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Deuxième partie
Lectures

al-Sharkawi Muhammad, 2010, The Ecology of Arabic. A Study of Arabicization. Leiden, Brill (collection Studies in Semitic Languages and Linguistics, Vol. 60), 266 p.

Catherine Miller

Texte intégral

1Cet ouvrage de 266 pages est issu d’une thèse de doctorat que M. Sharkawi a effectuée sous la direction de K. Versteegh. L’auteur entreprend de revisiter l’épineuse question de l’origine des dialectes arabes dits modernes, i.e. les vernaculaires arabes qui se sont développés à partir de la conquête arabo-musulmane, ce qui implique l’analyse des processus qui ont favorisé l’émergence de ces dialectes arabes modernes dans les tous premiers siècles de l’Islam. L’auteur a consulté une très vaste documentation en langues anglaise et arabe principalement, mais également française et allemande. L’ouvrage fournit une synthèse érudite et détaillée de l’ensemble des hypothèses et théories qui ont prévalu dans ce domaine depuis plus d’un siècle. En ce sens il constitue un state of the arts très utile pour toute personne voulant se documenter sur l’histoire de l’arabisation linguistique (arabicization) avant et après la conquête arabo-musulmane, questions qui sont traitées dans les chapitres 2, 3 et 4 de l’ouvrage (The Development of Arabic in Pre-Islamic Times, Arabic after the Conquests, Socio-Demographic Parameters of Arabicization). M. Sharkawi met ici ses pas dans ceux d’illustres arabisants comme (par ordre alphabétique) J. Blau, D. Cohen, F. Corriente, W. Diem, F. Donner, C. Ferguson, W. Fischer, J. Fück, A. Lévin, J. Owens, K. Versteegh, K. Vollers et bien d’autres. Dans chaque chapitre les différentes théories des uns et des autres sont minutieusement présentées avant que l’auteur suggère ses propres hypothèses.

2On connait les principaux points du débat entourant l’origine des dialectes arabes modernes. Le premier concerne l’absence ou présence d’une distinction entre arabe classique, koiné poétique et dialectes à l’époque préislamique ; le second la filiation des dialectes modernes et le troisième la qualification des processus langagiers qui auraient déterminé la formation des dialectes modernes. Plusieurs grandes thèses s’affrontent depuis des décennies. La première postule qu’il n’y avait pas de différence notoire (et donc pas de diglossie) entre les parlers arabes pré-islamiques et la koiné poétique qui a servi de base à l’élaboration de l’arabe classique. Les dialectes modernes seraient issus d’un processus de simplification de cet arabe classique/koiné poétique du fait de l’expansion arabo-islamique dans de vastes contrées antérieurement non-arabophones. Cette simplification étant illustrée par de nombreux traits comme la perte des suffixes casuels, l’affaiblissement de l’accord de genre, le figement de certaines formes morphologiques (passifs internes, accord de duel, etc.) et le développement de structures analytiques, i.e. de structures où les relations grammaticales sont clairement marquées au moyen de particules comme dans le cas des constructions génitives. La deuxième thèse postule que les dialectes modernes ne se sont pas développés à partir de l’arabe classique mais à partir des dialectes arabes pré-islamiques dont certains se distinguaient de la koiné poétique par plusieurs traits (cf. absence de désinences casuelles relevées dans certains parlers pré-islamiques, pronom relatif invariable, absence de hamza, etc.). Les conditions démographiques de la conquête auraient accélérés des changements latents. Concernant la qualification des processus évolutifs (drift, koinéisation, pidginisation, apprentissage imparfait, etc.), celle-ci varie selon que les auteurs pensent que les dialectes modernes sont dans la continuité des dialectes pré-modernes ou issus de la langue poético-classique. On remerciera M. Charkawi de se livrer à une analyse critique extrêmement minutieuse de l’ensemble de ces thèses qui, à ma connaissance, n’avaient pas été revisitées de façon aussi exhaustive depuis fort longtemps, même si l’ouvrage de J. Owens (2006) fournit également une synthèse importante sur ces questions. À la conclusion du chapitre 3 (p. 136-144) l’auteur propose une synthèse de ses propres conclusions qui globalement réfute l’idée d’un processus de pidginisation à grande échelle (à l’opposé de la thèse de Versteegh), de même qu’il estime qu’il n’y a pas eu une seule koiné à l’origine des parlers modernes (à l’opposé de la thèse initiale de Ferguson) et que selon les lieux il y a eu convergence de plusieurs dynamiques (koinéisation, drift, apprentissage langue seconde). Il doute que la langue poétique ait pu servir de langue cible aux non-arabophones du fait qu’elle était réservée à une élite. Les arabophones eux-mêmes auraient acquis l’arabe classique avec la diffusion du texte coranique. Sans que cela soit clairement dit, il semble que M. Charkawi se range plutôt dans le rang de tous ceux qui aujourd’hui considèrent que les parlers arabes « modernes » sont issus des parlers arabes anciens et non pas de l’arabe classique, même si celui-ci a joué un rôle de norme non négligeable. Mais il semble également se situer dans l’idée que l’arabe est une langue plurielle et que les différences entre les niveaux, registres ou variétés d’arabe ne sont pas importantes au point de considérer qu’il s’agit de variétés distinctes. Il adopte donc une position relativement consensuelle et peu polémique.

