouvrage débute par une mise au point des événements puis se structure autour d’un plan chrono-thématique qui permet d’échapper à une vision politique réductrice. La révolution n’est pas envisagée comme un bloc, et la période 1917-1921 n’est pas réduite à un court épilogue. En effet, contrairement à une tradition longtemps dominante dans l’historiographie française, A. Sumpf ne dresse pas un mur entre la prise du pouvoir par les bolcheviks et la guerre civile qui a permis à ces derniers de véritablement s’imposer. La première partie du travail analyse la chute du tsar et les premiers pas de la révolution en présentant les bouleversements qui se déroulèrent dans la capitale. Les dimensions politique et sociale de la révolution furent dès le départ imbriquées car, si la chute de Nicolas II et du régime monarchique en tant que tel, furent aussi rapides et aussi irrémédiables, c’est que les acteurs de la révolution s’engagèrent immédiatement dans une refonte de l’ordre social.

4En étudiant la révolution à Saint-Pétersbourg, l’auteur investit également le champ de l’histoire culturelle si délicate à croiser avec l’histoire sociale. La capitale devient sous la plume de l’A. un quasi-personnage. « De février 1917 à janvier 1918, tout Petrograd est dans la rue et la rue fait Petrograd. » (p.  112). Investie par les masses populaires, en particulier ouvrières, Petrograd, est à la fois le théâtre et le vecteur d’une bifurcation de la Russie sur une autre nouvelle voie historique. Ce mouvement social engendre une brutale « recomposition et polarisation du mouvement politique ».

5La deuxième partie analyse plusieurs processus concomitants qui ont bouleversé durablement une société formée dans le cadre d’un empire multiséculaire. Le désir de démocratie directe s’est exprimé par un engagement quotidien des citoyens qui inventèrent des cadres collectifs nouveaux. Ainsi, la politisation rapide de la population est analysée par des pratiques sociales menées à l’échelle de l’usine, du quartier, du village. Le rôle crucial que joua l’armée dans la capitale et en province en 1917 est également mis en avant par l’» activité politique de terrain » (p.  306) alors que la radicalité de la troupe est analysée comme un fait social indépendant du parti bolchevik. Les paysans ont accompli de leur propre volonté « une véritable révolution agraire » (p.  282). Mais, les tensions sociales et politiques nées de la « démocratisation accélérée de la société » posèrent rapidement les jalons de l’échec de la révolution démocratique. La volonté de Lénine et sa capacité à maintenir une force organisée se sont déployées au milieu d’un prolétariat de la capitale radicalisé, dont la spontanéité fut plus tard gommée par « l’histoire officielle soviétique » (p.  141). Par ailleurs, même avant la prise du pouvoir par les bolcheviks, se développaient une « désaffection précoce d’une partie des citoyens » ainsi que « la lassitude et la bureaucratisation » (p.  236).

6La troisième partie s’ouvre sur des pages qui envisagent la période révolutionnaire en province et se poursuit par des développements portant sur les femmes et les minorités de l’empire. Ces traditionnels oubliés de la grande Histoire, prennent leur place au sein d’une fresque qui montre une société engagée sur la place publique, où les groupes se re-structurent. La question ukrainienne, l’attitude des musulmans, sont présentées à l’aune de la diversité sociale, culturelle des groupes, ainsi que du jeu politique s’établissant entre centre et périphéries de l’ex-empire. L’A. peut ainsi continuer à dérouler un fil directeur de l’ouvrage : l’examen d’une dynamique sociale qui ne peut se comprendre qu’en déclinant au pluriel les « masses » entrées en révolution.

7Le corps du livre s’achève sur un chapitre qui concerne la période 1917-1921, marquée par la guerre civile et un arrêt du processus révolutionnaire orchestré par la violence et la détermination d’un parti bolchevik confronté à une situation critique. L’ouvrage d’A. Sumpf rend bien compte de la complexité des événements et de la conjonction des facteurs qui ont permis la victoire de l’armée Rouge. Peu capables de diriger un État, dépourvus de soutien populaire, les Blancs avaient également contre eux la géographie. De son côté, pour abattre les brutaux dictateurs blancs, le communisme de guerre a pu forger un État efficace en mettant à profit un héritage de 1917 : « la massification de la politique, imposant la mobilisation permanente des esprits et des corps qui caractérisa si profondément l’Union soviétique » (p.  436)

8Cet ouvrage fait de 1917 un moment de rupture plus que de continuité. L’année révolutionnaire est le pivot d’un processus plus long qui donna au régime soviétique des traits dont il ne se départit pas par la suite : mobilisation des masses via la propagande, la culture et l’armée, éducation, terreur, illégalité, réduction des soviets au rang de cellule administrative de base de l’État, limitation des droits politiques des minorités. Toutefois l’A. montre que, tout en profitant de la « pulsion égalitariste » de 1917 et de la politisation des masses urbaines laborieuses, les bolcheviks mirent finalement un terme à la « démocratisation accélérée » de 1917.

