Aeby Daghé, S., Bulea Bronckart, E., Sales Cordeiro, G., Dolz, J., Leopoldoff, I., Monnier, A., Ronveaux, C. et Védrines, B. (dir.). (2019). Didactique du français et construction d’une discipline scientifique. Dialogues avec Bernard Schneuwly
Aeby Daghé, S., Bulea Bronckart, E., Sales Cordeiro, G., Dolz, J., Leopoldoff, I., Monnier, A., Ronveaux, C. et Védrines, B. (dir.). (2019). Didactique du français et construction d’une discipline scientifique. Dialogues avec Bernard Schneuwly. Lille : Presses universitaires du Septentrion, 254 p. ISBN : 978-2-7574-2860-3
Texte intégral
1Il y a des ouvrages qui ne craignent pas le temps que l’on met à en rendre compte, s’ils s’inscrivent dans une réflexion de longue durée qui exige une lecture méditée. C’est le cas de cet ouvrage d’hommage à Bernard Schneuwly, avec lequel le collectif de chercheurs qu’il a constitué et animé prend le temps de saluer plus que l’œuvre d’une vie : sa contribution décisive à une histoire critique de la didactique du français comme discipline scientifique, depuis ses premiers pas. Dialogues avec Bernard Schneuwly intéressera donc les historiens des sciences du didactique, au-delà de la didactique du français, mais aussi ceux qui s’intéressent à l’épistémologie qui leur est propre. Il est difficile de résumer les apports des dix-huit contributions à cette réflexion de fond, on se contentera ici d’en pointer quelques-uns.
- 1 Tricot, A. (2017). La connaissance et la solution. Éducation & Didactique, 11(2), 57‑61. Récupéré s (...)
2Le préambule et la première partie de l’ouvrage sont biographiques et historiques. Le parcours de vie professionnelle de Bernard Schneuwly est inséparable de la genèse de la didactique du français comme discipline autonome, par intégration progressive de la psychologie, des sciences du langage et des sciences de l’éducation. Les contributions de Sandrine Aeby Daghé, Glaís Sales Cordeiro et Irina Leopoldoff et celle de Jean-Paul Bronckart, collègue et complice de ce projet scientifique, montrent comment Bernard Schneuwly, formé en psychologie du développement et en psycholinguistique, devient l’un des promoteurs du processus d’émergence de questions de recherche nouvelles, et de la constitution d’un réseau d’acteurs attachés à les poser, à les discuter (quelquefois fermement !) et à défendre leur spécificité épistémologique. Sur ce dernier point, un des apports de Bernard Schneuwly est certainement le lien serré qu’il s’efforcera de maintenir entre ce que l’on peut appeler des recherches à visée théorique, productrices de concepts et de modélisations, et des recherches à visée applicative, ou plus exactement praxéologique (ou translationnelle, comme on les désignerait dans le monde de la santé), pour bien marquer la circulation dense qu’elles tiennent à assurer entre commandes politiques, préoccupations des professionnels et production de connaissances. Soit entre la science des connaissances et l’art des solutions, pour reprendre l’opposition décrite par André Tricot1.
3Ce statut particulier des objets de recherche est illustré par le traitement, repris au fil de plusieurs contributions, de quelques notions nodales. Élisabeth Nonnon, puis Ecaterina Bulea Bronckart, Christophe Ronveaux et Bruno Védrines en listent plusieurs, pour lesquels Bernard Schneuwly a contribué tout autant à les définir, qu’à les maintenir « en mouvement », comme Élisabeth Nonnon le dit en titre : transposition, médiation, genre, outil, pratique langagière, savoir, disciplinarisation, etc.
4La notion de « transposition (didactique) » occupe sans doute une position centrale, car si l’objet qui définit par excellence les didactiques est le « savoir », c’est paradoxalement, puisque sa transmission et son appropriation ne sont possibles qu’au prix d’une transmutation continue, toujours problématique, au risque de sa dénaturation. Qui plus est, Bernard Schneuwly est un de ceux qui ont mis en question une représentation linéaire et descendante de la transposition didactique, qui consisterait simplement en une mise en forme des savoirs dits « savants ». La didactique du français est un des champs dans lesquels certains contenus ne préexistent pas dans la noosphère, mais doivent être en partie produits pour les besoins de la pratique elle-même, et ce sont ces contenus qui viennent solliciter en retour, et parfois bousculer, les disciplines dites de référence. On observe ainsi une forme de « transposition inversée », désignée comme « scolarisation » par Nathalie Denizot, ou encore production d’une « culture scolaire », qui illustre justement les limites d’une vision étroitement applicative de la recherche en éducation, au profit d’une recherche fondamentale issue de la recherche finalisée, et non l’inverse. C’est le cas d’objets d’enseignement qui sont centraux pour la discipline : les genres de discours (contributions de Jean-François de Pietro et de Martine Jaubert et Maryse Rebière) ; la grammaire (Claude Simard) ; l’écriture (Sylvie Plane). L’exemple de la ponctuation (Daniel Bain) montre bien combien modéliser la ponctuation à partir d’une description linguistique n’est pas la même chose que de le faire à partir d’une problématique didactique, laquelle donne en retour à un objet marginalisé une fonction heuristique majeure, au cœur des processus de la mise en texte, autre concept central dans les travaux présentés.
