Oualdi M’hamed, Esclaves et maîtres. Les Mamelouks des beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, Bibliothèque historique des pays d’Islam, 2011, 499 p.
Texte intégral
1De qui, de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque les Mamelouks des beys de Tunis ? Cette question croise un double champ historiographique, ottoman et tunisien. De tels personnages paraissent d’emblée renvoyer à une histoire plus orientale que maghrébine, égyptienne en particulier. Dans ce dernier cadre, la confusion a longtemps été maintenue autour de cette « catégorie de mamelouk », bien présente à l’époque ottomane mais associée à un simple héritage de la période précédente, celle du sultanat mamelouk. On doit à Jane Hathaway d’avoir, dans les années 1990, montré que cette continuité était trompeuse au regard de l’organisation de la société militaire de l’Égypte ottomane, et mis en perspective l’intérêt d’en appréhender la réalité à travers la catégorie des households, Maisons fondées sur des relations de patronage, dont l’analyse lui a permis d’éclairer d’un tout autre point de vue la condition mamelouke et plus largement la scène politique. C’est cette veine qui a inspiré l’étude de M’hamed Oualdi dans l’abord du phénomène, à l’échelle de la province ottomane de Tunis. Dans l’historiographie tunisienne, sans être inconnu, le phénomène mamelouk se trouvait circonscrit à une problématique liée à la question de la construction de l’État national. La présence de Mamelouks aux commandes de l’administration beylicale de la seconde moitié du xixe siècle avait l’apparence d’un paradoxe. Cet « âge d’or » des Mamelouks montrait le pouvoir aux mains d’étrangers, ce qui contredisait le principe de sa « tunisification », un processus qui aurait été entamé à la fin du xvie siècle. C’est en sondant, au sein d’une histoire multiséculaire, les configurations d’un corps de Mamelouks à Tunis, que M’hamed Oualdi propose de dépasser ce paradoxe ; et de renouveler ainsi l’histoire de l’exercice de l’autorité dans cette province maghrébine.
2Les deux grandes parties du livre comprennent chacune cinq chapitres. Tour à tour, elles explorent les usages au long de la période ottomane, puis les processus de disparition à l’heure des réformes administratives et politiques du xixe siècle. Cette organisation paraît à première vue déployer une progression chronologique, mais, sans s’en départir totalement, ce n’est pas tout à fait le cas. Ce sont deux temporalités différentes qui affectent l’une et l’autre parties : la première privilégie le temps long, tandis que la seconde se concentre sur les cinquante dernières années de l’histoire ottomane de Tunis.
3Que sont les Mamelouks ? Dans un premier chapitre (p. 23-61), M’hamed Oualdi cerne ce qui pouvait qualifier le terme « mamelouk ». Et tout d’abord il déconstruit les images familières attachées à ces esclaves mis à la tête de l’appareil militaire, non seulement à Tunis à l’époque moderne, mais plus largement dans l’ensemble des sociétés islamiques du pourtour méditerranéen depuis le Moyen Âge. Esclave, oui, mais bien loin de ce que ce statut évoque par opposition à l’homme libre. Tout l’intérêt de cette première partie est qu’elle s’entend à cerner moins un statut que la relation qu’il charrie et qui donne tout son sens à cette figure du Mamelouk : une relation de dépendance. Aucune définition stable, en effet, ne s’avère pertinente, du moins si l’on cherche à y saisir une catégorie juridique ou sociologique particulière. M. Oualdi le montre en portant attention à l’usage — polyvalent — du terme, aux ensembles lexicaux — divergents — dans lesquels il s’insère, enfin aux positions sociales — hétérogènes — tenues par ceux qu’il désigne. Ce qui, à l’échelle du sérail, faisait le groupe, ou donnait cohérence à une catégorie particulière, se saisit moins dans une généalogie ou une mémoire mamelouke très peu saillante, qu’à travers les classifications administratives, dans « l’auto-proclamation d’un esprit de corps » (p. 37) qui s’affirmait par la relation particulière entretenue avec le bey. De quoi procédait la « fabrique des créatures » (p. 44) ? Les historiens ont voulu retenir l’origine lointaine des Mamelouks et leur conversion comme les prémisses de leur condition. M. Oualdi montre que derrière le rapt ou l’achat et l’entrée en islam (plutôt que la conversion à proprement parler), s’opérait un processus d’effacement des origines, condition de la mise en dépendance. Mais cet effacement ouvrait à d’autres relations : « une nouvelle fidélité, l’attachement à une terre éloignée, l’abandon à une autre autorité » (p. 61). Cette perspective est explorée à travers l’étude des noms (p. 50-54), dont le façonnement portait témoignage des étapes principales de ces parcours singuliers ; puis à travers les conditions et les effets de l’affranchissement (p. 55-60).
