- 1 En usage dans l’Arabie pré-islamique pour désigner un chef de tribu ou de clan, Sayyid était égalem (...)
- 2 Ainsi, la seconde édition de l’Encyclopédie de l’Islam réserve une double entrée au titre de Sayyid(...)
1Le terme de Sayyid, dont la racine arabe renvoie aux notions d’autorité, de pouvoir, de souveraineté ou de puissance, est volontiers traduit par le mot seigneur (lord en anglais)1. Avec l’avènement de l’islam, ce terme a revêtu une dimension religieuse. On le trouve alors associé aux noms de maîtres soufis, aux Saints ou encore aux notables théologiens. Mais bientôt, son usage s’est appliqué plus spécifiquement aux individus dont le lignage les apparenterait aux descendants du Prophète2. En effet, c’est sous les Abbassides que Sayyid et sharîf en sont venus à être appliqués aux descendants du Prophète de façon indifférenciée, du moins dans les sociétés moyen-orientales. Et cette acception du terme Sayyid semble s’être perpétuée de façon suffisamment massive pour que les modernistes y aient vu l’un des marqueurs d’identification les plus stables et les plus clairs dans le repérage des groupes sociaux.
2De nos jours au Maghreb, le titre de Sî, forme abrégée de Sayyid, est une marque de politesse et de déférence. Il manifeste le respect associé à la fonction ou au statut d’une personne. Il est l’équivalent de Monsieur et précède le nom d’état civil de celui qu’il qualifie.
- 3 La source, conservée au Centre des archives historique de Constantine, renferme l’enregistrement de (...)
3Par comparaison, la distinction attachée au terme Sayyid ou Sî, repérable dans les sources constantinoises de la période ottomane, ne recouvre à proprement parler ni l’une ni l’autre acception. Selon les époques et selon les contextes d’énonciation, il apparaît d’usage variable et distingue des identités sociales différentes. Il peut être l’apanage des élites religieuses, qui plus est d’ascendance chérifienne, mais pas seulement. Un document, de peu postérieur à la conquête française de 1837, donne l’occasion d’en prendre la mesure. Durant l’hiver 1840-1841, les nouvelles autorités imposent aux instances judiciaires de la ville de tenir registre de la procédure, rendue obligatoire, qui consiste à venir déclarer les décès3. À cette occasion plus d’un millier de personnes, quasi exclusivement des hommes, se font connaître, ce qui constitue une part notable de la population évaluée alors à quelque 25 000 habitants. Or parmi eux pas moins de 305 se présentent avec le titre de Sayyid ou de Sî : nombre important, dépassant largement les 61 personnes dont le nom est précédé du titre de ḥâjj, seul autre titre décliné.
- 4 Voir Sebti, 1986 : 433-457 ; Cigar, 1978-1979 : 93-172.
4Cela rend évidemment difficile l’hypothèse selon laquelle le titre de Sayyid serait à considérer comme l’attribut des seuls sharîf-s. D’ailleurs aucun élément historique ne corrobore l’existence d’une communauté massive de sharîf-s s’érigeant en une force sociale et juridique distincte au sein de la population constantinoise. S’il est avéré que la ville compte un certain nombre de familles reconnues comme descendantes du Prophète, si la charge de naqîb al-ashrâf (que l’on trouve également sous le nom de mizwâr al-shurafâ’) est bien assurée tout au long de l’époque moderne, en revanche, on ne trouve rien de comparable à la situation des sharîf-s à Fès, par exemple, dont la défense des droits et du statut distinctifs a constitué une dimension politique et sociale de premier ordre dans la ville durant cette époque4.
5Si le titre de Sayyid n’est pas un marqueur distinctif du groupe des sharîf-s, il devient nécessaire de le traiter comme étant un élément du nom. Cela conduit à étendre l’enquête à l’ensemble de l’onomastique. En repérer les inflexions dans le temps permettra de circonscrire la nature des transformations qui ont pu affecter l’usage du titre de Sayyid dans les identités nominales. Pour ce faire, une série d’actes de propriété, couvrant la longue période correspondant à l’époque ottomane, sera mise à contribution. Il conviendra également de s’interroger sur la relation entre les usages de ce titre et les situations de son énonciation, ce que nous analyserons, dans un second temps, à la lumière du registre de décès de 1840 que nous avons évoqué plus tôt.
- 5 “ Actes des biens existants à l'intérieur de la ville de Constantine ” (Rusûm al-amlâk dâkhil Qasan (...)
