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Deuxième partie
Lectures

Larcher Pierre, Le brigand et l'amant. Deux poèmes préislamiques de Ta’abbata Sharran et Imru’ al-Qays, traduits de l'arabe et commentés, suivis des adaptations de Goethe et d'Armand Robin et de deux études sur celles-ci. Actes Sud/Sindbad, 2012, 154 p.

Daniela Rodica Firanescu

Texte intégral

1En 1992, tel qu'il l'indique dans un entretien réalisé par Zahgouani-Dhaouadi (Larcher et Zahgouani-Dhaouadi 2008 : 219) – publié dans un volume sous-titré « autour des traductions de Pierre Larcher » – Pierre Larcher se vouait à l'aventure de traduire les Muʿallaqāt en français, commençant par celle de ʿAntara (publiée en 1994), une entreprise que tout arabisant – sauf, peut-être, certains de ceux qui ont osé faire de telles traductions – considérerait au moins comme « hardie » sinon un pari cruel avec soi-même. Mais voilà qu'au bout de deux décennies, les trois volumes qu'il a publiés (Larcher 2000, 2004, 2012), comprenant des poèmes arabes préislamiques dans leur traduction, constituent déjà un « corpus Larcher » à caractère personnel et distinctif (par l'ampleur ou le nombre des poèmes traduits, la qualité de la traduction et le style de présentation) qui recouvre la majeure partie du territoire que la poésie arabe d'avant l'Islam a acquis dans la littérature (non pas « de » , mais) « en » langue française.

2Le récent volume présenté ici, Le brigand et l'amant (2012), de la série mentionnée ci-dessus, comprend deux parties en relation de parfaite symétrie. La première – Le Brigand – nous offre la traduction (avec des notes explicatives), sans doute la première en français, d'un poème pourtant célèbre du « brigand » Ta’abbata Sharran, le poème en lām, traduction précédée d'une introduction sur le poète et son poème et suivie de deux autres subdivisions : l'adaptation du même poème de Ta’abbata Sharran par Goethe (texte allemand), avec traduction juxtalinéaire en français par P. Larcher et une étude que ce dernier consacre à cette même adaptation. Enfin, les deux annexes à cette première partie du volume offrent les deux versions allemandes (qui présentent des différences assez sensibles) du poème arabe en question, réalisées par E.F.K. Rosenmüller (publiées respectivement en 1798 et 1799). La deuxième partie du volume – L'Amant – offre la traduction du poème en lām (toujours « en lām », comme celui de Ta’bbata Sharran : pure coïncidence, quant au choix fait par le traducteur ?) d'Imru’ al-Qays, traduction précédée d'une introduction sur le poète et le poème et suivie de deux autres subdivisions : l'adaptation (en français) d'Armand Robin et l'étude que P. Larcher lui consacre. La structure de ce volume nous semble d'emblée plus complexe et sophistiquée que celle des deux volumes précédents mentionnés ci-dessus ; il y a ici une symphonie bien orchestrée où chacune des subdivisions joue sa partie, un aspect qui mérite une halte que nous ferons, après avoir dit un mot de la forme (ou côté stylistique) des textes rendus en français par P. Larcher.

