Dassetto Felice, L’iris et le croissant. Bruxelles et l’islam au défi de la co-inclusion, Presses Universitaires de Louvain, 2011, 376 p.
Texte intégral
1L’ouvrage de Felice Dassetto est l’ouvrage de synthèse de l’islam belge que l’on attendait depuis longtemps. D’abord parce que Felice Dassetto est un témoin historique de la réalité musulmane de Bruxelles, décrite à travers de nombreux articles et recueils depuis son premier ouvrage paru il y a près de trente ans, cosigné avec Albert Bastenier, L’islam transplanté. Vie et organisation des minorités musulmanes de Belgique, REF, 1984.
2On l’attendait car comme en France et dans tous les pays limitrophes de la Belgique, l’islam est plus souvent un brûlot médiatique qu’un objet d’analyse. Il est vu et traité à travers un prisme démographique inquiétant : comme celui basé sur une enquête « baromètre du religieux » publiée en 2008, qui annonçait une « Bruxelles musulmane » dès l’an 2030.
3Dassetto nous montre la réalité plus nuancée et contrastée d’une pluralité d’islams, de façons d’en vivre ou d’interpréter les textes ou traditions orales, chez différents groupes nationaux marqués par leurs parcours migratoires, et que l’on mélange pourtant sous l’expression assez vague finalement de « musulmans ». « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », dit Camus en exergue de l’ouvrage. La réalité musulmane d’une capitale comme Bruxelles est plus complexe, on s’en doutait un peu. Mais Dassetto ne fait pas que le dire, il donne à décrypter cette complexité.
4Dassetto l’annonce dès le début, il sera question de l’islam comme religion et non comme culture. Pédagogique, l’ouvrage commence par une déconstruction démographique qui permet au lecteur non spécialiste d’abandonner rapidement ce qu’il connait des rumeurs circulant sur la présence musulmane. Se basant sur plusieurs sources, il aboutit à un nombre de musulmans pratiquants correspondant à 12 ou 14% des Bruxellois, d’origine marocaine et turque en majorité, et située essentiellement dans le premier cercle entourant le centre de Bruxelles (le Pentagone). L’auteur expose les sources de l’ouvrage : l’enquête, réalisée par le CISMOC d’octobre 2009 à juin 2010 grâce à des moyens limités, sans soutien public ni mécénat, ne donnera pas les résultats du travail de grande ampleur qui serait pourtant nécessaire afin de contrebalancer de nombreuses contre-vérités sur le sujet. Cette enquête qualitative menée auprès de 130 personnes n’est qu’une réactualisation d’un savoir accumulé depuis trente ans par l’auteur et l’équipe qu’il a formée. Malgré cet avertissement, c’est l’exhaustivité qui est visée pour décrire la réalité du monde religieux musulman de la capitale belge, ses structures et son organisation (première partie) : imamat, aumônerie, enseignements religieux, associations islamiques, leadership, etc. Ce « panorama du monde musulman bruxellois organisé » est la partie qui donne son nom et son intérêt au livre. C’est un modèle qui pourrait être transposé : la ville est bien l’échelon pertinent pour décrire la réalité religieuse et ce n’est pas seulement parce qu’en plus d’être une ville, Bruxelles est aussi une région et une capitale. Comme le montre Dassetto, le « paysage islamique » est une réalité historique et économique qui s’insère dans le tissu social urbain. Près de deux cent entités musulmanes se sont créées entre 1970 et 2010 : soixante-dix-sept mosquées, quatre-vingt-six associations religieuses et culturelles, dix-huit librairies et maisons d’édition se concentrent dans certains quartiers d’immigration de Bruxelles comme Molenbeek, Schaerbeek, Anderlecht, etc. Mais si la progression fut rapide, il n’est pas ici de mosquées-caves occultes et clandestines comme on en trouve en France. « Même si les emplacements étaient modestes et les extérieurs délabrés », les intérieurs ont toujours été entretenus et en raison de leur statut d’ASBL (associations sans but lucratif), ces mosquées ont toujours eu pignon sur rue. Les musulmans ont acquis autour des mosquées un patrimoine foncier qui leur a permis d’agrandir, de rénover ou d’édifier des bâtiments dans un style islamique, parfois avec minaret, moyennant certaines interprétations juridiques compatibles avec le principe de séparation du politique et du religieux (voir également l’ouvrage de C. Torrekens). Comme l’indique Dassetto, la formule « mosquée-cave » qui évoque clandestinité et marginalité est moins utilisée pour décrire une réalité que comme stratégie de visibilité et de reconnaissance musulmane dans l’espace public. C’est toute l’ambiguïté de l’islam belge : légal mais non légitime, reconnu mais en quête de reconnaissance publique. L’islam belge est traversé de clivages ethno-nationaux et de courants religieux qui se disputent la représentation du culte musulman auprès des pouvoirs publics – notamment au sein de l’Exécutif des musulmans –, mais aussi la transmission du savoir religieux. Sur ce dernier point, comme en France, les Frères Musulmans ont très tôt perçu l’intérêt de développer un réseau d’enseignement de l’arabe et d’écoles coraniques, deux domaines qu’ils dominent largement y compris dans le cycle obligatoire d’enseignement religieux à l’école. Il apparaît finalement que la grille de lecture de l’islam bruxellois pourrait servir à d’autres entités urbaines européennes. Sur un point, néanmoins, Bruxelles fait exception : la présence des instances européennes y a attiré bon nombre de lobbys musulmans. Mais il semble que pour l’instant les liens soient faibles entre groupes locaux et un lobbying qui apparaît surtout de façade.