6Considérons les éléments délivrés par une source dont le contenu permet de s’appuyer sur une certaine profondeur historique. Elle rassemble, selon un ordonnancement non chronologique, des copies d’actes de transactions ou d’attestations de propriété, produits tout au long de l’époque ottomane, les actes les plus récents remontant à 1835. On en dénombre en tout 326, répartis en deux listes distinctes : l’une destinée à recevoir les actes relatifs à des biens immeubles situés à l’intérieur de Constantine, et l’autre, les biens fonciers se trouvant hors la ville5. Conservées dans ce qui est aujourd’hui appelé le Fonds ottoman, ou encore le Fonds d’archives de l’ancienne Régence d’Alger, ces listes ont été rédigées en arabe au début de la conquête française, là encore à la demande des nouvelles autorités. Elles sont, en effet, le fruit d’une enquête menée par les agents du l’Administration du Domaine, tant à Constantine que dans les autres villes de la province ottomane d’Alger, au fur et à mesure qu’elles étaient conquises, pour établir un état de la propriété privée, en s’appuyant sur les documents juridiques détenus par les particuliers eux-mêmes (Grangaud, 2008, 2009). Marqué par cette provenance, le contenu des listes est loin de représenter la totalité des actes produits tout au long de la période. Cependant, à travers l’examen des formes déployées pour identifier les protagonistes concernés par les transactions, la possibilité nous est donnée de suivre dans le temps les usages onomastiques, les tendances et les transformations qui les ont affectés, et de rendre compte de la place et du sens qu’y revêtait la distinction de Sayyid. L’analyse des noms dans ce cadre permet de saisir un certain nombre d’inflexions susceptibles d’éclairer des processus plus globaux.
- 6 Ces derniers sont 8 en tout et s’étalent sur tout le siècle, entre 1407 et 1488. Dans l’un des acte (...)
- 7 Le nombre d’actes par période varie. Ainsi, de 1540 à 1599, on compte 23 actes dans la série des bi (...)
7La mise en perspective chronologique offerte par ce corpus permet de constater un changement important dans les façons de se nommer qui se manifeste vers la fin du xviie et le début du xviiie siècle. Les documents antérieurs dont on dispose débutent avec la fin du xvie siècle, en sus de quelques rares actes, dont la rédaction remonte à l’époque hafside6. Dans l’entre-deux, qui correspond à la période des débuts de la présence ottomane, la documentation est manquante7. Cependant, et jusque dans la seconde moitié du xviie siècle, on note un même type d’énoncé des identités. La plupart des noms en effet, sont précédés de la mention d’une fonction. Ces fonctions sont en petit nombre.
- 8 L’analyse du décompte précis des occurrences de chacun des termes devrait tenir compte de la récurr (...)
- 9 Notons également par deux fois des mrābiṭ-s (saint), notamment à propos de Ḥassîn et Muḥammad fils (...)
- 10 Lorsque dans un acte, une même personne, d’abord identifiée comme étant le cavalier untel ou le mar (...)
- 11 L’importance du nombre de qâ’id dans la source est en partie liée à la surreprésentation, dans le c (...)
8Les plus récurrentes sont celles de commerçant (tâjir), de jurisconsulte (faqîh), de cavalier (fâris)8. L’on rencontre également des lettrés et scribes (ṭâlib ou kâtib), des savants (‘âlim, ‘allâma et ‘allâma muftî : le très savant mufti), des mu‘allim (enseignant ou maître artisan), amîn (chef de corporation d’artisans) et muqaddam (lieutenant soit militaire, soit au sein d’une zâwiya)9. Ces fonctions affectent la quasi-totalité des personnes dont est déclinée l’identité nominale. Elles se placent devant le nom10 et diffèrent beaucoup des métiers du sûq, dont on verra qu’ils informent l’identité de ceux qui se présentent en 1840 lors des déclarations de décès. Elles ont indéniablement une dimension classificatoire qui recouvre la société dans son ensemble. Les unes et les autres évoquent un univers social dominé par la mobilité. Non pas que ceux qu’elles qualifient ne seraient pas des citadins. Certes, parmi eux, certains ne le sont pas. Ainsi constate-t-on qu’aucun cavalier n’est partie prenante dans les transactions relatives à des biens urbains intra-muros. Mais même lorsque ces transactions ont un cadre citadin, les identifiants signalent des activités liées à l’inscription dans de larges réseaux (commerciaux, guerriers, religieux), qui transcendent ceux de la famille et du lignage, et ont en commun la pratique des routes bien au-delà des centres urbains. Ces fonctions, enfin, distinguent de façon très claire la population autochtone des agents allogènes de l’autorité politico-militaire, que l’on rencontre presque systématiquement désignés comme étant des qâ’id11.
- 12 Quant aux femmes parties prenantes dans ces transactions, le seul terme qui précède leur nom, de fa (...)
- 13 Certains noms s’ornent du titre de sharîf seulement. Par exemple : Muḥammad chef des seigneurs shar (...)
