Navigation – Plan du site

AccueilNuméros127Introduction

Texte intégral

  • 1  Cette réflexion a été initialement élaborée dans le cadre d’une journée d’études organisée à l’IRE (...)

1Issue d’une réflexion menée en commun par un groupe d’historiens orientalistes, la construction de l’objet de recherche au cœur de ce dossier s’est nourrie à la source de la volonté de dépasser un problème sur lequel butaient les entreprises d’histoire sociale de notre champ d’étude. C’est dans le cadre d’un séminaire autour d’une réévaluation de la recherche sur les villes du Maghreb et du Machrek aux époques médiévale et moderne, que s’est peu à peu élaboré le projet d’une étude des formes et des enjeux de l’identification 1.

2La question de l’identification, avant d’être considérée comme sujet d’histoire en soi, était apparue constituer le moyen de surmonter les impasses rencontrées par l’étude des identités, dans le champ des recherches historiques sur le monde arabe et musulman. Ces identités avaient furent été appréhendées à travers le prisme de catégories sociales génériques, homogènes et stables : paysannerie, bourgeoisie, noblesse, etc. À compter des années 1960, leur étude a été enrichie par la réalisation de nombreuses monographies historiques élaborées à partir de l’exploration intensive de sources historiques locales, qui ont fait émerger de nouvelles catégories, endogènes, telles que a’yân, baldî, etc. Ces travaux ont fortement contribué à renouveler, et souvent même à révéler les arcanes d’une histoire sociale jusque-là négligée, voire méconnue. Pourtant, l’analyse des classifications, fondée sur le repérage de groupes dont l’existence était considérée comme un préalable à l’analyse, a souvent confiné à l’essentialisme. En effet, ces approches négligeaient la pluralité des identités d’un individu ou d’un groupe, et la genèse de cette pluralité. Elle ont de même conçu les identités non comme un « avoir » mais comme un « être » : les identifiants (critères de définition des identités) étaient considérés comme étant les identifiés eux-mêmes. C’était ignorer le principe selon lequel tout mode de construction et de validation d’une identité fait intervenir non seulement un identifiant et un identifié, mais encore un identificateur.Les liens complexes entre ces trois éléments sont au fondement du problème de l’identification. En conséquence, tout travail sur l’identification oblige à tenir compte de leur interaction, toujours de mise dans la définition d’une identité. La production de l’identité peut être effectuée dans des situations variées, selon que l’identifié est présent ou absent ; qu’il est tenu pour pair, inférieur, ou de statut non encore précisé ; que l’on cherche à le caractériser, le distinguer ou l’individualiser, etc. Ces situations peuvent être figurées commodément par trois questions : qui es-tu ? (interaction directe entre les personnes, à visée de reconnaissance) ; qui est-il/elle ? (question qui implique une norme) ; qui est qui? (avec un objectif de classement et de hiérarchie).Le présent volume propose d’ouvrir l’enquête au plus large éventail possible de ces situations.

3Les identités et leur histoire sont inextricablement liées aux procédures identificatoires. Celles-ci à leur tour, quel que soit leur degré de formalisation, doivent être comprises au sein de l’espace social et de la trame historique par lesquels il prend sens : et cela conduit à réfléchir à l’usage des sources par les historiens. Les travaux d’histoire sociale qui se sont intéressés aux identités ont eu tendance à faire un usage naïf des sources historiques, car, puisant dans les documents les catégories identifiantes, ils négligeaient souvent de les resituer dans leur contexte. Or l’énoncé de ces catégories fait écho aux situations, chaque fois particulières, qui les ont produites. Ces situations émanaient elles-mêmes de rapports de pouvoir ou de relations sociales précis, qui ont déterminé tout à la fois les catégories, les formes, et les enjeux de l’identification.

Un champ d’études en plein essor

  • 2  On sait combien cette critique, que l’on retrouve chez Derrida, a contribué à renouveler le rappor (...)
  • 3  Parmi ces travaux, citons Boltanski (1982), à propos de l’émergence des cadres comme groupe social (...)
  • 4  De nombreux travaux de Gérard Noiriel sont consacrés à ces questions. Pour une présentation des fo (...)

4L’histoire de l’identification en tant qu’objet d’étude autonome s’est développée, notamment en France, autour de la question de l’émergence de « l’ère des papiers d’identité ». Inscrite dans la lignée des travaux et de Foucault (et sa critique de la neutralité de l’enregistrement2) et de Bourdieu et ses disciples (qui observent les identités à la lumière des luttes de classement3), elle s’est formalisée à la croisée de trois domaines de l’histoire contemporaine : la police, la justice et l’immigration4. Retracer la genèse de ces techniques d’État imposait de remonter dans le temps, à l’époque de la monarchie absolue (Denis, 2006 et 2008).

5Les procédures d’identification qui étaient l’objet de ces études sont liées à l’expansion d’un appareil administratif à visée panoptique, et à l’affirmation du principe de la protection du pouvoir d’État. Ce dernier a développé les formes d’un contrôle administratif aux fins de « contraindre tous les individus à prouver son identité civile à l’aide d’un document officiel attestant leur enregistrement dans un immense fichier central » (Noiriel, 2004, 2). Une panoplie de techniques et de procédures identificatoires a été mise en forme pour contrôler, surveiller, stigmatiser et réprimer. Par le biais des procédures et des « enjeux de la catégorisation » (Martiniello etSimon, 2005), les identités ont été formalisées, ordonnancées ou « inventées », et assignées, à leur corps défendant, à certaines catégories de la population (comme les étrangers ou les immigrés) (Martiniello etSimon, 2005 ; Noiriel, 2007 ; Denis, 2008). Sous cet angle, l’histoire de l’identification s’est placée au cœur de l’analyse du rapport de force et de domination qui caractérise les relations entre l’État moderne et l’individu. Elle a mis en perspective la dimension ordonnatrice et parfois performative de l’action des instances du pouvoir quant à la formalisation des identités. Elle a contribué, ainsi, à renouveler l’étude de l’appareil d’État contemporain.