3M. Charkawi ne se contente pas de ce vaste travail d’érudition et de synthèse. Il entend présenter ses propres hypothèses qui sont clairement énoncées dès l’introduction et plusieurs foies répétées tout au long des différents chapitres, pour devenir le thème principal des chapitres 5 et 6 (Informal Second Language Acquisition and Foreigner Talk ; Foreigner Talk in Arabic). Cette thèse peut se résumer de la manière suivante : dans la plupart des pays conquis (en particulier l’Irak mais surtout l’Égypte dont l’auteur est originaire et qui sert ici de cas d’école), les conquérants arabes ont créé des campements où ils étaient majoritaires et dans lesquels ils ont intégré peu à peu de nombreux non-Arabes. Pour communiquer avec la population autochtone, les Arabes ont utilisé un Foreigner Talk (une forme légèrement simplifiée d’arabe vernaculaire) qui a servi à son tour de modèle dans le processus d’apprentissage des locuteurs non arabophones. Ce sont donc les locuteurs arabophones qui vont contribuer au processus d’acquisition informel. Les parlers arabes post-conquête seraient donc essentiellement le produit d’un apprentissage d’une langue seconde en contexte non-guidé (par opposition au contexte guidé comme celui de l’école). Même s’il indique au début du chapitre 4 (p. 145) que les contextes socio-démographiques post-conquête étaient plus ou moins uniformes dans la plupart des provinces (à l’exclusion du Maghreb), il reconnait ensuite que sa description historique est principalement valide pour l’Égypte.

4Sur le plan théorique, M. Charkawi s’appuie sur une approche en termes « d’écologie du développement linguistique » (ecology of language development). Le terme écologie renvoie ici à la prise en compte d’un ensemble « de facteurs internes, externes et expérimentaux qui facilitent, dirigent, inhibent ou empêchent le développent langagier » (p. 19). On s’étonnera que M. Cherkawi, qui consacre son premier chapitre à cette approche, ne mentionne jamais les travaux d’E. Haugen, considéré comme l’un des théoriciens de l’écologie des langues (Haugen, 1972). Cette approche « écologique » amène M. Charkawi à développer deux types de méthodologies pour essayer d’expliquer quelle a été la nature du changement linguistique introduit par la conquête arabo-musulmane et quels processus d’acquisition ont été déterminants.