9D’autres termes, eux aussi placés en avant de l’ism, affectent les noms. Non seulement les termes de shaykh ou de ḥâjj, mais encore les formules élogieuses que sont al-mukarram (le vénéré) et al-mu‘aẓẓam (le très honorable)12. Parmi eux, ceux dont le nom est gratifié du titre de Sayyid sont en très petit nombre au cours de cette période, et les identités délivrées permettent de définir précisément le profil de ceux dont le nom était ainsi gratifié. La quasi-totalité des Sayyid est formée de personnages versés dans la science islamique (en particulier le droit, ou fiqh). Leurs lignages, religieux, s’apparentent souvent aux descendants du Prophète. Les fonctions liées au savoir religieux et à la judicature, corrélées au titre de sharîf, marque de l’illustre origine, apparaissent clairement, par exemple dans les identités libellées par les protagonistes lors d’une transaction autour d’un jardin effectuée dans les dernières années du xvie siècle (1003H, acte 165E). L’acheteur se trouve être le jurisconsulte Muḥammad fils du jurisconsulte, le Sayyid Qâsim, le sharîf al-mizwâr al-shurafâ’ (chef de la corporation des descendants du Prophète), tandis que le vendeur se présente comme étant le jurisconsulte, le Sayyid Muḥammad bin Ḥasan le sharîf al-Sha‘îrî. De même rencontre-t-on, au sein du même acte, deux façons d’identifier la même personne, qui soulignent le lien étroit unifiant fonctions religieuses, lignage saint et origines chérifiennes13. Ainsi Muḥammad fils du jurisconsulte Abû al-ʿAbbâs le sharîf est-il encore désigné comme étant le fils du shaykh Abû al-‘Abbâs Aḥmad az-Zarûq bin Sayyid ʿUmar al-Ḥasanî (998H, 54E), le même Muḥammad qui quelques années plus tard apparaît aux côtés de son frère Ḥusayn, comme étant les fils du jurisconsulte, le mrâbiṭ Sîdî Aḥmad az-Zarûq al-Ḥasanî (1014H, 155E). Ceux dont le nom est gratifié du titre de Sayyid et les sharîf sont souvent les mêmes. Mais l’emploi conjoint des deux termes suggère qu’ils ne sont pas synonymes, et certains de ces lignages parmi les plus en vue n’apparaissent jamais comme étant des sharîf-s. Si les descendants du Prophète sont aussi Sayyid, l’inverse n’est pas nécessairement vrai.
- 14 Ainsi trouve-t-on notamment : le shaykh le jurisconsulte Khalafallâh fils du shaykh le pieux jurisc (...)
10Quoi qu’il en soit, le titre apparaît comme l’apanage spécifique des familles de renom versées dans la science religieuse. D’une façon générale, on reconnaît derrière les noms auxquels sont associés les titres de Sayyid aux xvie et xviie siècles, nombre de lignages religieux constantinois de prestige qui tiennent cette même place aux xviiie et xixe siècles : b. al-Fakkûn, b. Maḥdjûba, b. Aḥmad az-Zarûq, b. Naʿmûn, b. ʿAbdaldjalîl ou encore b. Badîs (dont les membres sont identifiés dans les plus anciens actes du corpus qui remontent au xve siècle, avec parfois référence à des transactions opérées encore un siècle plus tôt)14. C’est sous la bannière de ces lignages que se forme le corps des ‘ulamâ’, et sous leur patronage que se trouvent les principales zâwiya-s de la ville.
11Dans une petite proportion cependant, qui mérite d’être soulignée, le terme de Sayyid renvoie non pas à la dimension religieuse ou chérifienne du lignage de celui dont il affecte le nom, mais à l’autorité du pouvoir central. Jusqu’au milieu du xviie siècle, le pouvoir ottoman est mal assis à Constantine, et l’autorité des gouverneurs y est limitée et instable. Le terme de Sayyid employé à leur propos peut-il signifier la sujétion d’agents de l’administration sous leurs ordres ? C’est ce que suggérerait le passage de cet acte de vente de 1598, dont l’acheteur le très honorable (al-muʿaẓẓam) qâ’id Djaʿfar s’avère agir pour le droit de son maître (fî ḥaqq sayyidihi) Ḥasan Bey (1007H, 171E). Ce dernier apparaît sept ans plus tôt sous le nom de qâ’id Ḥasan, bey de Constantine (1000H, 172E). Mais c’est encore le même bey, qui est désigné quelques années plus tôt comme étant le Sayyid Ḥasan Bey (997H, 112E). Quelques années plus tôt, c’est le Pacha d’Alger, et non le bey de Constantine dont le nom est affecté du titre de Sayyid. En 1581, en effet, c’est sur l’ordre du détenteur de la plus haute dignité (ṣâḥib al-maqâm al-‘âlî) le Sayyid Djaʿfar Bâcha (gouverneur d’Alger) que l’administrateur du Bayt al-Mâl met aux enchères 81 boutiques de Constantine dont se porte acquéreur le qâ’id Khiḍr, bey de Constantine (989, 64I). Ces exemples montrent que lorsque le terme n’est pas exclusivement attaché aux élites religieuses, il en est fait un usage limité aux plus hautes charges de l’autorité politico-militaire, exprimant la volonté d’affirmer la puissance attachée à la fonction de celui qui en est qualifié.
- 15 Le terme de faqîh apparaît encore dans les noms de deux personnes en transaction vers le milieu du (...)
- 16 Mis à part le titre fixe et récurrent de shaykh al-qâḍî, ces occurrences se réduisent à quelques no (...)