6Ces travaux étaient issus de la réflexion sur la genèse de l’État moderne, cet État dont nous sommes familiers. Ils ont montré la valeur heuristique de notions analytiques que des recherches concernant d’autres terrains historiques ont pu mettre à profit, en les élargissant à la plus longue durée. Il en va ainsi de travaux articulés aux approches historiques du phénomène de la mobilité géographique des individus et des groupes qui a marqué de tous temps les pratiques et les représentations (Moatti, 2004 ; Kaiser et Moatti, 2007). Car on n’a pas tout dit en affirmant que les sociétés du passé fonctionnaient par inter-connaissance : celle-ci était, en maintes occasions, mise en échec. Les déplacements et l’accueil des étrangers avaient souvent pour corollaire la volonté d’identifier les inconnus ou d’être identifié, à défaut d’être connu. De même, les pratiques, les techniques et les procédures de l’identification avaient partie liée avec les enjeux de contrôle des déplacements et inversement avec les possibilités, les conditions historiquement variables et les entraves à la liberté de circuler (Roche, 2003, en particulier p.359 et suiv.). La documentation produite dans ces conditions (registres, documents d’identification) était variée et faisait intervenir de nombreux agents et instances, divers selon les enjeux de l’identification. Son étude a permis de mettre au jour les diverses modalités identificatoires ainsi que les conceptions anthropologiques, sociales et politiques qui les sous-tendaient. Elle a favorisé les approches comparatives, attentives non seulement à la variété des cadres chronologiques, en remontant jusqu’à l’antiquité (dont Claudia Moatti est l’une des spécialistes), mais encore à confronter des histoires appartenant à des aires culturelles diverses, européennes ou pas.Ainsi, plusieurs des contributions de l’ouvrage collectif Gens de passages en Méditerranée, qui traitent de l’identification,sont tirées de l’étude de sociétés musulmanes (Kaiser et Moatti, 2007). Les procédures d’identification ne visaient pas seulement à contrôler la mobilité, elles pouvaient constituer la condition pour faire valoir ou obtenir des droits, droits citoyens par exemple (Moatti, 2007). D’autres travaux ont exploré les stratégies de contournement ou d’usurpation dont ces procédures pouvaient faire l’objet, en vue d’échapper à la surveillance des autorités, ou d’en tirer profit pour s’inventer une nouvelle identité (Davis, 1982 ; Denis et Serna, 2006 ; Groebner, 2007 ; Kaiser et Moatti, 2007).

7Sans sous-estimer la portée coercitive des pratiques étatiques dans la mise en œuvre des procédures d’identification, ces recherches en ont dévoilé les dimensions culturelles et sociales, multiples et parfois méconnues, à travers l’analyse des pratiques des identificateurs comme des identifiés. Elles ont été naturellement mobilisées dans les contributions de ce dossier, par les questions novatrices qu’elles ont contribué à mettre en perspective.

8Par comparaison, cependant, certains éléments apparaissent particuliers à l’aire historique traitée ici. C’est le cas des enjeux liés à l’onomastique, et des critères identificatoires qu’ils charrient, investis de façon différentielle. En effet, la « révolution onomastique » qu’a connue l’Europe occidentale, à l’issue d’une évolution, d’ailleurs non linéaire, que l’on a pu retracer à partir des xie-xiie siècles, a contribué à stabiliser les identités nominales, selon un modèle nom/prénom qui ne devait plus varier (Beech, Bourin et Chareille, 2001 et 2002 ; Judde de la Rivière, 2007). Il en va tout autrement dans les sociétés de culture islamique, où l’onomastique et d’une façon générale les diverses modalités de déclinaison de l’identité nominale, par les aménagements nombreux dont ils pouvaient faire l’objet, constituaient une ressource de premier ordre pour dire qui l’on est, qui il/elle est, ou qui est qui.

Autour du « nom arabe »

9L’espace choisi par les études rassemblées ici, qui correspond au monde arabo-musulman et, pour l’époque moderne et le xixe siècle, à l’Empire ottoman, nous paraît présenter une unité, non pas dans les réponses aux questions directement posées en situation d’identification, mais dans l’importance attachée au nom et dans la variabilité de ce dernier. L’onomastique occupera de ce fait dans ce volume une place privilégiée, quoique non exclusive. Dans des situations différentes, une même personne n’était pas appelée ou désignée, ou ne s’identifiait pas, de la même manière, avec les mêmes éléments, agencés dans le même ordre. Cette variabilité doit être comprise en fonction des enjeux attachés à chaque situation. Elle est d’autant plus remarquable que dans le Dâr al-islâm s’imposait une référence onomastique unique et prestigieuse, que par commodité et à la suite de nombreux travaux d’onomastique nous appellerons le « nom arabe ». La caractérisation des éléments du nom a fait l’objet d’études savantes dès l’époque abbasside, notamment pour identifier sans risque d’erreur les transmetteurs de ḥadîth. Elle a servi d’armature à l’identification la plus détaillée possible des personnes dans les obituaires (wafayât) et les dictionnaires biographiques (ṭabaqât), genres très en faveur à toutes les époques. La question a été reprise par les modernes, dans des approches nourries d’anthropologie (Sublet, 1991).

