Boisselier Stéphane, Clément François et Tolan John (dir.), Minorités et régulations sociales en Méditerranée médiévale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection ‘‘Histoire’’, 2010, 349 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage, qui réunit les actes du colloque tenu du 7 au 9 juin 2007 en l’Abbaye royale de Fontevraud (Maine-et-Loire), présente les avantages et les inconvénients de ce type de publication : une diversité d’approches qui dynamise la réflexion, peut favoriser le comparatisme et déboucher sur un renouvellement des problématiques généralement associées au champ étudié (en l’occurrence, les « minorités ») ; mais aussi un certain manque de cohérence démonstrative, chacune des études de cas n’ayant pas vraiment de lien avec les autres, sans compter, sur le plan formel, des difficultés de lecture inhérentes à l’absence d’index et d’une bibliographie générale. Dès lors, l’on ne sera pas surpris de constater que si toutes les contributions sont de qualité, c’est surtout la longue et remarquable introduction de Stéphane Boisselier (p. 15-48), ainsi que les (fort utiles) « conclusions » confiées à Martin Aurell (p. 333-343), qui font l’unité de l’ouvrage et permettent de mieux comprendre un phénomène longtemps abordé sous le prisme d’une « marginalité » appréhendée comme une prise de position individuelle, sans réelle interrogation sur les mécanismes sociaux qui la produisent.
2Les éditeurs ont fait le choix de réunir les seize contributions en cinq parties, qui permettent d’aborder les différents types de minorité qui émergent dans les contributions :
3« Vivre sa différence, de la marginalité à la minorité », p. 49-122.
4« Minorité de pouvoir, minorités au pouvoir », p. 123-177.
5« Voyageurs, mercenaires et captifs, des minorités de fortune », p. 179-234.
6« Minorités et contre-culture », p. 235-279.
7« Les minorités au miroir de la culture dominante », p. 281-329.
- 1 « Les homosexuels dans l’Occident musulman médiéval : peut-on parler d’une minorité ? », p. 51-72.
- 2 « Construction sociale et rapport à la norme d’un groupe minoritaire dominant : les Mamlouks (1250- (...)
8L’une des questions que le lecteur est vite conduit à se poser est celle de la pertinence de l’espace choisi par les organisateurs/éditeurs – la « Méditerranée » : chacun sait combien il peut être délicat d’englober sous cette appellation des sociétés certes peu ou prou connectées par leur littoral, mais dont certaines regardent largement ailleurs, en particulier les sociétés du Maghreb et du Proche-Orient, dont les spécialistes de l’Islam savent bien qu’elles appartiennent aussi (et plus, à certaines époques) à un autre espace, dont les centres sont à Damas puis à Bagdad. Mais que le lecteur se rassure : très vite, toute interrogation s’efface, et la succession d’articles, portant sur différentes aires culturelles (la chrétienté latine, l’Islam, mais non l’aire byzantine, grande absente de l’ouvrage) peut l’amener – pour peu qu’il le souhaite – au comparatisme. En outre, les contributions consacrées aux sociétés « arabo-musulmanes » (selon l’expression de Stéphane Boisselier dans l’introduction), qui constituent un tiers du total, présentent l’intérêt d’interroger le concept de minorité – ainsi l’article neuf de François Clément sur la place des homosexuels dans l’Occident musulman médiéval1, ou celui de Sylvie Denoix sur cette « minorité au pouvoir » que forment les Mamelouks, en Syrie et en Égypte, du xiiie au xve siècle2, qui parviennent à faire de leur origine servile et étrangère un atout et une force.
- 3 « Une minorité chrétienne en Occident : la Chrétienté hispanique et l’adoptianisme », p. 251-268.
- 4 R. I. Moore, « Popular Heresy in Mid-Twelfth Century Italy », p. 269-279, qui propose finement de l (...)
- 5 John Tolan s’intéresse à l’une des « minorités juridiques » : « Marchands, mercenaires et captifs : (...)
- 6 Notamment Cécile Perol, « Les magnats florentins ou la construction d’une minorité dangereuse », p. (...)
- 7 Pierre Moukarzel, dont l’enquête sur « Les marchands européens dans l’espace urbain mamelouk : un g (...)
- 8 Ce n’est d’ailleurs qu’avec « beaucoup d’hésitation » que François Clément s’« autorise à penser (… (...)
- 9 Anna Echevarria Arsuaga, « Entre minorité de fonction et minorité dominante : le cas des musulmans (...)