12Les données du même corpus montrent, à compter du xviiie siècle, une transformation de l’onomastique, qui se manifeste par la disparition progressive de l’identification des personnes par leur fonction, selon les modalités qui avaient prévalu jusque là. Au début du xviiie siècle, les termes de fâris et de tâjir n’affectent plus les identités nominales, celui de faqîh apparaît encore, mais en proportion bien moindre, et cette occurrence devient tout à fait exceptionnelle un demi-siècle plus tard15. Si des fonctions sont notifiées dès lors, elles le sont à la suite du nom. Ainsi cette femme, Khadîdja, qui est fille de ‘Ayishajî Muḥammad, qâ’id al-qaṣba (1220H, 11I), ce Suleyman Belhuwân, qâ’id de Bû Marzûg (1234H, 27I), ou encore ce Sayyid Riḍwân Khûja, qâ’id ad-dâr. Les agents militaires du pouvoir central ne sont pas les seuls à être désignés de cette façon. Ainsi, un certain Sî Hamu fils de Fazî’ est amîn de la communauté des parfumeurs (amîn jamâ’at al-ʿaṭṭarîn). Ces fonctions étoffent souvent, comme en guise de nisba, des énoncés nominaux qui se présentent sans profondeur généalogique, que ce soit ou non par défaut. Au cours de la même période le terme de shaykh en vient à n’être plus en usage que de façon exceptionnelle16.
13On peut décrypter dans ce tournant onomastique des effets notables sur la construction des formes d’identification et de reconnaissance. Il met un terme à des formes d’identification privilégiant l’identité par la fonction qui, on l’a dit, était avant tout classificatoire. La reconnaissance de réseaux extra-familiaux liés à la mobilité et la distinction autochtones/allogènes dominaient cette classification. À ce modèle s’est substituée une définition des identités nominales caractérisée par leur recentrement sur le nasab. La mention de ce dernier n’était pas absente jusque là, en particulier pour désigner les membres de lignages prestigieux. Pourtant la place dominante qu’il occupe désormais ancre l’identité des personnes dans une nouvelle configuration, et ce, quelles qu’en soient les formes plus ou moins développées et riches dans l’énoncé des actes. En effet le nasab inscrit les individus dans la continuité généalogique, associant ainsi les atouts de la « renommée » à la profondeur temporelle de l’inscription locale. Aussi peut-il être pertinent de rapprocher ce tournant onomastique des transformations sociales liées à la pérennité de la domination ottomane. Alors que jusque là le pouvoir ottoman était resté fragile, le début du xviiie siècle voit se consolider et s’affirmer l’autorité des beys dans la Province de Constantine. Parallèlement a émergé une élite urbaine d’origine ottomane qui a fait souche dans la ville. Dès lors on peut se demander dans quelle mesure ce tournant onomastique est le signe de transformations plus profondes, liées à la défense, ou à la revendication, de privilèges associés à l’appartenance locale. Une telle perspective, qui reste à documenter dans le cas de Constantine, s’avère importante pour comprendre les dynamiques sociales qui traversent la société et ses reconfigurations. L’étude d’autres contextes maghrébins, pour la même époque, a montré en effet qu’un tel enjeu avait été au cœur de plusieurs revendications, débattues par les jurisconsultes, et dont les conséquences n’ont pas été minces quant à la redéfinition des identités sociales (Bargaoui, 2007). À Tunis, l’émergence d’un groupe social distinct, les Ḥanafiyya, avait résulté de la volonté d’élites d’origine ottomane, face aux autochtones, de se voir reconnaître leur ancienneté dans la ville (Bargaoui, 2005). À Fès, ce sont encore des conflits liés au droit d’appartenance locale qui allaient façonner et structurer l’identité du groupe de néo-musulmans d’origine juive devenus les Bildiyyîn (Arenal, 1987).
14La même série des actes de propriété montre qu’à compter du xviiie siècle, mis à part le titre de ḥâjj, dont la fréquence ne varie pas, seule la distinction de Sayyid (ou Sî) affecte désormais l’identité des personnes, et en des proportions beaucoup plus importantes qu’auparavant. Cette distinction n’est dès lors plus l’apanage des seuls membres de lignages religieux, mais paraît s’ouvrir à d’autres profils sociaux.
15Un exemple de cette progressive transformation de l’onomastique est donné par les façons diverses d’être désigné des membres d’une même famille, les b. Ḥassîn. À partir de la seconde moitié du xvie siècle, ils sont largement représentés (Grangaud, 2008) et l’occasion nous est ainsi donnée d’observer plus précisément la nature du changement qui s’opère alors.
- 17 Le premier acte qui nous fait connaître Muḥammad date de 1558. Il se présente parfois sous le nom d (...)
- 18 C’est le cas non seulement des ascendants directs de ‘Abbâs, mais encore d’un certain nombre des co (...)
