Fellous, Sonia. , (dir.), Juifs et musulmans de Tunisie. Fraternité et déchirements, Paris, Somogy édition d’art, 2003, 495 p.
Texte intégral
1«A quoi rêvent les juifs et les musulmans de Tunisie ? » C’est à cette question, librement reformulée à partir de celle posée par Lucette Valensi1, qu’une trentaine de contributions publiées sous la direction de Sonia Fellous, apportent certaines réponses.
2Les relations entre juifs et musulmans traitées sur le long terme - du moyen âge à nos jours - éclairent diversement la formation culturelle, au sens le plus large, de la société tunisienne actuelle. Elles révèlent, en particulier, l’intrication et la complexité des liens noués entre les groupes qui sont, en même temps, fondateurs des images et des attitudes qui perdurent jusqu’à nos jours.
3L’ampleur des sources, liée à l’étendue de la période et à la diversité des participations, offre aux auteurs l’opportunité d’explorer tous les aspects de la vie et tous les types de relations politiques, sociales, institutionnelles, identitaires – relations pensées, imaginaires, inventées et quotidiennes exprimés par les comportements religieux, le rapport à la loi et au droit des individus et des groupes, les pratiques vestimentaires et musicales et l’image que les uns et les autres ont de leur voisin. À cette fin, l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la musicologie… sont sollicitées multipliant ainsi les angles de vue. Et cette diversité disciplinaire est corroborée par la rencontre de chercheurs tunisiens, israéliens et français.
4Pour faire meilleur profit de l’ouvrage, le lecteur dispose donc de plusieurs options : chronologique, disciplinaire et thématique ; la dernière favorisant tous les croisements et toutes les traversées. Par conséquent, dans les lignes qui suivent, il n’est pas question de prendre en considération chaque contribution mais tout au plus de cerner certains questionnements.
5De fait, quatre thèmes se posent en fédérateurs des différentes contributions – certaines plus centrées sur le thème et d’autres ouvrant davantage la perspective - et proposent des éclairages complémentaires sur :
6— le sacré – qui occupe l’essentiel des communications portant sur la période médiévale - par les textes, les lieux et les formes du sacré, les saints et les pratiques religieuses dont les pèlerinages,
7— les histoires de vies – par les récits collectifs ou individuels et personnels et par l’étude comparée du quotidien et de l’exceptionnel,
8— le droit, les idéaux et les libertés – des personnes, des institutions et des États ; les libertés publiques et privées,
9— les regards, les mots et les sons – les regards directs, feutrés, détournés vers l’Autre.
10Le sacré
11P. B. Fenton nous initie à la pensée juive tunisienne du moyen âge par Le commentaire Kairouanais sur le Livre de la Création. Au cours d’un itinéraire passionnant, le lecteur remonte le temps à la rencontre de personnages d’exception puisque le milieu intellectuel juif kairouanais est parfaitement campé et illustré par les figures d’Isaac Isr ’âili et de son disciple Dînas Ben Tâmîn.
12Et l’on peut directement enchaîner avec le Livre des Généalogies et la période tunisienne d’Abraham Zacut présenté par E. Gutwirth, récit croisé, vivant et lumineux d’un homme, arraché à sa ville reconquise, Salamanque, et d’un livre. Hormis l’étude de textes sacrés, ces deux contributions partagent le grand mérite de rendre accessibles au non-spécialiste une pensée et une histoire particulièrement riches et complexes.
13Fadla, quant à lui, propose une chronique des relations judéo-musulmanes en milieu oasien L’exemple du Touât. Ce qui devient l’affaire du Touât, menée toute en finesse, révèle les modes de fonctionnement et les codes d’échange de deux groupes humains dans un environnement géographique peu commun.
