DUMASY François, Tripoli coloniale. Histoire sociale et économique d’une ville sous domination italienne
DUMASY François, Tripoli coloniale. Histoire sociale et économique d’une ville sous domination italienne, Rome, École française de Rome, 2022, 600 p
Texte intégral
1Ce livre dense, fruit d’une thèse de doctorat sous la direction de Robert Ilbert, entend interroger de 1911 à la fin des années trente l’histoire urbaine de Tripoli colonisée par les Italiens. Dans son introduction, François Dumasy présente son intention d’étudier le lien entre domination coloniale et urbanisme au-delà des dimensions explorées le plus communément, qui consacrent une vision des transformations urbaines comme la projection de décisions planificatrices. Il situe son travail dans une visée de complexification des interprétations par une attention, notamment, aux dimensions sociale et économique. Les archives consultées pour cette recherche sont essentiellement coloniales italiennes, et émanent principalement des fonds de l’Archivio Centrale dello Stato à Rome.
2Un premier chapitre est consacré à la ville à la veille de la colonisation. Toutefois, plutôt que d’insérer l’analyse dans le cadre du renouveau récent des études urbaines ottomanes, cette lecture de la fin de la période impériale se focalise sur des sources italiennes qui ne permettent pas de dresser un tableau de la ville et de la société telles qu’elles étaient. L’auteur se limite à retranscrire des impressions négatives de soldats lors de la conquête ainsi qu’un panorama des investissements italiens dans la ville au tournant du siècle par exemple. Or, pour saisir sous un jour nouveau les enjeux de l’imposition ensuite de l’ordre colonial urbain, il aurait été important à ce stade d’analyser les politiques de modernisation urbaine mises en place sous l’empire ottoman et l’action de la municipalité dans le domaine de la planification ou l’implication des notables locaux dans le secteur immobilier des nouveaux quartiers pendant la période des tanzimat. Il est dommage que le renouvellement historiographique sur la ville coloniale que prône l’auteur par ailleurs n’ait pas étendu ses racines aux tendances modernisatrices ayant précédé la colonisation, avec toutes leurs caractéristiques, ambiguïtés aussi, limites et parfois impasses.
3Le second chapitre est consacré à la place de Tripoli dans les différentes phases de la conquête italienne de la Tripolitaine et des provinces ottomanes adjacentes. La narration est attentive aux formes locales du pouvoir et à leurs interactions avec les occupants italiens dans les premières phases. L’analyse de la première révolte contre la colonisation (octobre-novembre 1911), de ses logiques, de ses formes de violence et de ses réseaux est également précise et circonstanciée. Il en va de même quant à celle de sa terrible répression par le pouvoir militaire colonial, avec ses massacres, punitions collectives et atrocités. François Dumasy analyse également la manière par laquelle un ordre colonial est imposé sur l’espace urbain, ainsi que la logique spatiale de la mise en place de lignes de défense aux abords de la ville face aux troupes de la résistance.
4Le troisième chapitre s’attache à examiner les questions d’organisation institutionnelle, de démographie et de politique sanitaire dans la ville ainsi dominée, et exposée précocement à une épidémie de choléra. L’auteur retrace ainsi l’émergence de politiques de bienfaisance sous contrôle colonial ainsi que l’apparition, aux abords de la ville, de campements précaires. Cela l’amène à examiner la transformation par les occupants de la municipalité ottomane en un organe de contrôle, et parfois de médiation avec le milieu des notables. Cet aspect aurait pu être exploré de manière plus approfondie, en liaison avec l’histoire ottomane de la municipalité, mais les éléments fournis permettent de saisir la manière par laquelle au sein de l’appareil colonial se définit peu à peu un système de gouvernance.
5C’est aux aspects de planification urbaine que s’attache le chapitre suivant, autour du plan régulateur de 1912 et du rôle de l’ingénieur Luigi Luiggi (1856-1931). Les mécanismes de décision sont analysés dans le but d’illustrer les logiques progressives de prise de contrôle des transformations de l’espace urbain, avec en contre-point les rivalités entre instances civiles et militaires, entre réseaux d’expertise et entre intérêts divergents. Cette narration des vicissitudes du plan est mise en parallèle de celles d’un marché immobilier miroir de l’irruption coloniale et des enjeux nouveaux qu’elle matérialise pour la ville.