16Prenons le ḥâjj ‘Abbâs, qui représente l’un des protagonistes les plus actifs dans les transactions retranscrites dans le corpus au tournant du xviie siècle et jusque dans les premières années du siècle suivant. Il opère alors en effet de nombreux achats de biens tant immobiliers que fonciers. Les énoncés identitaires sous lesquels il se fait connaître sont divers, et plus ou moins nourris, et le titre de Sayyid, dont son nom est parfois paré, n’est pas le plus récurrent. On le rencontre plus souvent avec le titre de ḥâjj, le ḥâjj ‘Abbâs fils de Sha‘bân b. Ḥassîn, ou encore le ḥâjj ‘Abbâs fils du qâ’id Sha‘bân b. Ḥassîn. Mais il apparaît aussi comme étant le Sayyid ‘Abbâs b. Ḥassîn (1097H, 125I) ou encore comme le vénéré, le Sayyid , le ḥâjj ‘Abbâs b. Ḥassîn (1116H, 11E). L’intérêt de s’arrêter sur le personnage vient du fait qu’il inaugure, au sein de son lignage, les formes d’une nouvelle présentation de soi, par rapport à ses ascendants. En effet, avant lui, ses père, Sha‘bân, grand-père, Ḥassîn, et arrière-grand-père, Muḥammad, — qui lui-même, ou déjà, quoique moins vraisemblablement, le père de ce dernier, Ḥassîn, arriva à Constantine au milieu du xvie siècle17, —avaient tous eu des charges, parfois de haut rang, dans l’appareil militaro-administratif de la province. Tous sont gratifiés, dans les transactions nombreuses dont on a la trace, du titre de qâ’id 18. Ce n’est pas le cas de ‘Abbâs, et le phénomène, loin de se limiter aux façons d’être identifié le concernant seul, affecte de même les membres des générations suivantes. Ses descendants n’auront en effet plus d’autres titres que ceux de Sayyid ou de ḥâjj. Ainsi, par exemple, l’un de ses fils apparaît, dès 1687, du vivant et aux côtés de son père, sous l’identité du Sayyid ‘Alî fils du ḥâjj ‘Abbâs connu par sa kunya (‘urifa bi-kunyatihi), fils de Sha‘bân b. Ḥassîn (1098H, 125I). Plus tard, une fille de ce dernier se nomme Ḥasnâ fille du ḥâjj ‘Alî fils du ḥâjj ‘Abbâs b. Ḥassîn (1155H, 13E) ainsi que son frère, le Sayyid Ḥasan fils de ‘Alî fils du ḥâjj ‘Abbâs b. Ḥassîn (1140H, 17E). Un petit-fils de ‘Abbâs est présenté sous le nom du Sayyid Khâlid fils de Muḥammad fils du ḥâjj ‘Abbâs b. Ḥassîn (1188H, 38E), et encore, au xixe siècle, on rencontre la fille de ce dernier, Qamîr fille du Sayyid Khâlid fils de Muḥammad fils du ḥâjj ‘Abbâs b. Ḥassîn (1236H, 79I). Tandis que les aïeux affichaient par leurs noms, non seulement une fonction, mais encore à travers leurs ascendants paternels, une sorte de dynastie de qâ’id, voilà que du caïdat, et des qâ’id-s, il n’est plus question. En effet, aucun élément de leur nom n’atteste de l’exercice de cette fonction par ‘Abbâs et ses descendants. Mais l’absence d’un tel titre attaché à leur nom (Grangaud, 2002 ; Guechi, 2004 : 48), plutôt que le signe d’une transformation des activités familiales (les alliances familiales que l’on connaît des uns et des autres montrent par ailleurs que les liens privilégiés noués avec le milieu militaro-administratif de la province perdurèrent jusqu’au xixe siècle), est à mettre en relation avec la redéfinition des énoncés identificatoires amorcée à la fin du xviie siècle. En effet des individus autres que les b. Ḥassîn sont dès lors gratifiés du titre de Sayyid ou de Sî. Dans ces cas, tout montre que l’énoncé du titre n’est pas corrélé au prestige de fonctions ou de statuts religieux, ou à leur revendication. Il apparaît plutôt lié à une reconnaissance de distinction qui affecte désormais ceux dont les familles ont consacré la prééminence sociale.
17Par rapport aux siècles précédents, l’usage du titre de Sayyid ou de Sî s’est étendu à une population au profil social plus diversifié : surtout, il a cessé d’être l’apanage des familles religieuses. Une inflexion qui, là encore, est peut-être le signe d’une recomposition des prérogatives sociales et des élites urbaines, liée à la présence ottomane. Néanmoins l’usage du titre reste confiné à une proportion limitée de personnes au statut social bien repérable. Ainsi, l’énoncé des identités de la grande majorité des partenaires dans les transactions des xviiie et xixe siècles consignées par cette source, n’est gratifié d’aucun terme de distinction. Ce qui tranche notablement avec les usages révélés par le registre des décès de 1840. D’autant que la population concernée n’est, globalement, pas la même que celle, composée de propriétaires, que mettent en scène les actes de propriété. Elle compte certes dans ses rangs quelques membres de familles de renom, on y reviendra ; cependant c’est une population laborieuse, immergée dans le monde du sûq, qui domine en grande majorité.
18Le contenu du registre établi à l’occasion de la déclaration des décès de l’hiver 1840, offre l’occasion d’approcher une autre façon d’être identifié par le titre de Sayyid ou Sî. En effet, la procédure diverge de celle des actes de propriété sur lesquels nous nous sommes appuyés jusqu’ici. Ce sont les mêmes éléments du nom qui ont été mis à contribution, ism, nasab, nisba ou nom de relation, géographique, ethnique ou de métier, et là encore selon des modalités variables. En revanche la situation de formalisation et d’énonciation apparaît différente. Quoique le document ait été libellé en arabe et par les autorités judiciaires de la ville, la procédure emprunte, cependant, assez fidèlement au modèle d’enregistrement d’état civil français. Elle impose aux déclarants et témoins de faire connaître en sus de leur nom, un ensemble d’autres coordonnées liées à leur existence hic et nunc (âge, activité et lieu d’habitation).