9Sans doute est-ce d’ailleurs là l’une des principales qualités de l’ouvrage : au fil des pages, en passant d’une société à une autre et en traversant les siècles (essentiellement le Moyen Âge classique et la fin du Moyen Âge : le Haut-Moyen Âge est très peu représenté, ce que l’on peut regretter à lire la passionnante contribution de Thomas Deswartes sur l’adoptianisme3), les représentations les plus communes sur les « minorités » volent en éclat : minorité rime avec diversité et multiplicité et non forcément avec groupe dominé, comme l’on a trop souvent tendance à le penser aujourd’hui. La minorité, dont l’absence même de sources forcément orientées (toutes les contributions le confirment, s’il était nécessaire de le faire) doit prêter à interrogation4 et qui fait quelquefois l’objet d’une caractérisation juridique5, est certes parfois perçue et évoquée sous le signe de la dangerosité6, et peut constituer un groupe que les prescripteurs de la norme et/ou les détenteurs du pouvoir (politique, militaire, religieux, économique) souhaitent éliminer ou écarter des autres groupes sociaux, à moins qu’elle ne cherche elle-même à s’en distinguer7. Mais elle peut également constituer un groupe dominant, dont cependant il est difficile de savoir si elle se pense comme une minorité sociale – la question, soulevée par François Clément8 à propos des homosexuels dans l’Occident musulman médiéval, me paraît être fondamentale pour la compréhension des mécanismes de régulation sociale souhaitée par les organisateurs/éditeurs, mais n’est pas toujours suffisamment traitée par les contributeurs, sans doute par effet de sources. Anna Echevarria Arsuaga souligne tout de même tout ce qu’un « parcours minoritaire » peut avoir de complexe : malgré une primitive situation d’exclusion, les musulmans castillans de la fin du Moyen Âge parviennent à constituer l’un des groupes qui « contrôlaient les marchés de la cité »9.
- 10 Stéphane Boisselier, « La définition de la minorité féminine dans la paysannerie, normes et usages (...)
- 11 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998, auquel Stéphane Boisselier ne fait (...)
- 12 Abbès Zouache, « La famille du guerrier (Proche-Orient, xie-xiie siècle) », dans Julien Loiseau (di (...)
10Il va de soi, également, que la minorité peut ou non faire nombre, et représenter une part infime de la population comme sa moitié, telles les femmes en milieu rural au Portugal, du xiie au xve siècle, sur lesquelles se penche Stéphane Boisselier10. Ces dernières apparaissent certes dominées (au sens bourdieusien11) dans la documentation qu’il analyse, mais non sans participer activement aux mécanismes de régulation sociale que je viens d’évoquer – de façon « passive », selon Stéphane Boisselier, mais je me demande si le fait que cette documentation est produite par des hommes n’a pas un effet grossissant sur une telle passivité, et s’il ne faudrait donc pas la relativiser plus encore que ne le fait Stéphane Boisselier. Il est vrai qu’il n’est pas question, dans sa contribution (ni dans le reste de l’ouvrage), du rôle militaro-politique majeur que jouent parfois les femmes, à certaines époques. Par exemple, elles exercent, dans la principauté bouride de Damas (première moitié du xiie siècle), l’essentiel du pouvoir, allant jusqu’à se faire prêter serment par l’armée, ce qui n’empêche pas les chroniqueurs arabes d’en faire une minorité dominée12.
- 13 « La remise en question d’un concept ».
- 14 Stéphane Boisselier demeure cependant assez mesuré « ‘‘Mais les effets de système’’ me semblent plu (...)
11Mais j’ai employé alternativement le pluriel (« les minorités ») et le singulier (« la minorité ») – que la plupart des contributeurs utilisent. C’est que comme le souligne Martin Aurell dans les « conclusions », l’utilisation même du vocable « minorité » interpelle. Par-delà le vol en éclat des représentations les plus communes que j’ai déjà évoqué, l’on voit bien que cette « notion » (Martin Aurell, p. 334 ; mais le terme utilisé dans le titre de ses « conclusions » est « concept »13) n’est pas vraiment opératoire pour le Moyen Âge, sauf à procéder à un « profond bouleversement de son sens » (ce qui n’est guère difficile) et à un « vaste élargissement de son champ sémantique » (ce qui l’est moins, car l’élargissement va de pair avec l’affadissement voire l’effacement). L’on se prend même à se demander, à parcourir les articles, si les minorités n’existent pas réellement que via les représentations des groupes dominants qui ont eu le loisir de laisser des traces dans l’histoire (la contribution de R. I. Moore est à cet égard particulièrement parlante), parce qu’ils ont détenu le ou un pouvoir. Cette question est évidemment (faussement) naïve, d’autant plus que les sociétés médiévales, ainsi qu’on l’admet généralement, sont fondamentalement holistes, que les groupes comme les individus n’existent par essence que via le regard (et l’action) des autres groupes et des autres individus, ces derniers appartenant bon gré mal gré à des groupes primaires ou secondaires dont à rebours on a l’impression (sans doute trop schématiquement14) qu’ils scellent leur destin.