3Nous avons « guetté le mirage » des versions françaises des Muʿallaqāt forgées par Pierre Larcher avec une admiration non dissimulée pour « l'exceptionnelle relation de fidélité sémantique que la version de P. Larcher établit avec l'original ainsi que de la forme (ou côté rhétorique-stylistique) très inspirée (et inspiratrice) qu'il réalise » (Firanescu, 2008 : 49). Les traductions poétiques dont P. Larcher nous fait don dans ce volume suivent les mêmes « principes déjà éprouvés avec les Muʿallaqāt et Le Guetteur de mirages » (Larcher, 2000, 2004), nous dit l'auteur lui-même (p. 23). Le style du traducteur est aisément reconnaissable, dès les premiers vers, comme étant « le style larcherien » déjà consacré, dont l'essence consiste en : fidélité sémantique à l'original arabe, (enviable) maîtrise de la prosodie française et créativité au niveau des tropes et, en général, des figures de rhétorique. Nous y ajoutons un élément essentiel qui fait la beauté particulière des traductions de P. Larcher : la musicalité des vers basée surtout sur « le rythme » (dans le sens que H. Meschonnic (1999 : 202) confère au rythme, qui joue un rôle central dans la poétique du traduire, fondant « le continu qui fait qu'un texte est de la littérature ») ainsi que sur d'autres effets sonores. Il serait, certes, fascinant d'aller en profondeur pour analyser les choix opérés par le traducteur afin de servir et soutenir la musicalité – car il nous semble qu'en traduisant les deux poèmes de ce volume, il a voulu faire « de la musique avant toute chose » – et peut-être aboutir à élucider, au moins en partie, les raisons pour lesquelles des lecteurs bilingues (en arabe et français), en lisant les traductions des poèmes préislamiques de P. Larcher, ont l'impression « d'entendre l'arabe en français » (en empruntant l'expression d'un tel lecteur bilingue – cf. Larcher et Zahgouani-Dhaouadi, 2008 : 223) alors que nous, à côté de l'arabe, nous entendons par ailleurs la musique de Wagner (dans Ritt der Walküren, Chevauchée des Valkyries...). Nous espérons pouvoir le faire ailleurs.

4Dans ce contexte, il convient de signaler la structuration de ce volume, basée sur la symétrie-harmonisation entre les deux parties, d'un côté, et sur la dimension comparative-analytique à l'intérieur de chaque partie, de l'autre. Prenons, comme illustration, la première partie consacrée au poème de Ta’abbata Sharran : P. Larcher se fait tout d'abord traducteur de l'arabe en français (doublé d'un commentateur textuel), puis traducteur de l'allemand en français (il traduit l'adaptation de Goethe) et, enfin, il se fait essayiste, ou autrement dit analyste-critique-interprète des versions allemandes (celles de Goethe, Freytag et Rosenmüller). Il serait naïf de croire au jeu du hasard qui eût donné rendez-vous à tous ces avatars sur un terrain si tortueux... Notre perception est que P. Larcher, par cette spectaculaire mosaïque de textes – original arabe, traductions en français et en allemand, comparaison analytique (où l'on peut inclure aussi l'archéologie et l'histoire littéraires) – atteint au moins deux buts principaux, ainsi que d'autres buts adjacents. Premièrement, il reconstitue l'histoire (critique et analytique) des traductions des poèmes arabes préislamiques sur le terrain d'une partie de l'Europe dont les moyens d'expression sont deux langues majeures de la culture européenne, le français et l'allemand – auxquelles s'ajoute l'anglais dont P. Larcher parle moins, mais qu'il prend pourtant en considération – et met les traducteurs et leur textes en dialogue (service notable rendu à l'Orientalisme littéraire). Deuxièmement, par la dimension comparatiste elle-même, qui montre combien d'encre et de sueur ont coulé, depuis des siècles, afin de frayer chemin à la poésie arabe préislamique vers la conscience du lecteur européen, il confère plus de solidité à l'édifice de celle-ci (service salutaire rendu à la littérature de l'Orient arabe), bâti dans la littérature européenne par l'effort de ceux des arabisants qui, comme P. Larcher, ont œuvré avec acharnement pour « la patiente conquête et du sens et de la forme » (cf. l'affirmation de P. Larcher dans Larcher et Zahgouani-Dhaouadi, 2008 : 223) dans leurs traductions de la poésie arabe classique. On notera ici que les deux poèmes arabes préislamiques traduits et examinés dans ce volume sont donnés en original arabe afin que le lecteur bilingue puisse comparer les vers arabes à ceux en français (et/ou en allemand, dans le cas du premier poème) et faire deux choses : évaluer les traductions mises en dialogue et construire sa propre traduction interprétative, subjective.