19Beaucoup ne répondent pas systématiquement à l’ensemble de ces rubriques : dans chaque présentation, il faut plutôt voir un agencement d’éléments (nom, âge, métier, adresse), qui peuvent être libellés selon des versions variées, l’ensemble visant à établir in fine une identification de la personne qui satisfasse à l’enjeu de la déclaration. Or, alors que les formes du questionnaire laissaient supposer des catégories identificatoires rapportées à un cadre administratif général, l’analyse des modalités de l’enregistrement montre que son horizon se limite à l’espace urbain : c’est dans ce contexte que prend sens l’énoncé des identités.
20L’impact du cadre urbain comme espace de référence apparaît de plusieurs façons. Il tient d’abord au fait que la quasi-totalité de la population concernée par ces enregistrements était alors installée en ville. Les déclarations d’adresse confirment, à quelques exceptions près, qu’il n’est question que d’habitants de la ville. Ajoutons que la très grosse majorité des décès sont ceux d’enfants qu’un parent (essentiellement le père) est venu déclarer, morts qui laissent supposer l’existence d’autant de vies de famille. Et même lorsque l’ancrage urbain est fragile, ce que l’on peut saisir parfois, c’est encore une expérience urbaine qui est mise en avant dans la définition des identités. Inversement, plutôt que de faire valoir une généalogie prestigieuse à l’ancienneté vénérable, ceux dont la notabilité au sein de la ville n’était pas à démontrer se sont dispensés d’en faire état, et leur identité est aussi allusive qu’est grande leur notoriété. Cela montre que les identifications sont élaborées et orientées en fonction de ce qui fait sens dans ce contexte urbain.
21Les façons d’être identifié sont conditionnées également par les relations d’interconnaissance qui affectent les modalités de déclaration. En effet, en grande majorité, les témoins partagent avec les déclarants qu’ils accompagnent des relations soit familiales ou professionnelles, soit le plus souvent, des relations de voisinage (Grangaud, 2002). Ce n’est pas toujours le cas : quelques rares personnes, professionnelles de la déclaration (les ‘adûl), ou en raison d’une activité particulière (un barbier notamment) ou de l’emplacement de leur habitation (à proximité du lieu de l’enregistrement), se déplacent à plusieurs reprises, viennent plusieurs fois témoigner, indépendamment de relations personnelles. Cependant, le plus souvent les personnes se connaissent, et c’est cette relation préalable d’interconnaissance qui initie leur commune déclaration, non l’inverse. Là où, dans les actes de propriété que nous avons étudiés plus tôt, se présentaient des propriétaires dont la transaction consacrait, du moins en principe, la relation, ce sont ici des parents, collègues, voisins ou amis, qui déclarent ensemble. Les identités délivrées sont façonnées par la nature des liens entre les protagonistes, qui sont situés les uns par rapport aux autres. C’est dans ce contexte que près du tiers des personnes qui se sont présentées ont été gratifiées du titre de Sî ou Sayyid.
22On peut se demander quelles valeurs sociales ce titre ici recouvre, par comparaison avec ce que, dans les actes de propriétés, il drainait en fait d’honorabilité sélective et réservée aux membres de lignages prestigieux (même si, on l’a vu, la qualité du prestige a évolué dans le temps). Les unes et les autres ne se recoupent pas totalement, et l’usage du titre tend à différer. Nous nous demanderons dans quel sens, et comment l’expliquer.
23Ces Sî et Sayyid, dans ce cadre, qui sont-ils ? On les rencontre bien plus souvent témoins que déclarants. Ils sont en effet 85 à venir déclarer le décès d’un proche, tandis que 156 font office de premier témoin, et 112 de second. Ces différences confirment que les témoins sollicités étaient de préférence choisis pour leur honorabilité. Inversement, le statut de témoin favorisait l’énoncé d’un titre faisant montre d’honorabilité. Mais ce lien n’était pas nécessaire, et n’épuise pas l’usage du titre. D’autres données du corpus permettent de mettre en perspective une variété de profils sociaux.