5La seconde partie fait le lien entre quelques-unes de ces structures et les mouvements religieux de l’islam contemporain dans lesquels elles s’insèrent. Cette partie nous entraine bien au-delà de Bruxelles, dans une histoire parfois sans lien avec la réalité décrite mais dont l’auteur nous assure – sans toujours nous convaincre – qu’elle est indispensable à la compréhension de ce que l’on observe. La troisième partie articule cette réalité structurelle musulmane à des variables sociologiques : nationalité, genre, génération qui permettent d’expliquer la configuration particulière de l’islam bruxellois et d’échapper à une vision déterministe, de placage sur la réalité, des courants décrits dans la partie précédente. La science politique des courants et des leaderships fait place ici à une sociologie des rapports de force qui brouille les lignes de force évoquées précédemment, mais décrit mieux la réalité déconcertante de l’islam bruxellois.
6L’ouvrage se termine par un article post-scriptum sur la Bruxelles d’aujourd’hui, qui étudie la manière dont les populations musulmanes ont contribué à refaçonner la ville. L’auteur revient sur les relations qu’entretiennent politiques et scientifiques autour de cet islam bruxellois, OPNI (objet politique non identifié) et OPFI (objet politique « fort » identifié), entre déni du rôle du religieux dans l’urbanisation et excès de religieux dans les polémiques publiques. Pour Dassetto, le religieux occupe une place nouvelle dans cette post secular city qu’est Bruxelles (expression empruntée à Beaumont et Baker). Mais les chercheurs ne veulent pas toujours voir cette réalité en face car ils ont vis-à-vis d’elle un blocage d’ordre « psychologique » que l’auteur (de l’Université Catholique de Louvain) attribue à leur éthos antireligieux. (Bien qu’il ne soit pas mentionné, on peut imaginer que l’auteur parle du militantisme des chercheurs de l’autre grande université belge, l’Université Libre de Bruxelles.) L’étude de l’islam belge est ainsi, apprend-on au détour de ces pages, otage de la querelle multiséculaire des universités belges, querelle qui reflète une guerre religieuse de deux Belgiques, l’une religieuse l’autre laïque antireligieuse. Rappelant les principes de la sociologie et de la double herméneutique des sciences sociales selon lesquelles l’impact des sciences sociales sur les acteurs sociaux doit être analysé avec les outils des sciences sociales, Dassetto referme la page adressée à ses collègues, remet son chapeau de professeur et nous propose en toute dernière partie une typologie weberienne des identités et appartenances musulmanes de Bruxelles
7Cet ouvrage est une synthèse efficace de tout ce qui peut être connu sur l’islam belge et bruxellois en particulier. Bien documenté, bien référencé, remarquablement facile d’accès y compris aux non-spécialistes, il a cependant les défauts de ses ambitions. La recherche d’exhaustivité pour un objet aussi complexe, étudié grâce à des moyens limités, aboutit parfois à une impression de déséquilibre entre les différentes dimensions analysées, sans que l’on ne sache ce qui a guidé le choix d’approfondir les unes aux dépens des autres. L’ordonnancement des parties et sous-parties est difficile à comprendre, ce qui peut donner une impression de patchwork. Mais ce travail cousu main est le résultat de longues recherches de terrain et reflète le chemin suivi, de manière assez solitaire, par un chercheur, professeur et expert régulièrement sollicité par les politiques, les médias et les associations. Certes F. Dassetto ne semble plus toujours prendre la peine d’objectiver son positionnement et ses choix, mais on parvient malgré tout à suivre sans peine et avec un certain plaisir ce travail sans fioriture qui échappe à la langue de bois académique sans verser dans aucune polémique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Florence Bergeaud-Blackler, « Dassetto Felice, L’iris et le croissant. Bruxelles et l’islam au défi de la co-inclusion, Presses Universitaires de Louvain, 2011, 376 p. », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 134 | 2013, mis en ligne le 10 janvier 2013, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/7940 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.7940
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