10La description du « nom arabe » distingue plusieurs éléments dûment nommés, et fournit le lexique commun aux études d’onomastique (Sublet, 1991 : 9-11). L’ism est le nom proprement dit, correspondant à la personne, unique à l’époque classique, par ex. Muḥammad ou ʿAbd Allâh. Il est précédé de la kunya qui signale la paternité ou la maternité de l’ego, sous la forme Abû (père) ou Umm (mère) suivi de l’ism du fils ou de la fille ; la kunya est très souvent fictive, ou redondante avec l’ism, par ex. Abû al-ʿAlâ’ ʿAlî. Le nasab décline l’ascendance patrilinéaire sous la forme ibn (fils) ou bint (fille) suivi de l’ism du père. Les convertis à l’islam portent le nasab fictif Ibn/bint ʿAbd Allâh. La forme persane du nasab Aḥmad bin ʿAlî est Aḥmad ʿAlîzâde, et la forme turque, Alioğlu Ahmed. Les ascendants peuvent s’accumuler sans limite. La nisba est un adjectif de relation terminé en –î, qui peut désigner l’origine ethnique ou tribale, le lieu de naissance, de résidence ou de décès, la profession, la fonction, l’école juridique, la confession, etc. ; en bref toute catégorie de laquelle relève l’ego. Les nisba-s peuvent de ce fait s’accumuler. La forme turque de la nisba est le suffixe –li. Enfin l’onomastique arabe distingue le laqab (Bosworth, 1982), qui peut précéder ou suivre l’ism et les autres éléments, prendre la forme de la kunya, d’une épithète, d’une nisba, et désigne aussi bien le surnom (shuhra), le sobriquet, le titre ou la titulature, le nom honorifique, tels ces laqab-s en al-dîn, al-dawla, al-islâm, al-mulk, qui se multiplient à partir de l’époque bouyide.

  • 5  Les communautés catholiques d’Orient en ont connu à partir du xviie siècle. L’usage s’en est répan (...)

11Avant le xixe siècle, aucune raison objective ne pouvait mener à figer le nom, puisque les sociétés musulmanes ne connaissaient pas d’équivalent aux registres paroissiaux5 ni de papier d’identité : certains pouvoirs ont pu imposer des sauf-conduits, mais qui n’avaient qu’une utilisation limitée. Dans l’usage courant les individus ne pouvaient s’encombrer de l’ensemble des éléments du « nom arabe ». De même que les Romains pouvaient être connus par leur praenomen (Tibère, Titus), leur nom gentilice (Pompée) ou leur cognomen (Cicéron, Auguste), de même dans le « nom arabe » un élément ou une combinaison d’éléments étaient en général privilégiés dans l’appellation des personnes célèbres : laqab honorifique (Ṣalâḥ al-dîn, francisé en Saladin), kunya (Abû Ḥanîfa), sobriquet (Abû Nuwâs), nisba de lieu (al-Ṭabarî), etc. Car chaque élément du « nom arabe » est en lui-même un nom (Sublet, 1991 : 191). L’onomastique savante n’a pas de terme pour désigner ce que nous entendons par nom de famille ou patronyme. Il arrivait cependant qu’un élément privilégié du nom se transmette d’une génération à la suivante jusqu’à constituer la marque propre d’un lignage.

12Les usages du nom ont en effet été modifiés à l’époque contemporaine, par l’adoption d’un état civil et, souvent dans un second temps, de manière radicale, par une législation propre à la dénomination déclarée et reportée sur tous les documents officiels. Les individus voient désormais leur nom officiel figé dès la naissance sous la forme de deux ou trois éléments, dont le premier est toujours l’ism et le dernier, dans certains pays seulement, un patronyme. Ce fut le cas notamment de la Tunisie (1925), la Turquie (1926), l’Iran (1932). En Turquie la loi de 1934 rendit obligatoire l’adoption du nom de famille (Schimmel, 1998 : 119). La généralisation et la persistance du cadre de référence onomastique dans le monde musulman d’expression arabe, persane et turque, justifient que nous n’avons pas voulu fixer à ce numéro d’autre borne chronologique que celle imposée par sa disparition, comparativement récente.

13Si les bornes chronologiques et géographiques adoptées sont très larges, notre enquête présente en revanche des limites sensibles du côté des sources qu’ont mobilisées les contributeurs. Tous ont en effet privilégié les sources écrites, plus précisément trois ensembles : ceux de caractère normatif (juridique, notarial, judiciaire), les documents de la pratique administrative tels que les rôles de soldes ou d’impôts, enfin les textes narratifs dont on connaît l’importance pour l’étude de l’époque médiévale : chroniques ou recueils biographiques. Un tel choix a orienté les contributions du côté des rapports entre le pouvoir, dans ses différentes manifestations y compris d’énoncé de la norme, et la société qu’il est censé régir. D’autres sources ont été laissées de côté, et nous nous contenterons ici d’évoquer ce qu’elles auraient apporté au propos. La riche littérature de fiction, maqâmât, romans, théâtre, ou la poésie, mettent en scène une variété infinie de situations d’identification et de reconnaissance. Les arts figuratifs, en dépit de leurs conventions, permettent de visualiser des éléments dont les sources écrites ne parlent pas parce qu’elles étaient, littéralement, évidentes aux contemporains, ou jugées triviales. Ils rappellent opportunément combien l’apparence faisait l’homme et jusqu’à quel point celle-ci répondait sans parole à la question « qui est qui » : comme le rappelle Vanessa Van Renterghem dans sa contribution sur la Bagdad abbasside, les personnes étaient situées par leur vêtement, leur langage, leurs expressions ; et les relations de face à face, y compris en présence d’interlocuteurs encore mal identifiés, passaient par des gestes, des regards et des paroles, dont les nuances devaient traduire la conscience ou l’affirmation de la distance sociale. On ne peut mentionner les aspects sensibles, et en particulier visuels, de l’identification, sans relever, aux confins de notre problématique, que le « qui es-tu » n’impliquait pas seulement de distinguer l’individu de ses semblables ou de le situer dans la société, mais aussi de qualifier son être propre, en particulier psychologique et moral, et par là de percer les secrets de sa destinée : c’était le propos de la physiognomonie ou firâsa (Fahd, 1964). L’illustration choisie pour ce volume, extraite du manuscrit Schaefer des Maqâmât ‘al-Ḥarîrî, condense ces sources au fort pouvoir évocateur ; elle doit être prise comme un appel à des travaux futurs.