- 15 Stéphane Boisselier, « Introduction », p. 16.
- 16 Id., ibid.
12Ne faut-il pas, dès lors, se résoudre à simplement considérer que la « minorité », ou plutôt le « groupe minoritaire » est forcément créée par une « majorité » (de statut, de fonction, de pouvoir, etc.), ou un « groupe majoritaire » ? Sans doute, même si la question est mal posée et s’il faut affiner la réponse à cette question en l’orientant vers le postulat de départ des organisateurs/éditeurs : une société me semble effectivement avoir « besoin de produire des minorités pour se définir elle-même […] : en d’autres termes, la minorité serait moins une contre-majorité réactionnelle qu’une nécessité sociale pour la majorité » ; assurer la « paix » ou la « concorde » (Stéphane Boisselier) – je dirais même l’unité et la prospérité, entendue comme celle du groupe dominant –15, nécessite l’entretien de tensions entre groupes sociaux susceptibles de favoriser la domination (Stéphane Boisselier préfère le terme moins connoté d’« écrasement ») de l’un sur les autres. Pour éviter une interprétation trop politique de la minoration ainsi envisagée et la dérive vers un marxisme restrictif (ou orthodoxe) focalisé sur les antagonismes sociaux et « fondant la stratification sociale sur la seule position au sein du système productif », c’est à l’analyse de la « signification des marginalisations pour le fonctionnement d’ensemble du corps social » que les auteurs ont été invités16. Leurs travaux – du moins certains d’entre eux – le montrent d’ailleurs aisément : les minorités jouent aussi un rôle actif dans la régulation et dans la mobilité sociale.
- 17 C’est le parti pris des organisateurs (Guillaume Dye et Xavier Luffin) du Séminaire ARC (Action de (...)
- 18 « Conclusions », p. 343.
- 19 Mais notons que si la plupart des contributeurs sont historiens, d’autres spécialistes des sciences (...)
- 20 « Introduction », p. 26. Le facteur ethnique est également souvent surévalué (ou du moins privilégi (...)
- 21 C’est par exemple le cas des mudéjars des domaines des ordres militaires de la Manche, en Espagne, (...)
13En va-t-il ainsi pendant tout le Moyen Âge – dont on aurait aimé qu’il se prolongeât encore quelques siècles, pour les organisateurs/éditeurs : on peut imaginer que l’intervention de modernistes17 aurait pu dénoter les évolutions les plus prégnantes, quant à la place et au rôle social des minorités. Il est difficile de l’affirmer, notamment parce qu’ainsi que je l’ai déjà souligné, très peu de contributions abordent les premiers siècles du Moyen Âge. Martin Aurell se risque à proposer quelques « flexures chronologiques », à propos de l’Occident, mais l’on reste sur notre faim : « En Occident, tout au long des xie et xiie siècles, le moment grégorien et ses prolongements, marquent profondément les contours des minorités. Il en irait de même avec l’affirmation de l’État national et bureaucratique à partir des années 1270. Les périodes de crise semblent enfin accélérer le phénomène de péjoration et de minoration »18. À cet égard, Minorités et régulations sociales en Méditerranée médiévale constitue un appel à des travaux centrés sur des espaces plus restreints, qui faciliteraient une ou des périodisation(s) dont les historiens essaient de faire leur quotidien19. De tels travaux devraient-ils être centrés sur une forme de minoration, en particulier sur la minoration religieuse, les contributeurs revenant souvent sur cet aspect, ainsi que le souligne Martin Aurell ? Il me semble que non : en introduction, Stéphane Boisselier insiste à raison, à mon sens, sur une dérive de la « focalisation de l’histoire religieuse des minorités sur la normativité des croyances »20, qui conduit presque naturellement à penser que la situation minoritaire découlerait d’un choix individuel. Après tout, que certains types de minorités (en particulier les minorités professionnelles) soient peu abordées par les contributeurs et/ou mal connues21, et que les facteurs de minoration autres que religieux ne suscitent pas toujours autant d’intérêt qu’on pourrait le souhaiter (mais ne cela ne s’explique-t-il pas aussi par un effet de source ?), ne peut être que stimulant : en cela aussi, cet ouvrage est une invitation sinon au voyage, du moins à la réflexion et au travail concerté.