24Seuls un peu moins de la moitié des Sî ou Sayyid font connaître leur activité. Nonobstant le cadre formel de l’enregistrement, la plupart des personnages réputés de la ville ne se sont pas pliés à cette formalité. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques de cette source de rendre peu visibles les individus les plus en vue : soit qu’ils ne se soient pas présentés personnellement dans le cadre de cette procédure, soit que leur notoriété les ait dispensés d’être identifiés de façon détaillée. Cependant, sous des identités très brièvement déclinées, on reconnaît des personnalités urbaines de premier plan. Sî Muṣṭafa bin ‘Abd al-Djalîl était alors cadi. Le Sayyid Muḥammad bin Bâsh-tarzî, le Sayyid Muḥammad bin Kudjuk ‘Alî, Sî ad-Darâdjî bin Watâf et Sî ‘Alî b. Zaghmâr, en 1848 du moins, exerçaient diverses fonctions dans les activités religieuses et d’enseignement (Megnaoua, 1929). On retrouve dans le titre de Sayyid ou Sî les valeurs attachées avant tout à la notoriété sociale de certains lignages urbains qui transparaissait à la lecture des actes de propriété. Elles s’étendent ici à l’ensemble des hommes dont l’activité est liée au savoir, à la religion ou au droit. L’identité des lettrés est, en effet, systématiquement parée du titre de Sayyid ou Sî. Parmi ceux dont l’enregistrement nous informe de ces activités, aucun n’y déroge. Un certain nombre d’entre eux se font connaître à plusieurs reprises, et si leur nom est parfois décliné avec des variations, en revanche, c’est toujours gratifié du titre de Sayyid (ou indifféremment, de Sî) qu’ils apparaissent, à une exception près : un des deux greffiers est identifié dans un cas comme étant Sî al-ḥâjj Muḥammad al-Hamârî al-Maghribî, mais dans un autre il est simplement le ḥâjj Muḥammad al-Maghribî.
MÉTIERS
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Nombre total
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Sî
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enseignant (‘ilmî) du Coran
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1
|
1
|
mufti
|
1
|
1
|
administrateur (wakîl) de mosquée
|
1
|
1
|
assistant de l’intendant (des biens de mainmorte) (‘awn shaykh al-nâdir)
|
2
|
2
|
imam
|
2
|
2
|
greffier (kâtib) judiciaire ( à Dar al-qaḍâ’)
|
2
|
2
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Précepteur (mu’addab)
|
8
|
8
|
témoin instrumentaire (‘âdil)
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12
|
12
|
Totaux
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29
|
29
|
25Il est plus difficile d’observer cette distribution s’agissant des hommes actifs au sein de l’appareil administratif et militaire. Le contexte politique, l’occupation française et la mise à bas de tout ou partie de l’administration ottomane qui a suivi, la guerre qui sévit aux portes de la ville, expliquent que ceux-ci sont très inégalement représentés parmi la population de ce registre. On y repère essentiellement les nombreux subalternes, soldats, gendarmes et policiers, dont aucun ne porte le titre de Sî ou Sayyid. En revanche, les noms du wakîl du Bayt al-mâl en 1840, ainsi que de son prédécesseur dans cette fonction, ceux d’un crieur public et de deux qâ’id sur les cinq qui se présentent, en sont parés. Enfin, Sî ʿAmâr b. Rabâḥ se présente comme étant le serviteur du shaykh al-ʿArab.
métiers
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Nombre total
|
Sî
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Administrateur du Trésor (wakîl Bayt al-mâl)
|
2
|
2
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Administrateur (qâ’id)
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5
|
2
|
crieur public (barrâḥ)
|
1
|
1
|
serviteur (khâdim)
|
11
|
1
|
26Dans le domaine du commerce et de l’artisanat, qui correspond au gros des activités déclarées des hommes qui prennent part à la procédure, on compte 111 Sayyid ou Sî : c’est peu au regard de l’ensemble, et on ne s’étonnera pas que cette marque d’honorabilité soit plus souvent l’affaire de l’aristocratie que des gens du commun. En revanche le profil des hommes de labeur dont le nom est paré d’un tel titre interpelle.
MÉTIERS
|
Nombre total
|
Sî
|
brodeur (târzî)
|
2
|
2
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garçon de bain (ḥammâmjî )
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3
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2
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barbier (ḥaffâf)
|
7
|
3
|
maréchal ferrant (sammâr)
|
3
|
1
|
scieur ou étendeur (munâsharî)
|
3
|
1
|
fabricant de bois de fusil (sarrâr)
|
3
|
2
|
fabricant de bourses (dazâdnî)
|
4
|
3
|
teinturier (dabbâgh)
|
5
|
2
|
fabricant de babouches (bashâmqî)
|
6
|
1
|
fabricant de tamis (gharâblî)
|
6
|
1
|
fabricant de chaussures balagha (balaghjî)
|
8
|
2
|
boulanger (kawwâsh)
|
9
|
1
|
menuisier (najjâr)
|
9
|
1
|
vendeur de tabac (dakhakhnî)
|
11
|
3
|
fabricant de chassures femmes (shabârlî)
|
12
|
3
|
brocanteur (qashshâr)
|
12
|
4
|
cafetier (qahwâjî)
|
14
|
3
|
marchand fruitier (sûqî)
|
20
|
2
|
bourrelier (barad‘î)
|
21
|
2
|
boucher (jazzâr)
|
23
|
1
|
forgeron (ḥaddâd)
|
23
|
2
|
tanneur (dabbâgh)
|
40
|
5
|
tisserand (ḥûkî)
|
55
|
7
|
sellier (sarrâj)
|
55
|
8
|
parfumeur (‘aṭṭâr)
|
10
|
6
|
couturier (khayyâṭ)
|
17
|
10
|
marchand (tâjir)
|
55
|
20
|
cordonnier (kharrâz)
|
70
|
11
|
totaux
|
506
|
111
|
27Sur l’ensemble des métiers du sûq déclinés dans le registre, tous sont loin de compter des Sayyid dans leur rang : 29 seulement sur les 53 comptabilisés. À y regarder de près on constate qu’il s’agit surtout de ceux liés aux principales industries de la ville, au travail de la laine et du cuir, qui sont les activités les plus lucratives et socialement les plus valorisées. Ce différentiel social n’est pas mis en cause par l’analyse plus générale du corpus. En effet, l’absence de Sî ou Sayyid parmi la majorité des métiers s’explique de deux façons. Soit il s’agit de métiers valorisés mais rarement mentionnés (c’est le cas par exemple de la passementerie ou de l’armurerie, l’une et l’autre mentionnées une seule fois, ou de la fabrique des pommeaux, trois fois). Soit on retrouve la cohorte de métiers peu valorisés, ouvriers (maçons, badigeonneurs, rémouleurs) métiers liés au transport (portefaix, porteurs d’eau, muletiers, colporteurs), petit artisanat (fabricants d’objet d’alfa) et métiers ruraux (khammâs, chevriers).