14Le plan adopté dans ce volume ne doit pas être compris comme un carcan. Les contributions ont été regroupées par affinités. Cependant certaines questions les traversent toutes. Chaque auteur, explorant un contexte historique particulier, a certes privilégié une problématique, mais a été conduit, par la richesse des sources, et souvent la nouveauté du questionnaire qui leur a été appliqué, à formuler des remarques ou des interrogations récurrentes. Nous nous attacherons ici à les présenter de manière sommaire.

Marqueurs identitaires en situation

15L’apparence — habillement, gestuelle, langue, langage etc. — était un critère déterminant de reconnaissance des identités, ce qu’a contrario soulignent les jeux et les duperies liés à l’art du travestissement, thème fécond de la littérature classique et pratique bien connue des voyageurs (Dakhlia, 2007). Avant même d’être individualisées, les personnes étaient caractérisées par des marqueurs identitaires, parfois accumulés de manière redondante dans les aspects physiques et dans les formes multiples de désignation nominale d’une personne ou d’un groupe. La reconnaissance, affaire de distinction, procède de la catégorisation, qui désigne autant qu’elle classe et ordonne. Lorsque les marqueurs émanaient d’instances institutionnelles plus ou moins stables, ils contribuaient à formaliser, ou à pérenniser, des groupes façonnés par la commune administration de leurs membres (les Arméniens apostoliques étudiés par Anne Kazazian; les ʿaskar dans l’Empire ottoman, etc.), et la définition d’un statut commun (les fallâḥ-s ou les sharîf-s). L’ethnie, la religion, le statut social constituaient autant de critères de classement à l’intérieur d’une configuration sociale donnée. Leur stabilité et leur pérennité n’étaientt cependant pas assurées. Perçus comme immuables et essentiels dans un univers où l’habit faisait le moine, ils étaient en fait changeants comme les enjeux qui les justifiaient. Le sens même des critières de la distinction n’allait pas de soi : il dépendait de l’identificateur, des usages et des situations de leur énonciation, en un mot du contexte. On a trop souvent assigné ces marqueurs identitaires à des fonctions d’inscription dans un ordre social présupposé connu et globalement stable, dont la référence ethnique constituait l’un des plus sûrs fondements. L’analyse plus poussée des situations d’énonciation permet d’entrevoir l’expression d’autres classifications et ainsi de révéler des contextes parfois méconnus, qui éclairent sous un angle nouveau le sens de ces marqueurs identitaires. Les textes qui composent le premier ensemble de contributions de ce dossier ont en commun de s’emparer de cette question à bras le corps : mettre en perspective le sens et la portée de catégories identificatoires à la lumière des usages de leur énonciation.

16Ainsi Cyrille Aillet analyse la façon dont les récits de la fitna andalouse des ixe et xe siècles ont stigmatisé les muwalladûn, convertis d’origine autochtone, rebelles à l’autorité de l’émirat omeyyade qui allait bientôt réaliser l’unité califale. Il montre que si ces récits ont une indéniable portée téléologique, les assignations identitaires qui y sont mobilisées ne peuvent pour autant être réduites à de pures oppositions idéologiques, sans fondement sociologique. Ces fondements ont été cherchés jusqu’ici dans l’existence de groupes identifiables par leur localisation ou le partage d’une même origine ethnique. Pourtant ces pistes s’avèrent peu satisfaisantes. Le terme muwalladûn lui-même est transitoire ; il définit moins une entité sociale spécifique qu’un état, lié au processus de conversion. Catégorie constituée à l’aune de la paix califale retrouvée, elle réactualise, dans l’ordre du discours des premiers temps de l’islam, l’opposition entre Arabes et convertis, pour mieux souligner les dangers d’une moindre islamisation. C’est en opérant une analyse du contexte historique dans lequel se déploient conflits et discours mettant en scène les muwalladûn, et qu’eux-mêmes informent en retour, que Cyrille Aillet peut restituer le sens et la portée de l’usage de ce terme : il fait le constat d’un processus d’islamisation plus fragile et incertain que l’historiographie n’en avait rendu compte jusque-là ; dans ce contexte, les conflits, et l’identification de leurs antagonistes, révèlent des frontières moins ethniques que religieuses.

17C’est à l’analyse d’un élément classique de l’onomastique arabe que se consacre Annliese Nef, dans le contexte de la Sicile des xe-xiie siècles, en s’interrogeant sur le rôle que joue, dans l’identification des personnes, la mention d’une nisba tribale. Considérant tour à tour différentes sources, littéraires, fiscales et juridiques, elle constate que la nisba tribale est loin d’être systématiquement délivrée. L’usage de ce qui paraissait constituer une coordonnée nominale indicative de la généalogie des individus dépend de la nature de l’intervention de ces derniers. Ainsi, les hommes appelés pour témoigner en justice sont régulièrement dénommés par leur nisba tribale, tandis que dans les sources fiscales, celle-ci est très rarement mentionnée pour identifier les individus. Ce faisant, l’auteur se demande s’il est pertinent de considérer l’énoncé de la nisba tribale comme un indicateur de la nature et de la vitalité de la structure sociale. La tribu ou la confédération tribale constituant en théorie le groupe de référence de l’inscription des individus dans la société, ses occurrences pouvaient apparaître comme le signe d’une conscience tribale plus ou moins active. C’est vers d’autres résultats que mène l’enquête, attentive aux enjeux de l’usage effectif de ce marqueur identitaire. Prenant ses distances avec certains résultats des approches classiques de l’onomastique, Annliese Nef montre que la nisba tribale n’individualise pas mais catégorise les individus. Son énoncé correspond à des critères plus sociaux qu’ethniques. Derrière l’énoncé de cette filiation s’affirme l’expression d’une certaine notabilité qu’agrée le rattachement, réel ou fictif, à une tribu considérée comme prestigieuse.

