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Seconde partie
Lectures

Işıksel Güneş et Szurek Emmanuel (dir.), Turcs et Français. Une histoire culturelle, 1860-1960, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, 387 p.

Özgür Türesay

Texte intégral

1Issu d’un colloque international organisé en 2010 à l’École normale supérieure, cet ouvrage collectif dirigé par Güneş Işıksel et Emmanuel Szurek se concentre sur « un moment révolu de l’histoire culturelle de la Méditerranée » (p. 16), une période, écrit François Georgeon dans la préface, d’« hégémonie culturelle française » (p. 12) qui s’étend des années 1860 aux années 1960, une époque singulière d’intensité en ce qui concerne les échanges culturels franco-turcs. Les relations culturelles franco-turques, voilà un bien vaste sujet. Bien que ce thème ait déjà été effleuré par l’historiographie, force est de constater qu’il s’agit d’un champ de recherche où il reste encore beaucoup à faire.

2L’ouvrage est organisé en cinq parties : « De Paris à Constantinople. Translations culturelles » (p. 73-129) ; « Archéologues et militaires. Servir la France auprès des Turcs » (p. 133-191) ; « À l’ombre de la Turquie nouvelle » (p. 195-248) ; « L’université turque, acteur et enjeu des relations scientifiques internationales » (p. 251-305) et « Autour de Jean Deny. Vers une histoire de la turcologie française » (p. 309-370). Notons aussi la préface de François Georgeon (p. 9-13), l’introduction des directeurs de l’ouvrage ainsi que la longue mise en perspective d’Emmanuel Szurek dont le titre est bien évocateur de son propos : « Extraversion et dépendances. Les termes de l’échange culturel franco-turc de la guerre de Crimée à la guerre froide » (p. 27-69) qui pose « les jalons d’une histoire-problème » pour le champ de recherche considéré en rappelant les dynamiques concomitantes d’ouverture et de cloisonnement, de globalisation et de localisation, de densification des contacts et de clôture culturelle qui sont alors à l’œuvre.

3La première partie du livre s’ouvre par l’article de Claire Fredj (p. 73-98) qui se penche sur la place de la langue française dans le monde médical stambouliote, influence qui touche d’abord les communautés arménienne et grecque-orthodoxe, puis juive et musulmane dans le troisième quart du xixe siècle. Suivent deux études qui éclairent des modèles de pensée opposés sur la scène intellectuelle : celle d’Enes Kabakçı sur l’aventure du positivisme chez les intellectuels ottomans dans les trois dernières décennies de l’Empire (p. 99-114) et celle de Dilek Sarmış sur la réception extra-universitaire du bergsonisme dans la revue Dergâh à la toute fin de l’Empire (p. 115-129).

4Dans la deuxième partie du livre, l’Allemagne étend son ombre sur les échanges culturels franco-turcs. On aborde alors deux types de médiateurs culturels, des archéologues et militaires français qui ont travaillé dans l’Empire ottoman ou la Turquie républicaine. Dans un article particulièrement intéressant dans la mesure où il illustre les temporalités à la fois connectées et indépendantes des registres politiques et scientifiques, Nicole Chevalier évoque le long déclin de l’archéologie française dans les territoires ottomans, terrains perdus au profit des « rivaux allemands », avant une phase de relative reconquête, qui commence en 1912 (p. 133-150). La hantise de l’Allemagne constitue aussi la trame de l’article de Loubna Lamrhari (p. 151-162) qui examine les rapports des militaires français en mission dans l’Empire ottoman et la Turquie républicaine, rapports caractérisés par une « obsession allemande ». Pour sa part, Franziska Heimburger s’intéresse aux services de langues dans l’Armée française d’Orient au cours de la Première Guerre mondiale (p. 163-171) en examinant les compétences et connaissances qui ont été déployées. La deuxième partie du livre se clôt par l’article de Jacques Thobie sur la fondation de l’Institut français d’archéologie à Istanbul (p. 173-191), une idée dont la réalisation sera longtemps empêchée par la prise de position de l’École française d’Athènes « qui a toujours considéré l’Asie Mineure comme une partie essentielle de son domaine scientifique » (p. 174). L’obstruction perdra sa légitimité avec la débâcle hellénique en Anatolie en 1922, d’où la fondation, enfin, d’un Institut français d’archéologie à Istanbul en 1930.