9La multitude des faits rapportés et des sujets abordés, oblige à résumer l’ouvrage à grands traits. L’importance de la géographie est très régulièrement rappelée, qu’il s’agisse des contrastes, des spécificités, des espaces ou des rapports dynamiques unissant centre et périphéries. Peu à peu se dessine un riche tableau rendu intelligible par un va-et-vient entre description et explication. La narration fluidifie parfois le cours de ce volumineux ouvrage. Peu enclin à user de la froide argumentation, l’A. fait appel à la profusion des faits pour restituer l’image d’un monde sorti de ses gonds même si les détails significatifs ont souvent tendance à enserrer les propos de synthèse où se lit une vision de l’Histoire. L’A. met en exergue l’entrelacement des facteurs en présence, relevant parfois de temporalités distinctes alors que les événements se précipitaient à un rythme effréné. Le résultat permet au travail d’échapper à la tentation téléologique. Ainsi, évoquant la « désintégration de la monarchie », rapide et irrémédiable, l’A. écrit : « Sans la guerre dans laquelle s’est présomptueusement avancée la Russie, puissance européenne du xixe siècle dépassée, cet équilibre instable se serait sans doute maintenu par la force de l’ordre établi. » (p.  79).

  • 2 V. N. Brovkin, Behind the Front Lines of the Civil War. Political Parties and Social Movements in R (...)

10L’ouvrage conclut que leaders et le peuple en révolution n’ont pu créer ensemble un système viable notamment parce que « l’intelligentsia percevait la masse en plongée et non à hauteur d’homme » (p.  465). Mais faut-il faire des leaders politiques, qu’ils fussent socialistes modérés, libéraux ou bolcheviks, les responsables de la faillite de la démocratie russe en 1917-1918 ? L’A. rappelle la faiblesse intrinsèque de cette dernière et dans sa conclusion résume ainsi le désintérêt que les électeurs portaient à l’Assemblée constituante dispersée par les bolcheviks le 5 janvier 1918 : « Tout le monde a détourné les yeux de l’écran. » (p.  464). L’ouvrage renoue ainsi avec l’explication qui fait de Lénine un tacticien opportuniste, capable de saisir le pouvoir au moment où la situation devenait incontrôlable. D’autre part, lorsque l’A. écrit « quand débute le travelling de la guerre civile, l’histoire nationale se trouve éparpillée en un monceau de rushes impossibles à rassembler », il rejoint de fait le diagnostic émis en 1994 par Vladimir Brokin2, pourtant issu de l’école totalitarienne, pour qui la société russe était à la fois fragmentée et soumise à des tensions socialistes, nationales qui ne pouvaient trouver d’issue. Au point qu’on peut se demander si la ferveur démocratique de 1917 n’a pas finalement buté sur un terreau impropre à faire vivre une démocratie. Ou bien cette poussée démocratique relevait-elle d’une frénésie impropre par essence à bâtir un régime qui eût mérité ce nom, fût-il d’un type nouveau ? Ces questions exigent de placer au cœur du raisonnement les difficultés économiques de l’année 1917. Or, l’ouvrage d’A. Sumpf insiste peut-être trop peu sur le poids de ce facteur pour expliquer l’échec, l’éclosion d’une démocratie à l’occidentale ou d’un type nouveau aux couleurs de la Russie.

  • 3 É. Aunoble, la Révolution russe, une histoire française, Paris, La Fabrique, 2016.

11Remarquons enfin, que ce travail très ambitieux est dépourvu de considérations polémiques alors qu’il traite d’un événement entré depuis un siècle dans la culture politique française et qui a suscité de nombreux débats chez les universitaires3. Certes l’A. prend le parti de l’histoire sociale. Mais si, de fait, il s’inscrit en faux contre l’école totalitarienne, il ne l’attaque pas pour autant de front. Situé aux antipodes de la tradition qui accuse le bolchevisme plus qu’il n’en explique le succès, qui fait des idéologies le moteur de l’histoire, reléguant les masses au rang de courroies de transmissions plus ou moins adaptées aux intentions des chefs, le livre 1917. La Russie et les Russes en révolution donne une vue érudite, riche, détaillée et large d’un écheveau d’événements qui ont provoqué un basculement.

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Notes

1 M. Ferro, la Révolution russe de 1917, Paris, Flammarion, 1967, 2 vol.

2 V. N. Brovkin, Behind the Front Lines of the Civil War. Political Parties and Social Movements in Russia 1918-1922, Princeton, Princeton University Press, 1994.

3 É. Aunoble, la Révolution russe, une histoire française, Paris, La Fabrique, 2016.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Boutonnet, « Alexandre Sumpf, 1917. La Russie et les Russes en révolution »Revue des études slaves, LXXXIX-3 | 2018, 488-491.

Référence électronique

Pierre Boutonnet, « Alexandre Sumpf, 1917. La Russie et les Russes en révolution »Revue des études slaves [En ligne], LXXXIX-3 | 2018, mis en ligne le 15 septembre 2018, consulté le 11 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/res/2127 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/res.2127

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Auteur

Pierre Boutonnet

Université Lille III, doctorant

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