5Enfin, nous ne saurions omettre, parmi les buts adjacents, que P. Larcher réalise une authentique « réunion des grands », avec Goethe occupant la place d'honneur, dans une séance-spectacle (un peu dans le genre maqāma) d'un cénacle littéraire atemporel où l'on parle de la traduction poétique avec l'érudition et le savoir-faire des connaisseurs. Il nous introduit dans le laboratoire de traduction-création de Goethe, Rosenmüller, Robin, et (partiellement) d'autres, ainsi que dans son propre laboratoire. Par cela, il nous ouvre, indirectement, son propre manuel de traductologie : il décompose les méthodes qu'il emploie, en offrant la possibilité de les comparer à celles d'autres traducteurs. Façon de dire, en sous-texte, que traduire les poèmes préislamiques implique les mouvements suivants : maîtriser l'arabe classique et le comprendre en profondeur, étudier et s'approprier ce que d'autres experts on fait dans le passé pour les traduire, analyser leurs manières de traduire, ensuite trouver son propre chemin, sa propre technique de traduction, en employant toute cette science acquise à côté de son propre talent. De son côté, le lecteur devrait être prêt à réaliser le même effort, suivre le traducteur pas à pas, pour une lecture compréhensive, complète et de qualité.

6Depuis plus de deux décennies, tel un joaillier raffiné aimant son art, prêtant attention au moindre détail (monture, finissage, polissage, arrangement), Pierre Larcher continue minutieusement à enfiler des perles de la poésie arabe préislamique afin de former un collier d'une beauté exquise que la poésie en langue française portera, nous le croyons, avec joie et fierté.

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Bibliographie

Firanescu D. Rodica, 2008, « Cher comme poivre – L’art de la traduction des Muʿallaqât en français dans la version de Pierre Larcher », Synergies Monde Arabe 5, p. 47-60. En ligne :

http://ressources-cla.univ-fcomte.fr/gerflint/Mondearabe5/firanescu.pdf

2000, compte-rendu de Pierre Larcher, Les Muʿallaqāt ou Les sept poèmes préislamiques, traduits de l’arabe, avec Introduction et notes ; préface d’André Miquel, Éditions Fata Morgana, 136 p. Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], URL : http://remmm.revues.org/2753

Larcher Pierre, 2012, Le brigand et l'amant. Deux poèmes préislamiques de Ta’abbata Sharran et Imru’ al-Qays, traduits de l'arabe et commentés, suivis des adaptations de Goethe et d'Armand Robin et de deux études sur celles-ci, Sindbad/Actes Sud, Mayenne et Arles.

2004, Le Guetteur de mirages. Cinq poèmes préislamiques d'al-A’shā Maymûn, ʿAbīd b. al-Abras et al-Nābigha al-Dhubyānī traduits de l’arabe et commentés par Pierre Larcher, Sindbad/Actes Sud, Paris et Arles.

2000, Muʿallaqāt. Les sept poèmes préislamiques, préfacés par André Miquel, traduits et commentés par Pierre Larcher, coll. Les immémoriaux, Fata Morgana, Saint-Clément-de Rivière.

Larcher Pierre et Zaghouani-Dhaouadi Henda, 2008, « Pierre Larcher, entre sémitologie et traductologie. Une voie complexe vers la poésie classique et antéislamique » (Entretien avec Pierre Larcher), Synergies Monde Arabe 5, p. 217-232. En ligne : http://ressources-cla.univ-fcomte.fr/gerflint/Mondearabe5/entretien.pdf

Meschonnic Henri, 1999, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Daniela Rodica Firanescu, « Larcher Pierre, Le brigand et l'amant. Deux poèmes préislamiques de Ta’abbata Sharran et Imru’ al-Qays, traduits de l'arabe et commentés, suivis des adaptations de Goethe et d'Armand Robin et de deux études sur celles-ci. Actes Sud/Sindbad, 2012, 154 p.  »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 134 | 2013, mis en ligne le 09 avril 2013, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/7965 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.7965

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