18C’est précisément à un marqueur d’honorabilité que s’intéresse Isabelle Grangaud dans une étude élaborée à partir de sources constantinoises d’époque moderne : le titre de sayyid. À la différence de l’acception orientale, qui en assigne l’usage aux seuls membres des lignages d’ascendance chérifienne, le titre à Constantine, au cours de l’époque ottomane, ne connaît pas une telle stabilité. L’enquête montre deux phénomènes. D’une part, on ne peut saisir l’évolution du titre sans prendre acte, à compter du xviiie siècle, d’une transformation onomastique plus globale : jusque là marquées par des fonctions classificatoires a large maillage territorial, les identités nominales en viennent à afficher leur dimension généalogique alliée à l’inscription locale. D’autre art, l’usage du titre de Sayyid différait grandement selon les situations d’enregistrement des identités, révélant une variété de classification sociales trop rarement prises en compte par les historiens. Anne Kazazian interroge ainsi les formes de désignation des membres d’une communauté particulière de l’Égypte du xixe siècle : les Arméniens. Elle présente les modalités selon lesquelles sont identifiés les membres de cette communauté dans les registres paroissiaux et notariés tenus par la communauté apostolique. Jusqu’en 1864, date à laquelle le Patriarcat de Constantinople impose une uniformisation des procédures d’identification et des libellés identitaires, les identités ne sont pas fixées, mais varient en fonction des contextes ou des conditions d'énonciation. L’enjeu est en effet de pouvoir distinguer sans risque d’erreur une personne d’une autre en multipliant des indications distinctives pratiques. Ce faisant, elle souligne que si les usages sont divers qui visent à noter, qualifier, voire stigmatiser, inversement et pour les mêmes raisons, l’identification ne s’impose pas toujours, et il est loisible de repérer, comme autant de signes de ce que recouvre l’enjeu de l’identification, les silences de la renommée, ou même les silences de la normalité.

Reconnaissance et incertitude

19Le deuxième ensemble de contributions s’attache plus particulièrement à explorer le trouble que provoquent la reconnaissance et les incertitudes qui y sont attachées. Énoncer l’identité de soi ou d’un autre se veut une opération décisive, qui établit la continuité de la personne à elle-même, la distingue de tout autre, affirme la vérité des termes et des signes qui la définissent. Selon les contextes, la vérité peut être entendue comme transparence de l’énoncé au réel, ou comme preuve. Le droit musulman s’est attaché avec soin à élaborer les procédures d’identification des parties et des témoins, avec d’autant plus d’insistance que la doctrine affirme sans relâche que la preuve par excellence (bayyina) est testimoniale : ce qui engendrait des inquiétudes, difficiles à apaiser, face à l’erreur sur la personne, notamment vis-à-vis des femmes — supposées voilées dans l’espace public, et entre autres, au tribunal, — des étrangers au lieu, autrement dit inconnus, ou encore des individus non qualifiés ou disqualifiés pour établir un témoignage. Les imposteurs de toute nature abondaient, au moins dans la littérature de fiction. Ils étaient d’autant plus à craindre que l’apparence, notamment vestimentaire, jouait un grand rôle dans la reconnaissance, multipliant les possibilités de méprise ou d’imposture.

  • 6  Rappelons ici que l’abondante historiographie de la société ottomane s’appuie au premier chef sur (...)

20Sans doute ces inquiétudes et cet imaginaire disent-ils beaucoup des limites que les sociétés étudiées étaient présumées s’imposer ; de la marginalisation et des transgressions qu’elles suscitaient. Pourtant la vision normée de la société à laquelle invitent les sources juridiques ou notariales/judiciaires6 ne doit pas restreindre la question de la reconnaissance à celle de la preuve. Car dans bien des situations l’identification s’arrête à la caractérisation des personnes, sans chercher à distinguer à coup sûr leur individualité propre : on ne se préoccupe alors que de l’aspect de celles-ci qui intéresse sur le moment, et qui peut être un enjeu décisif par ses conséquences matérielles, par exemple sur son statut. Ce jeu de moindre tension laisse opportunément du champ à l’identique, à l’incertitude, à la confiance aussi, même lorsque la familiarité fait défaut.

21Les deux premières contributions qui composent la deuxième partie de ce volume, se penchent sur la littérature juridique. Mathieu Tillier montre qu’en justice, dans l’Iraq abbasside, les enjeux et modalités d’identification de personnes variaient selon leur position dans la procédure : juge, parties présentes et absentes, témoins, objets du litige, recevaient un traitement différent. Les juges recouraient à une large panoplie de moyens d’identification, dont les juristes ont impitoyablement démonté la fiabilité ; aussi estimaient-ils qu’ils devaient être redoublés par le double témoignage oral, ce qui revenait à accorder la prééminence à la notoriété, en dépit de limites elles aussi reconnues. Le souci d’atteindre la bonne personne pouvait d’ailleurs être contourné de manière légale, comme le montre Brigitte Marino à partir du Livre des ventes d’al-Ṭaḥâwî (ixe-xe siècles) : des transactions pouvaient être légalement conclues par l’intermédiaire de prête-noms. Quelques cas relevés dans les registres du tribunal de Damas à l’époque ottomane confirment que cet artifice, constamment reconnu par les recueils de fatwas, était bel et bien pratiqué : le tribunal acceptait qu’un tel avoue avoir prêté son nom dans une transaction ainsi annulée.