5En premier lieu, il considère que les analyses basées uniquement sur des critères linguistiques (telles celles de C. Ferguson ou D. Cohen qui comparent des traits linguistiques anciens et modernes) ne peuvent déterminer de façon convaincante la nature du changement linguistique qui s’est opéré à l’époque de la conquête, du fait de l’absence de documents ou de corpus qui nous permettent de savoir ce que les gens parlaient exactement avant ou juste après l’Islam. C’est donc l’étude minutieuse du contexte historique, politique, social et démographique qui permettra de définir quel type de relation s’est établie entre les Arabes arabophones et les populations non arabophones et d’en déduire le type d’arabisation linguistique qui en a découlé. Ceci implique de croiser la situation linguistique avant la conquête avec les processus d’urbanisation et les composantes socio-démographiques post-conquête. Cette approche basée sur les sources historiques arabo-musulmanes fournit une description très intéressante de la situation socio-politique et démographique des premiers établissements arabes au Moyen-Orient et plus particulièrement en Égypte, où il établit une analyse contrastée entre le statut du grec avant la conquête et celle de l’arabe après la conquête. La situation urbaine et les relations entre conquérants et population locale avaient été traitées par F. Donner dans un ouvrage qui a fait date et est longtemps resté une référence (Donner, 1981). On regrettera seulement ici que M. Sharkawi, qui cite plusieurs fois F. Donner, ne souligne pas plus explicitement les apports de sa propre recherche par rapport à celle de Donner, en termes de sources arabes consultées et de nouvelles analyses.

6Si la composante démographique et les processus d’urbanisation des premiers siècles de la conquête sont de mieux en mieux connus, une partie essentielle de la théorie de M. Charkawi (la présence d’un foreign talk – FT – qui aurait été utilisé par les arabophones pour communiquer avec la population locale) ne repose pas sur des preuves historiques attestées et reste du domaine de la supputation. Pour renforcer son argumentation, M. Charkawi tente de s’appuyer sur l’étude des foreign talks contemporains pour analyser si certains processus pourraient être comparables avec ceux qui auraient donné naissance aux parlers arabes post-conquêtes. Ayant trouvé peu de travaux dans ce domaine (sauf une étude portant sur la Tunisie), M. Charkawi a lui-même effectué une petite étude (2 heures d’enregistrements de conversation entre des Égyptiens et des étudiants étrangers au Caire). La démarche apparaît ici peu convaincante et l’argumentation laisse pour le moins sceptique. Les exemples de stratégies FT présentés ne semblent pas avoir beaucoup de similitudes avec ce que l’on a pu observer du développement des parlers arabes contemporains. Il signale par exemple que les Égyptiens insèrent plus de voyelles quand ils parlent à des étrangers mais modifient peu les consonnes. Selon cette logique, il apparait clairement que les dialectes maghrébins, peu vocalisés, ne sont pas du tout issus de cette stratégie du foreign talk ! Une des hypothèses principales des études en FT serait que le FT reste plus ou moins compatible avec les règles de la langue source, ce que M. Charkawi a pu observer dans le cas tunisien et égyptien et expliquerait la grande similitude syntaxique des parlers arabes contemporains. On constate un décalage important entre les chapitres historiques très bien documentés et ce dernier chapitre qui apparait trop fragile et manquant de données convaincantes.

7Pour conclure, cet ouvrage brasse un très large champ et apparait plus convaincant dans l’analyse socio-historique du contexte des premiers siècles de la conquête que dans l’analyse des processus linguistiques liés au foreign talk. Il a le mérite de rappeler que les conditions de peuplement sont encore assez mal connues et plus encore le contexte socio-linguistique de l’époque, et que seuls des travaux historiques précis basés sur des archives diversifiées apporteront des éléments nouveaux et plus solides. On constate également parfois un étonnant mélange de déclarations un peu à l’emporte pièces contrebalancées ensuite par des remarques plus précises et plus nuancées, comme si l’auteur avait entendu un certain nombre de remarques qu’il avait inclues dans cette publication sans toujours corriger des prises de position antérieures. Mais la richesse des sources consultées en fait un ouvrage de référence très utile.

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Bibliographie

Donner Fred, 1981. The Early Islamic Conquests. Princeton, Princeton University Press

Haugen Einar, 1972. The Ecology of Language. Stanford University Press

Owens Jonathan, 2006. A Linguistic History of Arabic. Oxford, Oxford University Press.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Catherine Miller, « al-Sharkawi Muhammad, 2010, The Ecology of Arabic. A Study of Arabicization. Leiden, Brill (collection Studies in Semitic Languages and Linguistics, Vol. 60), 266 p. »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 134 | 2013, mis en ligne le 14 mars 2013, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/7956 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.7956

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Auteur

Catherine Miller

IREMAM, Aix en Provence

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