4Les Mamelouks étaient « dépendants d’un maître, plus qu’esclaves, renégats ou turcs » (p. 60). Fort de l’éclairage saillant de cette proposition et des possibilités analytiques qu’elle ouvre, M’hamed Oualdi aborde ensuite la variété des usages des Mamelouks selon les époques et les espaces politiques au sein la province ottomane de Tunis. Ces usages sont étudiés d’abord dans une perspective diachronique (chapitres 2 et 3) : jusque dans les années 1640, au sein des casernes et auprès des lignages beylicaux, les Mamelouks constituèrent des médiateurs dans l’édification et la transmission de Maisons, la formalisation et le renforcement de liens, tant à l’intérieur de la province qu’à l’extérieur. Un rôle qui, avec l’instauration des dynasties beylicales mouradite puis husaynite, tendit à se dilater, par « un processus de mameloukisation » (p. 76) étendu à de nouvelles figures, et à s’articuler avec le développement d’une politique patrimoniale. La phase qui suivit fut marquée par « la mise en valeur des Mamelouks des années 1770 aux années 1830 » (chapitre 3). Interrogeant l’idée, courante chez les historiens, que le renouvellement de l’usage des Mamelouks en cette période proviendrait de la volonté de contrebalancer la force rebelle des miliciens turcs, M. Oualdi constate la faiblesse relative des effectifs (au maximum 270 en 1820). Plutôt que les modalités d’une mise en concurrence, c’est à un rôle de charnière que les Mamelouks étaient dévolus, ce que résume la formule « un corps arabe, une tête turque, un cou mamelouk ». La figure qui se dégage ainsi dans cette capacité à articuler le sérail et la cité (p. 115) est explorée plus avant dans les deux chapitres suivants. Il ne s’agit plus tant d’interroger les usages qui furent faits des Mamelouks que de rendre visibles les effets et les transformations opérées par ces usages dans le champ politique. Scrutant les formes de mobilité opérées par l’intermédiaire des échanges, des dons et des alliances des Mamelouks, à l’intérieur d’une même Maison et d’une Maison à l’autre, entre princes et figures de la notabilité, M. Oualdi montre à l’œuvre la formalisation de nébuleuses qui, transcendant espaces public et privé, participèrent de la formation ou du renforcement de relations d’intérêts, de la diffusion des modes d’administration, des pouvoirs et des fidélités.
5Ainsi, dans une analyse renouvelée du politique par une approche relevant résolument de l’histoire culturelle, est mis à distance l’argument du processus de « tunisification » du pouvoir, pour observer le déploiement, par l’intermédiaire des Mamelouks et, par-delà, des formes de service et de dépendance qu’ils incarnaient, d’un processus de clientélisation de la société. Cela contribuait à atténuer la coupure entre gouvernants et gouvernés. M. Oualdi montre encore que, loin d’être des agents neutres, les Mamelouks « élargissaient le champ d’action du makhzen en même temps qu’ils le façonnaient par leur proximité avec le bey » (p. 204).