22S’intéressant à la reconnaissance des personnes dans la Bagdad des xie-xiie siècles, Vanessa Van Renterghem élargit son corpus aux sources écrites les plus variées, afin de saisir les situations, cette fois-ci informelles, dans lesquelles la mobilité des personnes suscitait un besoin d’identification, le plus souvent sous la forme du « qui est qui ? » et dans le but de préciser la position sociale et la qualité afférente. En dépit d’une croyance affichée dans la transparence des identités, qui autorisait à évaluer les personnes sur leur apparence, les moyens variés utilisés pour les révéler étaient tous susceptibles de manipulation ou d’usurpation. Işık Tamdoğan analyse enfin un cas d’imposture, relevé dans le registre du tribunal d’Adana (sud de l’Anatolie), au début du xviiie siècle. Les individus, ici une femme, Ayşe, pouvaient avec une facilité déconcertante perdre leur identité et leur liberté lorsqu’ils s’écartaient de leur environnement familier ; alors que les hasards et les procédés grâce auxquels Ayşe a recouvré l’une et l’autre semblent sortis d’un roman, et posent des questions insolubles sur le déroulement des faits et les enjeux de la procédure qui a permis de les exposer.

23Le lecteur remarquera combien la question de l’homonymie, qui dans ce volume traverse nombre de contributions, a reçu de réponses diverses. Dans les sociétés concernées aucune procédure n’était assez sophistiquée pour que l’on ait pu se prémunir à tout coup de ce risque. La question prenait un tour grave dans des contextes hautement normés comme l’étaient par exemple la littérature de ḥadîth ou l’authentification d’un témoignage en justice. Or dans bien d’autres cas le risque ne paraît pas avoir bouleversé les acteurs. Gardons l’observation en mémoire : il importe de distinguer l’identification de l’individuation — et de prendre par là nos distances, comme nous l’avons déjà remarqué, avec une tendance lourde de l’historiographie récente à laisser la question de l’identification s’absorber dans les préoccupations de l’État policier, en construction en Europe depuis l’époque moderne.

Prescription et régulation des identités

24À partir du xixe siècle, l’adoption graduelle de législations instituant l’état civil, c’est-à-dire des procédures uniformes et pérennes d’enregistrement des personnes, n’a pas manqué d’influencer les manières ordinaires de se présenter comme celles plus élaborées de désigner les autres, car l’exhibition de papiers officiels a été requise dans un nombre croissant de situations. La variabilité des noms, de même que la pluralité des systèmes onomastiques, n’ont sans doute pas été balayées, mais leur appauvrissement est devenu patent au xxe siècle avec l’emprise grandissante de l’État et des services publics sur la vie des individus et, dans la plupart des pays, le souci affiché d’homogénéisation de la société. En fixant comme terme chronologique de ce numéro l’adoption de l’état civil nous avons voulu reporter l’attention sur des systèmes ou des pratiques largement obsolètes. Cette limite risque cependant de susciter des contresens ; il importe de les dissiper.

  • 7  Pour les modernistes, à la suite de Michel Foucault la modernité tend à être retracée à partir de (...)

25Pour faire court, l’état civil fait partie de la panoplie de l’État moderne. Or, si les questions de la modernité et de la genèse de l’État moderne sont depuis longtemps centrales dans l’historiographie des pays européens7, elles ont été jusqu’à présent éludées pour les pays musulmans : l’interprétation des mutations du xixe siècle et du premier xxe siècle reste tiraillée entre l’insistance sur des modèles extérieurs, européens, surimposés en situation coloniale ou semi-coloniale, — et l’affirmation à l’inverse d’une dynamique propre aux sociétés concernées, qui cherche à minimiser voire à nier les apports ou les ruptures exogènes. En l’absence de consensus sur cette question cruciale il est difficile d’écrire une histoire linéaire des pays musulmans qui enjambe le xixe siècle ; difficile aussi, comme le font si aisément les occidentalistes, d’envisager les siècles antérieurs comme autant d’étapes dans des élaborations qui se seraient épanouies à l’époque contemporaine. C’est pourquoi nous n’avons pas cherché à proposer une histoire linéaire, encore moins téléologique.

26Le lecteur non familier du monde musulman doit être prévenu ici que les États du passé ne sont pas considérés comme des « États modernes » en construction ou en gestation, et que leurs rapports avec les formes contemporaines de l’État sont au moins problématiques. Ces constructions politiques n’avaient pas l’ambition de connaître et de répertorier tous leurs sujets, encore moins de les uniformiser. Ce serait cependant une autre erreur de se figurer que les sociétés tenaient toutes seules, dans l’absence bienheureuse de toute forme de pouvoir et de coercition, et de croire que la pure inter-connaissance suffisait à satisfaire la plupart des situations d’identification. Au reste, certaines formes caractéristiques (pour nous) de l’État moderne ont pu se rencontrer, des procédures de stricte réglementation des déplacements, de contrôle des personnes, d’imposition des identités ; en particulier par le biais de l’esclavage, qui a joué un rôle crucial dans plusieurs régimes politiques. C’est pourquoi nous n’avons pas trouvé de raison pertinente de croire que, dans l’étude de l’identification, le questionnaire devait être modifié pour le xixe siècle. Il est vrai cependant qu’à partir de l’époque ottomane l’État occupe une place insistante dans l’historiographie ; cela est dû en premier lieu à l’abondance des archives publiques, rares ou absentes aux époques antérieures. Elles permettent d’appréhender de manière plus fine les situations concrètes dans lesquelles les pouvoirs, qui peuvent être de diverses sortes, agissent sur les identités, considérées comme des instruments de domination, sur les personnes ou sur les groupes.