- 19 Ajoutons qu’ils sont les plus sollicités comme témoins à l’occasion des déclarations de décès.
28Cependant le métier ne fait pas le Sî, ni le Sî le métier. En effet la répartition, parmi les métiers, de ceux qui portent le titre est très variable. L’articulation est nette concernant certaines activités. Ainsi les 55 marchands comptent une minorité conséquente de Sî ou Sayyid dans leur rang, 20 en tout19. Parmi les 17 couturiers et les 10 parfumeurs, ils sont majoritaires, et quant à la broderie, elle compte deux Sî sur les deux qui se présentent. Mais la plupart des métiers bien représentés dans le registre ne comptent qu’un nombre limité de personnes dont le nom est paré du titre. Sayyid ou Sî, parmi les nombreux cordonniers, selliers, tanneurs, tisserands et autres artisans du cuir et du bois, sont proportionnellement très minoritaires. Certes, l’énoncé des métiers dans le cadre de cette déclaration ne révèle pas les hiérarchies qui les structurent effectivement. Mais il semble qu’il faille voir aussi dans le port de ce titre l’existence de critères indépendants des qualités associées à l’activité de celui qui en est gratifié. C’est ainsi que trois barbiers sur sept portent ce titre, de même que deux garçons de bain sur trois, et trois cafetiers sur 14. Ici, ni l’aisance économique ni la noblesse du métier, ne semblent suffire à caractériser la figure du Sayyid ou du Si. L’honorabilité conférée dans ces cas montre que la reconnaissance sociale attachée à ce titre peut être individuelle ; et dépendre des relations sociales à l’horizon desquelles les identités sont énoncées.
29L’importance du nombre de Sî ou Sayyid dans l’enregistrement de 1840 tranche avec les usages identificatoires en vigueur dans l’établissement des actes de propriété étudiés au début de cette contribution, où le titre était bien plus rare et réservé exclusivement à l’élite urbaine. Faut-il voir dans le caractère apparemment inflationniste ou prolifique de ces marques distinctives le signe d’une nouvelle transformation liée à l’entrée dans l’époque contemporaine, les débuts de la colonisation et/ou un processus de sécularisation des identités sociales? Rien ne permet de s’en assurer, ni même de défendre cette idée. En effet, cinq années seulement séparent l’établissement des actes de propriété les plus récents de l’enregistrement des déclarations des décès. Il faut plutôt y voir un effet de sources.
30Le registre des décès de l’hiver 1840 semble bien restituer des usages de l’oralité dans la formulation des identifications, usages fortement marqués par les contextes, y compris les plus ponctuels, de leur énonciation. Dans le cadre des relations sociales quotidiennes et d’interconnaissance, l’usage des marques distinctives sanctionne des classifications sociales fondées sur des critères diversifiés. Certes la reconnaissance sociale, qu’accrédite l’exercice d’un métier ou d’une fonction, ou qu’assure l’honorabilité d’un lignage, s’exprime dans l’usage du titre. Mais il semble que d’autres critères plus relatifs, liés à la situation de la déclaration, entre personnes d’âges différents, ou entre propriétaires et locataires, entre maîtres et apprentis, etc., contribuent à forger les identités à l’appui de l’usage du titre. Ainsi, celui-ci dessine alors des classifications à l’échelle du voisinage, du métier, voire au sein des espaces familiaux.
31Finalement, ce constat amène à s’interroger sur la nature des ordres sociaux qui divisent et stratifient la société. Les configurations sociales que dessinent les titres se transforment en fonction des contextes de leurs énonciations. Or, plutôt que d’en conclure au relativisme, ou de se demander quelle en est la plus probante, la comparaison des sources permet de saisir à quel point les hiérarchies sociales ne se formalisent pas en vertu d’un ordre unique et surplombant les configurations sociales (Cosandey, 2005 : 9-43). Au creux même des interactions sociales situées dans le temps et l’espace, s’affirme une pluralité de classifications ordonnant diversement et de manière tout aussi pertinente le monde social ; le chercheur aura à cœur de les mettre en perspective par l’analyse approfondie des contextes qui les ont vu naître.