14Changement de lieux encore avec le travail de S. Fellous qui guide le lecteur dans une visite minutieuse des synagogues de Tunisie. C’est ainsi que de l’antiquité au début du xxème siècle, l’évolution des architectures et la description érudite des pièces et du mobilier sont appelées à témoigner de la vie qui se déroulait dans ces murs. C’est donc une histoire animée, basée sur une typologie active et dynamique.
15Enfin, les pratiques du sacré, en l’occurrence Les pèlerinages juifs vus par les musulmans analysés par H. Kazdaghli, permettent de décoder les relations très actuelles des deux communautés au miroir du conflit israélo-arabe.
16Les histoires de vie
17Elles couvrent une période qui va de l’Antiquité à nos jours et sont traitées sous forme de monographies portant sur des communautés et par des récits chronologiques relatant des événements-clefs. Dans son travail sur les Juifs de Kairouan au moyen âge, N. Jelloul fait une narration fouillée de la vie et des différents moments de cette communauté, de sa fondation, durant l’Antiquité, à son âge d’or, balayant au passage quelques idées reçues sur l’importance des juifs à l’époque médiévale.
18Autre monographie, autre ville et autre époque : les relations judéo-musulmanes à Sfax à l’époque coloniale (1881 à 1956). A. Mokni exploite des thèmes très classiques pour brosser un tableau, sans doute un peu convenu, mais foisonnant de précisions, des groupes juifs et musulmans tout au long du protectorat.
19L’histoire personnelle narrée par R. Attal dans son Itinéraire d’un patrimoine fait un pendant original et coloré à celle des communautés et des groupements dont se préoccupent aussi C. Zytnicki et G. Weill. En effet, comment les institutions juives accompagnent-elles la migration et l’acculturation des juifs du Maghreb ? Au-delà de l’abandon matériel ou géographique, c’est la rupture avec tout un système de pensée que ces structures sont amenées à gérer et c’est que présente C. Zytnicki dans Les institutions juives de France face aux migrations des juifs tunisiens (1950-1970).
20G. Weill, quant à lui, traite d’un exemple de vie associative au cours des vingt années qui précède la présence française en Tunisie. Les débuts de l’Alliance israélite universelle en Tunisie sont retracés à travers la correspondance entre le comité central de Paris et le comité local. Ce type de sources permet à l’auteur une approche plus particulière qui enrichit le récit de détails humains et met en lumière des personnalités, leurs projets, leurs ambitions et leurs espoirs. Et bien sûr, Weill aborde les difficultés d’ordre juridique liées à la constitution d’une association et à l’exercice de ses activités.
21Le droit, les idéaux et les libertés
22Les études de Zytnicki et de Weill conduisent à s’interroger sur les droits accordés ou refusés, sur la place des libertés individuelles et collectives et sur les rêves et les idées des groupes.
23Le film de Farid Boughdir « Un été à La Goulette » introduit la contribution de H. Saadoun L’influence du sionisme sur les relations judéo-musulmanes en Tunisie. A l’instar du film, le récit commence en 1967 et révèle les failles du souvenir idyllique de trois communautés vivant harmonieusement. Car Saadoun n’oublie pas qu’il s’agit encore d’une histoire à trois. En plus, d’être une histoire multiconfessionnelle, multiculturelle et identitaire, c’est un processus d’internationalisation de l’histoire locale. Cependant, ce que met en avant l’auteur, c’est bien le rôle décisif de l’événement local pour l’avenir des différentes communautés.
24«Quelles utopies les juifs d’Afrique du Nord ont-ils nourries ? » s’interroge L.Valensi dans La culture politique des juifs du Maghreb entre le xixe et le xxe siècles. Elle répond par une synthèse qui ne s’attache pas à la culture politique événementielle mais qui éclaire parfaitement les « valeurs, les attentes et les projets auxquels les juifs ont adhéré » pendant une centaine d’années. Ainsi, de l’attente messianique d’une communauté qui cherche avant tout à garder de bonnes relations avec ses voisins musulmans jusqu’à l’ouverture par les prises de position des journaux rédigés en français appartenant à des juifs en passant par le choc terrible de la politique de Vichy, on assiste à l’émergence et à la structuration d’un groupe et d’une conscience collective.