5Un autre apport de Bernard Schneuwly mis en lumière dans l’ouvrage est la notion de la médiation, à au moins deux niveaux. Le premier est la médiation par les outils, comme opérateurs matériels de la transmission/appropriation de la culture. On reconnait là le cadre de pensée vygotskien, dont Bernard Schneuwly a été, depuis la Suisse, un important vulgarisateur, dans le sens noble et exigeant de cette fonction (contributions de Charles Bazerman et de Jean-Paul Bronckart, et la conclusion). Et parmi les outils assurant la médiation sémiotique des contenus, les pratiques langagières constituées en genres discursifs sont un des objets privilégiés de la didactique du français, à condition, comme le rappellent Martine Jaubert et Maryse Rebière, de tenir compte de la position particulière de la langue naturelle comme objet biface, objet d’apprentissage, et outil pour l’apprentissage, l’un et l’autre spécifié par les contextes disciplinaires. Au sein des didactiques, la didactique du français comme étude des phénomènes de production et de réception des discours, occupe ainsi une position double : à la fois dans son domaine propre (oral, écriture, grammaire, littérature), et comme spécialiste, en quelque sorte, de la médiation didactique par les langages-outils.
6L’autre approche de la médiation dans la perspective vygostkienne développée par Bernard Schneuwly contribue elle aussi à définir un espace propre pour la didactique du français, tout autant que pour les autres didactiques. Elle s’intéresse à la médiation par les outils d’enseignement, soit ces dispositifs didactiques pour lesquels le collectif suisse, animé par Bernard Schneuwly, a construit d’utiles méthodes de description et de formalisation. Cette autre perspective sur la médiation fait justement la différence avec une science de l’apprendre qui s’intéresserait uniquement à la relation entre l’apprenant et les savoirs, via des outils pour apprendre, en oubliant la place des outils pour enseigner conçus et mis en œuvre par l’enseignant. Le cœur de métier du didacticien est peut-être moins dans la seule description des contextes, des processus et des instruments de l’apprentissage, que dans la conception, continuée dans l’usage, de dispositifs et de modes d’action pour répondre aux besoins et aux verrous observés. C’est ici que se crée la tension entre science descriptive et explicative, et science praxéologique, orientée par les exigences de l’intervention – ce qui ne veut pas dire qu’elle y est réduite. D’où la prise en compte, dans la troisième partie de l’ouvrage, des connaissances spécifiques de l’enseignant, comme acteur central de la médiation didactique, concepteur d’outils pour l’élève et d’outils pour lui-même, et porteur d’une expertise à laquelle les disciplines portant sur les savoirs seuls n’accèdent pas. D’où l’importance donnée par Bernard Schneuwly à l’ingénierie didactique, non comme activité seconde, mais comme activité nodale, où les connaissances produites sont mises à l’épreuve pour traiter des problèmes théoriques qui ne se peuvent poser que dans ce contexte. On voit comment, dans cette perspective, la relation entre les types de recherche n’est plus celle d’une asymétrie, mais d’une circulation et de réciprocités. C’est ainsi que les recherches pilotées par Bernard Schneuwly vont passer de la conception et l’expérimentation de séquences didactiques (dans une definition qu’on pourrait dire « classique » de l’ingénierie) à la description à grande échelle et sur le long terme des pratiques réelles et de leurs effets sur les apprentissages (dans une conception qu’on pourrait dire ergonomique, prenant en compte les savoir-faire qui ne se construisent que dans le travail, les « gestes professionnels », contribution de Jean-Louis Dufays). Ainsi l’action didactique est abordée méthodiquement comme laboratoire pour les disciplines contributives (psychologie, sciences du langage, sciences du texte, ergonomie, pédagogie…), plus que simple espace d’application (contribution de Jean-François de Pietro, de Charles Bazerman, de Sylvie Plane). D’où l’intérêt d’études observationnelles approfondies, pour lesquelles Bernard Schneuwly a réuni des collectifs de recherche conséquents.
7Dernier point : le souci d’une recherche contemporaine des pratiques réelles n’a de sens que nourrie d’une mise à distance historique et comparatiste, pour une discipline qui garde mémoire de sa propre sociohistoire. Marie-France Bishop rappelle le dialogue avec les approches historiennes, via l’apport de notions comme disciplination, disciplinarisation, sédimentation. Cette perspective est de nature à construire une didactique qui n’idéalise pas la disruption et l’innovation (dont pourtant on nous rebat les oreilles), pour s’interroger sur de possibles lieux d’inflexion. Une discipline qui place donc le respect pour l’expertise professionnelle et pour l’intervention comme art de faire, à la même hauteur que l’exigence critique apportée par le travail théorique. D’où la signification profonde du titre de l’ouvrage : Dialogues avec Bernard Schneuwly se veut un hommage sous forme de dialogues avec l’auteur, mais c’est tout autant un hommage aux dialogues qu’il a su ouvrir entre les concepts, entre les disciplines, et entre les acteurs.
Notes
1 Tricot, A. (2017). La connaissance et la solution. Éducation & Didactique, 11(2), 57‑61. Récupéré sur : <https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/educationdidactique/2725>.
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Référence électronique
Jean-Charles Chabanne, « Aeby Daghé, S., Bulea Bronckart, E., Sales Cordeiro, G., Dolz, J., Leopoldoff, I., Monnier, A., Ronveaux, C. et Védrines, B. (dir.). (2019). Didactique du français et construction d’une discipline scientifique. Dialogues avec Bernard Schneuwly », Repères [En ligne], Varia, mis en ligne le 25 mars 2022, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/reperes/4729 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/reperes.4729
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