1Á plusieurs égards, cette monographie issue d’une thèse préparée sous la direction d’Olivier Roy et soutenue en 2005 constitue une nouveauté remarquable. Elle signale d’abord la présence de la jeune recherche politologique française sur la péninsule Arabique. Jusque là, les travaux sur la péninsule, et singulièrement sur Oman, étaient en effet l’apanage des auteurs de langue anglaise – les Britanniques en ce qui concerne le sultanat d’Oman, puisqu’ils y ont exercé l’indirect rule jusque dans les années 1970. On verra ce que le livre de Valeri doit à ces excellents connaisseurs du pays, d’autant plus excellents qu’ils ont manipulé ses groupes sociaux et façonné son régime politique pendant des décennies.
2Nouveauté, ensuite, parce que la plupart des ouvrages, et tous les ouvrages en français, sur Oman adoptaient jusqu’ici une approche géopolitique. Celle-ci n’était pas injustifiée : il n’est que de regarder une carte montrant la proximité du détroit d’Ormuz et des côtes iraniennes et pakistanaises, mais aussi la large façade du pays sur l’Océan Indien face à Zanzibar et à la rive orientale de l’Afrique, sans oublier son adossement inconfortable au géant saoudien. Oman était d’ailleurs entré sous les feux de l’actualité dès l’époque de la Guerre froide lorsqu’une longue et meurtrière guerre de sécession fut menée dans sa province du Dhofar par une guérilla marxiste-léniniste soutenue par Aden et par la gauche palestinienne, et que les responsables britanniques de son armée firent appel au Shah d’Iran pour la combattre.
3Cette situation au carrefour des mondes arabe, africain et indien, et la vulnérabilité du jeune État ne sont pas négligées par Marc Valeri : ce sont des données et des processus qu’il prend en compte pour nourrir une analyse qu’il a choisi de centrer sur l’histoire intérieure, la société et la politique du sultanat ; une analyse fondée sur une enquête de terrain de plus de trois ans, approfondie, précise et inventive. Elle s’appuie sur une présentation détaillée des événements et des institutions sociales et politiques omanais à la période contemporaine, en particulier dans les presque quarante années de règne de Qabous. Elle fait usage d’un matériau prosopographique consacré aux clans dominants du pays, à des dynasties marchandes et des familles entrepreneuriales d’une richesse et d’une minutie telles que le lecteur est parfois noyé sous une abondance de détails qui ne trouvent pas leur fonction démonstrative immédiate (pp. 161-81, par exemple, sur les membres des élites marchandes de Mascate). Et elle se nourrit d’une enquête quasi ethnographique dans des milieux d’appartenances ethno-linguistiques diverses, de l’observation de leurs mœurs et de leurs normes, et des pratiques de sociabilité – celles des jeunes en particulier.
4Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, Valeri s’intéresse à l’Oman de Qabous depuis 1970, date de son audacieux et quelque peu rocambolesque coup contre le sultan Sa’id, un père abusif qu’il expédie à Londres avec la complicité de ses « conseillers » britanniques. Changement dans la continuité ou véritable révolution ? Valeri s’attache à faire comprendre l’ampleur, mais aussi les limites, des transformations sociales, économiques et structurelles initiées par le jeune monarque. D’où les trois thématiques qui scandent le livre : celle de l’héritage et de la rupture historique; celle de la construction d’un État faisant appel à de nouveaux registres de légitimité ; et celle d’une problématique interaction entre pluralisme identitaire et nation. Le livre suit une progression chronologique, ce qui procure au lecteur des points de repère bienvenus dans un tissu extrêmement dense d’informations. En revanche, elle amène Valeri à revenir à plusieurs reprises sur les mêmes thèmes avec des interrogations et des grilles de lecture différentes qui reflètent les changements qu’il observe dans la diachronie mais aussi la progression de ses analyses.