27L’analyse de ces situations de domination est délicate. Il ne suffit évidemment pas d’édicter une norme pour qu’elle s’applique comme par enchantement. De leur côté les individus ont rarement les moyens d’en faire absolument ce qu’ils veulent : leur marge de manœuvre peut être nulle (cas de l’imposition du nom d’esclave), étroite, ou étendue. La norme pouvait valider des états de fait, les développer (cas des titulatures honorifiques), les clarifier, les transformer, ou les censurer (dans les cas de disqualification forcée). Il y a de ce fait, en matière d’identité, quelque chose d’artificiel à opposer l’individu à la norme comme deux champions dans une arène. Les contributions réunies ici ont cherché à dépasser cet antagonisme en historicisant tout à la fois le contenu de ces normes, en particulier les catégories sociales (au sens le plus large, y compris ethnique), et le contexte socio-politique à l’intérieur desquelles elles étaient édictées ou appliquées. Certains éléments de l’identité étaient durs, cristallisaient les revendications, des enjeux lourds, chargés d’émotion et gros de conflits ; susceptibles de cassures. D’autres étaient mous, simples vestiges, redondances, pauvres de sens aux yeux des contemporains ; plus malléables. Il importe donc de différencier les éléments de l’identité pour comprendre les enjeux et la portée des situations de prescription de celle-ci, des résistances ou des adaptations qu’elles suscitaient.

28Les quatre contributions réunies dans la troisième partie de ce volume, « Prescription et régulation des identités », proposent des mises en perspective variées des transformations de l’époque moderne jusqu’aux réformes du xixe siècle. M’hamed Oualdi prend comme objet les Mamelouks des Beys de Tunis sous les dynasties mouradite et huseynite. Esclaves, captifs ou renégats, ils subissent d’abord l’imposition d’un ou plusieurs noms successifs, dont l’accumulation peut servir leur carrière ; le service du Bey leur forge une forte identité propre, au détriment parfois de l’individuation. À partir des années 1830 l’extension des services de l’État érode leur singularité et conduit les plus éminents à rechercher d’autres modes de présentation de soi. Nicolas Michel, étudiant l’identification des personnes devant le tribunal d’Asyûṭ (Haute Égypte) à la fin du xviie siècle, montre que les greffiers du tribunal sont mus par une vision rigide et hiérarchique de la société. Ils n’appliquent cependant de normes rigoureuses dans la manière de nommer les personnes qu’à des catégories précises, pour l’essentiel les groupes privilégiés (hommes de religion, militaires et leur entourage) et les non Musulmans. La majorité, constituée par les Musulmans sans qualités, combine de manière plus libre et élastique des éléments du nom où jouent avec souplesse souci d’individuation et reconnaissance d’une honorabilité minimale.

29Deux siècles plus tard, les Ottomans ont introduit de nouveaux tribunaux, dits nizami, inspirés de l’organisation judiciaire française. Vanessa Gueno étudie celui de Homs (Syrie centrale) en 1886-1919, à l’époque où se mettent en place recensement et état civil. Si la manière de nommer les personnes apparaît désormais soumise à des normes relativement homogènes, cependant, selon la procédure suivie, les éléments de l’identité officielle sont soit repris, soit éludés, retranscrits ou ignorés, en fonction notamment de la proximité des individus au milieu du tribunal ou à la notabilité citadine ; les catégories sociales réapparaissent ainsi en creux. C’est à la plus prestigieuse d’entre elles dans l’Empire ottoman de l’époque hamidienne (1876-1909), celle des pachas, qu’Olivier Bouquet consacre son article. Les notices biographiques très riches contenues dans le sicill-i ahval, croisées avec d’autres sources, montrent la plasticité remarquable des désignations, en fonction des milieux sociaux traversés, des âges de la vie et des étapes de la carrière. Même pour ses plus hauts serviteurs la pratique de l’État hamidien n’a pas fixé de « nom officiel ». Ces deux contributions montrent que l’effort d’enregistrement de l’Empire réformateur n’a ni uniformisé, ni figé les identités. La réforme des techniques et des procédures d’enregistrement n’était apparemment pas tout. Il fallait encore que l’État lui-même se transforme pour qu’au xxe siècle l’identification des personnes connaisse des mutations décisives.

30Les contributions de ce numéro thématique ont été présentées dans leur premier état et discutées durant deux journées d’études qui se sont tenues à Aix-en-Provence les 23 et 24 janvier 2009, grâce au soutien financier de l’IREMAM, de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme et de l’Université de Provence. Nous tenons à remercier chaleureusement les quatre discutants, Jocelyne Dakhlia, Vincent Denis, Elizabeth Picard et Laure Verdon qui, à partir de leur expérience d’autres terrains, de problématiques proches ou de disciplines voisines, ont de manière vivante nourri la réflexion collective grâce à leurs critiques, leur perplexité ou leurs étonnements.

31Notre but en concevant puis en coordonnant ce travail n’était pas d’élaborer une histoire de l’identification en islam, entreprise pour le moins prématurée, mais de défendre et illustrer l’intérêt d’un champ d’études que, dans le domaine de l’histoire du Dâr al-islâm, beaucoup ont effleuré, mais qui jusqu’à présent n’avait pas été mis en pleine lumière. Nous serions heureux si ce volume suscitait de nouvelles études.