6Les résultats d’une telle approche annoncent les questionnements élaborés dans la seconde partie du livre. Ici, la focale se resserre sur les années 1830-1880, marquées paradoxalement par l’emprise des Mamelouks sur les rouages politiques à travers quelques grandes figures bien connues des historiens, et par la disparition de leur corps. Le moment est alors au déclin de la traite des esclaves, qui fait sentir ses effets sur l’approvisionnement en Mamelouks, et aux pressions économiques et politiques européennes. Il est également aux réformes de l’État, aux transformations des institutions et des formes d’administration, et par conséquent à l’émergence de profils nouveaux d’agents pour le servir. Dans ce contexte il s’agit pour M. Oualdi de « repérer les interactions entre perpétuation des dépendances d’une part et reformulations bureaucratiques de l’autre » (p 239). L’analyse des modalités de leur insertion dans la mise en place d’une armée régulière (al-nizâm al-jadîd) (chapitre 7) montre que leurs rôles et leurs positions personnelles en furent transformés. Parallèlement, le déploiement du langage de la parenté fictive entre beys et autochtones entrés au service de l’État eut pour effet des formes de « mameloukisation » des liens, diffusées dans la société (chapitre 8). Ces développements soulignent à nouveau la valeur heuristique de l’approche poursuivie : loin d’une histoire simplement factuelle, le renouvellement historiographique proposé par M. Oualdi s’appuie résolument, à partir du prisme mamelouk patiemment tissé, sur l’analyse des déploiements, de la diffusion et des transformations des modèles culturels de l’autorité et des modes de gouvernement. Elle permet de lire en des termes renouvelés les processus par lesquels « le centre crée le local » (p. 291) et les conditions de l’affirmation d’un patriotisme à l’échelle de la province. Elle permet également de nuancer ce que les historiens nomment l’âge d’or des Mamelouks, pour ne plus y voir qu’un « temps doré » marqué par l’effacement progressif des Mamelouks des beys de Tunis.
7La lecture de cet ouvrage produit l’effet d’un heureux dépaysement par rapport aux histoires tunisiennes plus traditionnelles de la période. En effet M. Oualdi ne nous offre pas une simple histoire des Mamelouks des beys de Tunis. L’enjeu, autrement ambitieux — et magistralement relevé — est d’opérer un retournement analytique en observant les rouages de la formalisation du politique à partir de la position tenue par les Mamelouks, ou plutôt à partir de la relation de dépendance qui explicite cette position. La longue et patiente mise en perspective de cette dimension dans la première partie est particulièrement réussie. Elle met au jour la plasticité dynamique d’une catégorie mamelouke non pas projetée par l’historien comme le rappelle M. Oualdi (p. 60) mais qui émerge des acceptions et des pratiques mêlées dont elle faisait l’objet. Sa prise en compte permet de lire à nouveaux frais les fondements et les dynamiques de la souveraineté et de l’exercice du pouvoir, bref le champ politique. Dès lors, le nombre limité des Mamelouks, la difficulté de suivre individuellement leurs trajectoires, importent peu ; ce sont les modèles culturels du politique qui apparaissent en pleine lumière, et avec eux, une autre façon de construire cette histoire.
8La perspective « mameloukienne » de cette histoire (pour poursuivre après l’auteur dans les néologismes) est fructueuse. Elle ouvre l’analyse aux apports de la comparaison. Son effet n’est pas seulement de désenclaver l’histoire de la Tunisie de sa perspective nationale ; plus fondamentalement, il est de renouveler les conditions de l’analyse en prenant en compte la circulation des modèles culturels de la dépendance. Elle démultiplie les sources en donnant sens à une documentation éparse et ténue, souvent anecdotique, apparemment négligeable. M. Oualdi fait feu de tout bois, croisant chroniques, correspondances, sources consulaires, registres administratifs en langue arabe aussi bien qu’européennes, ou encore documentation iconographique (p. 260-265). Cette même perspective, sous l’angle analytique, a ses revers, que l’on dira assumés. Elle procède bon gré mal gré d’une opération de lissage, qui se manifeste de différentes façons : une attention moindre aux conditions de formalisation des sources qui aplatit le paysage de l’analyse et camoufle les ressorts de l’interprétation proprement dite ; une omniprésence des Mamelouks dans le discours, alors même que les individualités ne s’incarnent que dans un nombre limité de personnages identifiés. D’une certaine façon, l’entrée « mamelouke » comme heuristique évacue pour partie les exigences d’une histoire sociale. Pour mieux suivre, peut-être, un chemin de traverse qui décidemment bouscule bien des idées reçues.
Pour citer cet article
Référence électronique
Isabelle Grangaud, « Oualdi M’hamed, Esclaves et maîtres. Les Mamelouks des beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, Bibliothèque historique des pays d’Islam, 2011, 499 p. », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 134 | 2013, mis en ligne le 10 janvier 2013, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/7939 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.7939
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