5Une première partie de trois chapitres et d’une centaine de pages est ainsi consacrée à la présentation anthropologique et à l’histoire d’Oman des temps reculés jusqu’à l’époque contemporaine. Valeri montre que le sultanat a une histoire originale par rapport au reste de la péninsule Arabique, liée à l’océan Indien dans son extension africaine ainsi qu’à l’Inde et au Baloutchistan. D’où la multiplicité identitaire de ses nationaux qui comptent en milieu urbain d’important groupes linguistiques apparentés au farsi, à l’hindi et au swahili - certains d’entre eux, issus du sous-continent indien, étant hindous et non musulmans – et, en milieu rural, des groupes tribaux partagés entre musulmans sunnites et ibadites (kharedjites, donc).
6 Au XXe siècle, la compétition pour le pouvoir entre le Sultan (à Mascate) et l’imam ibadite (dans les provinces de l’intérieur) était arbitrée par les Britanniques qui s’employèrent efficacement à redéfinir et hiérarchiser les groupes de solidarité par des jeux de pouvoir et de taxinomie. Le conflit avec l’Arabie Saoudite à propos de l’oasis de Bouraymi et de ses ressources pétrolières dans les années 1950, la question du maintien de l’imamat et de l’adoption d’un « islam générique » bricolé à partir d’une sélection d’héritages historiques pour marquer la différence omanaise face aux ambitions universalistes de l’islam wahhabite, et ensuite dix années de soulèvement autonomiste de la province du Dhofar (1965-1975) contribuèrent à renforcer la singularité du sultanat au sein de la Péninsule.
7Pour retracer cette histoire, Valeri s’appuie principalement sur des ouvrages de langue anglaise dont il tire une synthèse à la fois claire et détaillée. Il place l’étude du cas omanais en contexte, faisant ainsi apparaître des enjeux communs aux monarchies du Golfe - décolonisation, affirmation d’un souverain parmi ses pairs tribaux, passage d’une économie de subsistance à l’abondance de la rente pétrolière, recherche d’un accommodement entre authenticité et modernité. Sur tous ces points aussi, il fait ressortir l’originalité omanaise, thème qu’il reprend dans son chapitre 7 en étudiant « la solide insertion d’Oman dans le monde arabe ». Il y montre en effet qu’en ce début de XXIe siècle, la capacité d’attraction auprès de la jeunesse en termes de richesse, d’emploi voire de mode de croissance, d’Abou Dhabi et de Dubaï, remet en perspective, voire fragilise, le modèle omanais de développement, d’échange politique et d’intégration sociale. Elle en souligne aussi par contraste le caractère endogène. C’est sans doute la singularité préservée de cette trajectoire qui suggère à Valeri qu’il a affaire à maints égards à une exception au regard de l’environnement arabe. Mais jusqu’à quel point ?
8L’une des thématiques majeures que soulève Valeri à propos d’Oman est celle de la construction étatique dans sa dimension d’économie politique. Dans les chapitres 4 et 8 , il montre que si un règne de près de quarante années est particulièrement long, c’est malgré tout un laps de temps assez court pour mener les transformations radicales en termes de ressources, de gestion et de redistribution (soit, dirait Migdal, de construction d’un État fort). L’apparition de la manne pétrolière en 1969-1970 est au cœur de la success story de Qabous, tandis que le plafonnement de la ressource à partir de 2002 (tableau de la p. 114) signale la nécessaire reconversion du système rentier et ses tentatives d’ouverture en direction de nouveaux entrepreneurs et de nouveaux champs d’activité (extraction du gaz, commerce international, tourisme). Grâce à un décryptage minutieux de la presse économique et de nombreux entretiens dans les ministères et le monde des affaires, Valeri brosse un tableau exceptionnellement documenté et vivant d’une modernisation économique à marche forcée. Il détaille transformations qu’elle apporte en matière d’équipements, de communication, de modes de vie urbaine et de pratiques de consommation. Il n’oublie pas bien entendu les déséquilibres et les tensions qu’elle induit entre les régions, ni les inévitables « ingérences » (p. 167) des élites marchandes dans le champ politique à la faveur d’une distribution des contrats publics et en raison du contrôle exclusif par le monarque de l’accès à la propriété commerciale et foncière.