5On change radicalement de contexte politique dans la troisième partie du livre qui continue, dans le sillage de la partie précédente, à traiter de protagonistes en chair et en os, journalistes, reporters, urbanistes et archéologues ayant contribué à la découverte française de la « Turquie nouvelle », définie comme « kémaliste » plutôt que comme « républicaine ». Olivier Decottignies évoque ainsi la trajectoire de Paul Gentizon (1885-1955), correspondant du Temps en Turquie de 1922 à 1928 (p. 195-211), « apologiste de la modernité en marche » (p. 203), gagné à la cause « civilisatrice » kémaliste. L’article suivant est celui de Timour Muhidine (p. 213-224) qui analyse les récits de voyage des femmes occidentales dans la Turquie kémaliste entre 1921 et 1936 dont on en retiendra, entre autres, la fascination pour la personne de Mustafa Kemal. Jean-François Pérouse, retraçant pour sa part la trajectoire d’Henri Prost (p. 225-238), « expert urbaniste » français de la municipalité d’Istanbul entre 1937 et 1950 et objet d’une véritable légende noire aujourd’hui en Turquie, s’attache à analyser les arguments qui sous-tendent le réquisitoire à son encontre. L’article de Pierre Pinon clôt cette partie (p. 239-248) en évoquant le parcours d’Albert Gabriel (1883-1972), architecte et archéologue français, résolument turcophile.

6La quatrième partie du livre commence par l’article de Nicolas Ginsburger (p. 251-270) sur la place respective des diverses écoles européennes dans la création d’une École turque de géographie. Dans un excellent article d’histoire intellectuelle, Alexandre Toumarkine (p. 271-284) évalue, avec finesse, l’impact des séjours en Turquie du linguiste français Georges Dumézil (1898-1986) sur sa trajectoire intellectuelle ainsi que sur celle des universitaires turcs qui furent ses assistants ou interprètes à l’université d’Istanbul. Le dernier article de la quatrième partie, celui de Guillaume Tronchet (p. 285-305) sur la présence française dans l’université turque dans les années 1930, décrit les sinuosités de la diplomatie universitaire française qui, sous la pression de la redoutable rivalité allemande, essaye de concilier divers objectifs : pays peu attirant pour les savants français qui n’y voient qu’un lieu d’exil, les autorités de la « Turquie nouvelle » doivent insister pour que Paris leur envoie des universitaires français de renom.

7La dernière partie du livre s’ouvre par un article (p. 309-315) de feu Gilles Veinstein qui rappelle la place importante des drogmans dans la turcologie antérieure à celle de Jean Deny (1879-1963), père fondateur de la turcologie française auquel les quatre derniers articles du volume sont consacrés. L’article de Guy Basset (p. 317-325) porte sur la biographie du linguiste René Basset (1855-1924), directeur de l’édition française de l’Encyclopédie de l’Islam qui devient, en 1916, le beau-père de Jean Deny. Suit la contribution d’Emmanuel Szurek (p. 327-352) qui envisage rien moins que d’« écrire une ‘histoire croisée’, indissociablement sociale et intellectuelle, locale et transnationale – une histoire expérimentale – de la turcologie française » (p. 328). Chose dite, chose faite : voilà un bon exemple de sociohistoire multiscalaire croisant habilement les échelles d’observation suprasociale (construction transnationale de la turcité), macrosociale (transformations institutionnelles et perspectives collectives professionnelles sous la IIIe République) et microsociale (réseaux sociaux et familiaux, trajectoires individuelles). L’étude suivante est celle de Güneş Işıksel (p. 353-362) qui, en analysant un fonds des archives Deny, se penche sur l’élaboration du Grundriss de philologie turque, Philologiae Turcicae Fundamenta (1948-1963) sous l’angle des rapports entre les milieux universitaires et politiques. Le volume se clôt par une excellente mise en perspective historique d’un ouvrage pionnier dans son champ d’étude, Istanbul dans la seconde moitié du xviie siècle de Robert Mantran, paru en 1962. Edhem Eldem reconstruit la biographie de cette première histoire totale d’une ville ottomane, l’opus magnum braudélien de celui qui fut son maître en France (p. 363-370).

8Il manque à ce volume collectif riche d’apports novateurs et de mises en perspectives importantes une sorte de dictionnaire biographique qui recenserait et mettrait en perspective cette impressionnante galerie de médiateurs culturels bigarrés (érudits, diplomates, universitaires, archéologues, militaires, drogmans, voyageurs, reporters, traducteurs, journalistes, souvent un peu de tout cela à la fois) qui apparaît au fil des contributions. Car, au-delà de la grande qualité des contributions qui composent Turcs et Français. Une histoire culturelle, 1860-1960, le grand mérite de ce livre réside, avant tout, dans ce choix d’un type d’écriture d’histoire, qui, combinant sociohistoire et microhistoire, n’hésite pas à retracer des dizaines de trajectoires de protagonistes, institutions et individus, les croisant, les mettant en parallèle systématiquement. Ce qui confère à cet ouvrage des allures d’une prosopographie – hélas, non assumée – des médiateurs culturels entre la France et la « Turquie ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Özgür Türesay, « Işıksel Güneş et Szurek Emmanuel (dir.), Turcs et Français. Une histoire culturelle, 1860-1960, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, 387 p.  »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 139 | 2016, mis en ligne le 31 mars 2015, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/8978 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.8978

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Auteur

Özgür Türesay

Département de Science politique, Université Galatasaray, Istanbul

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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