Haut de page

Bibliographie

Beck Patrice, Bourin Monique et Chareille Pascal, 2001, « Nommer au Moyen-Age : du surnom au patronyme », in G. Brunet, P. Darlu, G. Zei (éd.), Le patronyme. Histoire, anthropologie, société, Paris, CNRS Éditions, p. 13-38.

Beech Georges T., Bourin Monique et Chareille Pascal (ed.), 2002, Personal Names Studies of Medieval Europe : Social Identity and Familial Structures, Kalamazoo, Western Michigan University.

Boltanski Luc, 1982, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit.

Bosworth C.E., 1982, « Laḳab », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., V, p. 622-635.

Dakhlia Jocelyne, 2007, « Ligne de fuite. Impostures et reconstructions identitaires en Méditerranée musulmane à l’époque moderne », inWolfgang Kaiser, Claudia Moatti (éd.), Gens de passage en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et d’identification, Paris, Maisonneuve & Larose, p. 427-457.

Davis Natalie Z., Le retour de Martin Guerre, Paris, Lafont, 1982.

Denis Vincent, 2006, « L’encartement, de l’Ancien régime à l’Empire », in Xavier Crettiez, Pierre Piazza (dir.), Du papier à la biométrie. Identifier les individus, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Sociétés en mouvement, p. 39-50.

Denis Vincent, 2008, Une histoire de l’identité. France, 1715-1815, Paris, Champ Vallon.

Denis Vincent, Serna Pierre (dir.), 2006, Impostures, Politix 2, 74.

Fahd T., 1964, « Firâsa », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., II, p. 937-939.

Groebner Valentin, 2007, Who are You ? Identification, Deception, and Surveillance in Early Modern Europe, New York, Zone Books.

Judde de la Rivière Claire, 2007, « Du sceau au passeport. Genèse des pratiques médiévales de l’identification », in Gérard Noiriel (éd.), L’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, coll. Socio-histoires, p. 57-78.

Kaiser Wolfgang, Moatti Claudia (éd.), 2007, Gens de passage en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et d’identification, Paris, Maisonneuve & Larose.

Lardinois Roland, 2007, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, Éditions du CNRS.

MartinielloMarcoetSimonPatrick, 2005, « Les enjeux de la catégorisation », Revue européenne des migrations internationales, vol. 21 - n°2.

Moatti Claudia, 2007, « Reconnaissance et identification des personnes dans la Rome antique », in Gérard Noiriel (éd.), L’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, coll. Socio-histoires, p. 27-55.

Moatti Claudia (éd.), 2004, La mobilité des personnes en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et documents d’identification, Rome, École française de Rome, Collection de l’École française de Rome, n° 341.

Noiriel Gérard (éd.), 2007, L’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, coll. Socio-histoires.

Noiriel Gérard (dir.), 2004, Vos papiers, Genèses, Sciences sociales et histoire, n°54.

Roche Daniel, 2003, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard.

Schimmel Annemarie, 1999, Noms de personne en Islam, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Islamiques.

Sublet Jacqueline, 1991, Le voile du nom. Essai sur le nom propre arabe, Paris, Presses Universitaires de France coll. Écriture.

Haut de page

Notes

1  Cette réflexion a été initialement élaborée dans le cadre d’une journée d’études organisée à l’IREMAM (UMR 6568, Aix-en-Provence) en mai 2007. Nous voudrions à ce titre remercier les intervenants extérieurs au laboratoire, Jean-Luc Arnaud, Julien Loiseau, Işık Tamdoğan et Laure Verdon, qui avaient bien voulu y participer.

2  On sait combien cette critique, que l’on retrouve chez Derrida, a contribué à renouveler le rapport des historiens à leurs sources. Aujourd’hui, notamment outre–atlantique, dans le domaine des post-colonial studies, elle hante les limites de l’historiographie de tendance post-moderniste.

3  Parmi ces travaux, citons Boltanski (1982), à propos de l’émergence des cadres comme groupe social, ou plus récemment Lardinois (2007) à propos de la construction des classifications sociales indiennes.

4  De nombreux travaux de Gérard Noiriel sont consacrés à ces questions. Pour une présentation des fondements théoriques et méthodologiques de cette « histoire de l’identification », voir les introductions de cet auteur à deux collectifs qu’il a dirigés : Noiriel, 2004 et 2007.

5  Les communautés catholiques d’Orient en ont connu à partir du xviie siècle. L’usage s’en est répandu plus tard chez les Chrétiens des autres confessions.

6  Rappelons ici que l’abondante historiographie de la société ottomane s’appuie au premier chef sur les registres (ar. sijill, turc sicil) des tribunaux : voir ici les contributions d’Isabelle Grangaud, Vanessa Gueno, Brigitte Marino, Nicolas Michel, Işık Tamdoğan.

7  Pour les modernistes, à la suite de Michel Foucault la modernité tend à être retracée à partir de la conjonction de la rationalité classique (depuis Galilée et Descartes) et de la construction de l’État absolutiste, depuis 1600 environ. Pour les médiévistes, depuis le grand programme de recherche sur la « genèse de l’État moderne », cette dernière est recherchée dans la diffusion du droit romain et de nouvelles procédures d’action publique à partir des xiie et surtout xiiie siècles.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Isabelle Grangaud et Nicolas Michel, « Introduction »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 127 | 2010, 13-27.

Référence électronique

Isabelle Grangaud et Nicolas Michel, « Introduction »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 127 | 2010, mis en ligne le 15 juillet 2010, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/6571 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.6571

Haut de page

Auteurs

Isabelle Grangaud

Articles du même auteur

Nicolas Michel

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search