25Ce groupe, qui peu à peu se construit, tente, dès la fin du xixe siècle, de choisir son interlocuteur, et ce en particulier en matière de justice. C’est ce qu’aborde T. El Ayadi dans Les Israélites tunisiens et la justice beylicale au début du xxe siècle à propos de l’application du droit beylical aux juifs tunisiens désireux d’être rattachés aux tribunaux français.
26R. Daghfous, pour sa part, s’intéresse, sur le long terme, aux dhimmî par Le Pacte d’Omar : mythe ou réalité ? Son étude qui fait le point sur ce que ce texte, lui-même controversé, a pu susciter d’écrits, est une des trop rares à prendre en compte la présence chrétienne au Maghreb.
27Les regards, les sons et les mots
28J. Taieb se demande si, du début du xviiie siècle au milieu du siècle suivant, la Réalité et la perception de la condition juive en Tunisie sont un modèle maghrébin. Même si l’auteur précise en introduction que son travail ne prétend pas à l’exhaustivité, sa recherche embrasse un vaste panorama humain et ne s’attache pas seulement à comparer les statuts selon les régions et les pays mais aussi à analyser les tactiques et les contournements mis en œuvre par les différentes communautés. A la fin de sa communication, J. Taieb répond à la question en combinant les deux termes de son développement : il n’y a pas de modèle tunisien, ce qui ne fait pas pour autant de la communauté juive en Tunisie un groupe à part incomparable aux autres.
29Autre regard : celui de Z. Tobi sur Le costume traditionnel des femmes juives en Tunisie du Sud. La minutieuse description des tenues vestimentaires est séduisante, bien que manquent l’analyse symbolique et le lien textuel ; seule une mise en relation des formes et des couleurs avec les adages populaires est proposée.
30Autre perception de la société tunisienne par H. Touati sur Les interférences musicales entre juifs et musulmans durant la période coloniale et A. Shiloah à propos des Témoignages sur le rôle des musiciens juifs dans la musique tunisienne qui fournissent de précieux renseignements sur cet environnement culturel. L’approche d’un monde par ses sons et par ceux qui les transmettent est encore trop souvent exclue du champ des sciences sociales pour ne pas saluer les travaux ici mentionnés.
31Les mots enfin : ceux de G. Dugas dans Ni paradis perdu, ni terre promise et de CL. Hagège sur Le multilinguisme dans la sphère judéo-tunisienne. Ces deux auteurs nous rappelle la magie et la puissance du verbe, entre rêve et domination politique. Les fables et les extraits de contes qui illustrent le texte de Dugas transportent le lecteur et la démonstration d’Hagège coupe le souffle.
32Dans cet ouvrage, le large éventail des participations et des disciplines prouve l’étendue de la tâche entreprise et de celle à poursuivre pour multiplier les regards des uns sur les autres. Pourtant, échanger les regards entre juifs et musulmans suffit-il à se mettre complètement à l’abri de la ghettoïsation de la recherche ? Est-ce vraiment là toute la société tunisienne et toutes les relations judéo-musulmanes au cours du dernier millénaire ? Malgré les efforts louables et prometteurs et les belles réussites on ne peut qu’être tenté de demander : « Où est le troisième regard ? ».
Notes
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Martine Tomasseti, « Fellous, Sonia. , (dir.), Juifs et musulmans de Tunisie. Fraternité et déchirements, Paris, Somogy édition d’art, 2003, 495 p. », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 103-104 | 2004, 303-307.
Référence électronique
Martine Tomasseti, « Fellous, Sonia. , (dir.), Juifs et musulmans de Tunisie. Fraternité et déchirements, Paris, Somogy édition d’art, 2003, 495 p. », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 103-104 | 2004, mis en ligne le 26 novembre 2004, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/2423 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.2423
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