Notes
1 « Les homosexuels dans l’Occident musulman médiéval : peut-on parler d’une minorité ? », p. 51-72.
2 « Construction sociale et rapport à la norme d’un groupe minoritaire dominant : les Mamlouks (1250-1517) », p. 125-144
3 « Une minorité chrétienne en Occident : la Chrétienté hispanique et l’adoptianisme », p. 251-268.
4 R. I. Moore, « Popular Heresy in Mid-Twelfth Century Italy », p. 269-279, qui propose finement de lire l’absence de l’hérésie populaire dans l’Italie du milieu du XIIe siècle et la dissémination du catharisme dans la Lombardie des années 1160-1170 comme un signe supplémentaire des tensions contradictoires que connaît une société « vigorously engaged in restructuring itself »
5 John Tolan s’intéresse à l’une des « minorités juridiques » : « Marchands, mercenaires et captifs : le statut légal des chrétiens latins en terre d’islam selon le juriste canonique Ramon de Penyafort (xiiie siècle) », p. 223-234.
6 Notamment Cécile Perol, « Les magnats florentins ou la construction d’une minorité dangereuse », p. 299-316.
7 Pierre Moukarzel, dont l’enquête sur « Les marchands européens dans l’espace urbain mamelouk : un groupe minoritaire privilégié ? », p. 181-205, mériterait d’être étendue. Selon lui, ces marchands forment une « minorité volontaire », et ont « une attitude négative envers l’élément dominant du pays ».
8 Ce n’est d’ailleurs qu’avec « beaucoup d’hésitation » que François Clément s’« autorise à penser (…) que ces personnes sont perçues et sans doute se ressentent comme appartenant à une minorité sociale au sein de la cité » (p. 72). C’est en revanche plus clairement le cas concernant « les Maghrébins au Proche-Orient, une minorité visible » (Abdellatif Ghouirgate, p. 207-221), dont la « visibilité » va de pair avec une conscience de soi ou plutôt, pour ne pas travestir la pensée d’A. Ghouirgate, il « se représentent […] comme une entité à part au Proche-Orient » (mais peut-on parler de « minorité » ?).
9 Anna Echevarria Arsuaga, « Entre minorité de fonction et minorité dominante : le cas des musulmans castillans », p. 145-160.
10 Stéphane Boisselier, « La définition de la minorité féminine dans la paysannerie, normes et usages (Portugal méridional, XIIe-XVe siècle) », p. 73-95.
11 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998, auquel Stéphane Boisselier ne fait pas référence.
12 Abbès Zouache, « La famille du guerrier (Proche-Orient, xie-xiie siècle) », dans Julien Loiseau (dir.), La famille dans l’islam médiéval, dossier des Annales Islamologiques 64, 2013, à paraître.
13 « La remise en question d’un concept ».
14 Stéphane Boisselier demeure cependant assez mesuré « ‘‘Mais les effets de système’’ me semblent plus importants [que le choix individuel] pour engendrer l’appartenance, en particulier la reproduction matérielle et symbolique (surtout par voie héréditaire) des positions sociales » (« Introduction », p. 26).
15 Stéphane Boisselier, « Introduction », p. 16.
16 Id., ibid.
17 C’est le parti pris des organisateurs (Guillaume Dye et Xavier Luffin) du Séminaire ARC (Action de recherche concertée) 2012-2013, qui en revanche se limitent aux seules « minorités religieuses » : « Regards croisés sur les minorités religieuses (Moyen Âge/époque moderne) », Université Libre de Bruxelles, Centre interdisciplinaire d’étude des Religions et de la laïcité (CIERL).
18 « Conclusions », p. 343.
19 Mais notons que si la plupart des contributeurs sont historiens, d’autres spécialistes des sciences sociales contribuent à ce volume ; ils n’accordent pas forcément la même importance à la périodisation et aux évolutions historiques.
20 « Introduction », p. 26. Le facteur ethnique est également souvent surévalué (ou du moins privilégié) dans l’analyse de la minoration.
21 C’est par exemple le cas des mudéjars des domaines des ordres militaires de la Manche, en Espagne, à propos desquels Philippe Josserand (« Nuestre moro que tiene a Cervera. Un châtelain musulman au service de l’ordre de l’Hôpital au début du xive siècle », p. 161-174) trace la voie à suivre.
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Référence électronique
Abbès Zouache, « Boisselier Stéphane, Clément François et Tolan John (dir.), Minorités et régulations sociales en Méditerranée médiévale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection ‘‘Histoire’’, 2010, 349 p. », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 136 | 2014, mis en ligne le 24 janvier 2014, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/8427 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.8427
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