9La comparaison est menée avec les monarchies rentières du Golfe étudiées par Jill Crystal, en particulier Koweït et Qatar. Á Oman, l’État providence est l’acteur central de la vie économique – à commencer par son monopole sur la Petroleum Development Oman. Valeri montre que dans la période d’abondance les élites marchandes n’ont pas été contraintes de choisir entre richesse et pouvoir politique (p. 181-2) et qu’elles ont plutôt conclu des alliances avec Qabous. Cependant, le cadre analytique auquel il se réfère en citant les travaux de Beblawi et de Luciani (p. 140-3) a été critiqué depuis longtemps pour sa simplification outrancière (Catusse, 2006). Dans le cas d’Oman où les activités marchandes et maritimes sont si importantes et anciennes, on peut s’interroger sur sa pertinence et c’est ce que fait Valeri quand, revenant sur le développement de l’État à l’heure où la rente s’effondre, il observe l’apparition d’un modèle de substitution. Ce qui l’amène à d’excellents développements sur l’omanisation (ta’mîn) de l’emploi (la part des nationaux passe de 21% en 2001 à 31,7% en 2005) et sur l’ouverture à un secteur privé national somme toute étroit (le pays comptait moins de 3 millions d’habitants en 2004).
10Un autre thème, celui de la formation de l’identité nationale, est certainement celui auquel Valeri a consacré le plus d’attention et d’enquêtes, réfléchissant à partir d’outils théoriques classiques : l’invention de la tradition (Hobsbawm, 1983), la place de l’ethnicité et de la culture dans l’identité nationale (Dieckhoff, 2002), l’incorporation du monde tribal à l’État (Naqeeb, 1990), la plasticité des ‘asabiyyât, les identités infra-étatiques (Roy, 1996) et leur instrumentalisation par un pouvoir patrimonial sultanique (Chehabi, Linz, 1998). Ici, la comparaison est amorcée avec les monarchies marocaine et jordanienne. Avec un peu d’audace, certaines républiques « nationalistes arabes » (celle de Saddam en premier lieu) mériteraient aussi d’être évoquées en raison du caractère de « trompe l’œil » de réformes visant à conforter un pouvoir sans limites. On est parfois perplexe devant la lenteur de la progression analytique de Valeri. Ainsi, après avoir à maintes reprises traité des groupes ethniques, linguistiques et tribaux comme d’entités « primordiales » « résistantes » et « renforcées par le discours officiel » (p. 230), il convient au chapitre 9 qu’il n’y a pas d’opposition entre solidarités primordiales et citoyenneté mais transformation des ‘asabiyyât en interaction avec l’État (p. 439).
11La stratégie de Qabous au long de ces décennies a été de rompre avec le registre omanais des légitimités en vigueur (p. 13) et de fonder sa propre légitimité, assurant la pérennisation de son pouvoir. Outre la nouvelle économie politique, la réécriture d’un récit national consensuel, et la patrimonialisation de la culture et de la religion (l’ibadisme domestiqué reste une spécificité omanaise) dont il a été question plus haut, la monarchie a initié une institutionnalisation et une ouverture de la participation politique que Valeri analyse avec beaucoup de finesse. Il le montre notamment dans le suivi des élections de 1981 à 2003, mettant au jour l’esquisse d’un espace politique national. Cette évolution est cependant fragile et remise en cause par deux phénomènes qui valent les pages les plus originales du livre, fondées sur de riches observations de terrain. D’une part, l’auteur insiste sur les mutations et les frustrations d’une population extrêmement jeune (chapitre 7). De l’autre, il souligne la remise en cause de l’identité nationale dans un contexte de relative pénurie post-rentière.Si l’État a absorbé et intégré les solidarités tribales, jamais les groupes ethno-linguistiques n’ont été aussi visibles sur la scène publique qu’en ce début de siècle, au risque de tensions et de fractures (chapitre 9).
12En résumé le livre de Valeri promet de n’être pas seulement un ouvrage de référence sur Oman. Il offre aussi de passionnantes pistes comparatives sur le pluralisme sociétal, la modernisation des régimes autoritaires et la conversion de la rente au marché dans la région du Golfe et au-delà.