6François Dumasy propose ensuite d’aborder la question urbaine sous l’angle d’une analyse d’autres indicateurs des modalités de contrôle de l’espace : la canalisation des revendications ouvrières, dans une phase d’intense activité en termes de travaux publics d’une part, et la mise en place des procédures coloniales d’expropriation. Concernant ces dernières, il apporte de nombreux éléments sur les logiques d’imposition d’une tutelle publique italienne sur l’espace urbain, différentes de celles constatées dans la colonie italienne d’Érythrée et dans la Tunisie sous occupation française. Cela permet à l’auteur, autour de cas documentés avec précision, de suivre autant la prise de pouvoir du gouvernorat sur la municipalité que le dessin d’une certaine sphère de médiation avec les notables propriétaires. On retrouve dans ce chapitre une forme de prosopographie du monde de la propriété foncière et immobilière, et les enjeux, mêlant intérêt familiaux, discours politiques quant à la dignité des populations locales et spéculation sont décrits sous un jour innovant. Peut-être à ce stade l’auteur aurait-il pu remonter aux médiations opérées dans les décennies précédentes entre notables et empire ottoman autour des enjeux de modernisation urbaine, afin de qualifier plus fortement ce qui change en tant qu’ordre désormais de nature coloniale.
7L’auteur passe alors aux années 1920, avec d’abord une approche par le logement social, dans laquelle il montre combien, dans le contexte d’un mal-logement qui affectait aussi la population de colons, la promotion d’initiatives de logements sociaux a fait partie de la structuration d’une image renouvelée de la société coloniale. Des pages très fortes sont consacrées à une véritable géographie de la pauvreté, mais aussi à l’analyse des rapports entre locataires colons et propriétaires libyens, qu’ils soient juifs ou musulmans.
8L’auteur expose ensuite, toujours pour les années 1920, le rôle des grands travaux pilotés par l’État colonial dans les transformations de l’espace urbain. Autour du personnage de Giuseppe Volpi, gouverneur de Tripolitaine (1922-1925) puis ministre italien des finances (1925-1928), l’accent est mis sur l’émergence contrastée de politiques du patrimoine dans ce contexte.
9Le chapitre 8 change de perspective. Il adopte une visée davantage anthropologique d’analyse de l’espace urbain et apporte ainsi un écho novateur aux intentions énoncées en introduction. De la répression indiscriminée de toute révolte ou dissidence, notamment en 1915, à l’impression parfois volontiers affichée d’une certaine convergence dans les comportements sociaux des élites coloniales et colonisées, François Dumasy suit les modalités de transformation du rapport des diverses composantes de la société à l’espace urbain, notamment au travers du rôle et de la fréquentation des cafés et des plages. Il présente aussi l’importance des violences sexuelles dans la société coloniale, ainsi que la spatialité d’une prostitution objet de fortes politiques de tutelle et de régulation. Ces pages débouchent chronologiquement sur une analyse des formes de fascisation de la société et de l’espace urbains, avec de nouveaux vecteurs d’encadrement et de nouvelles violences.
10Les deux derniers chapitres sont consacrés à la planification urbaine dans les années 1930, autour essentiellement des conditions de conception d’un nouveau plan régulateur et de l’examen de sa difficile application. Au-delà de l’exposé des caractéristiques de la planification fasciste en effet, François Dumasy s’attache à en déceler les limites et les contradictions. Il décrit aussi une nouvelle forme de croissance urbaine, liée à l’arrivée de migrants de l’intérieur, ainsi que le travail sur l’image de la ville opéré par les instances coloniales de promotion du tourisme.
11Il consacre sa conclusion à un retour sur différentes discussions abordées dans l’ouvrage, notamment autour de l’interprétation de la nature de la régulation urbaine imposée par les Italiens et de ses modalités de prise sur la société. D’intéressantes réflexions sur les rythmes et temporalités de la question urbaine y sont adjointes, mais sans doute trop détachées des acquis précis de la recherche présentée dans les chapitres précédents. Manquent aussi assurément dans cette conclusion davantage de réflexions sur la nature de la ville coloniale, sur l’impact des mesures de coercition sur la société locale et sur les implications de méthodes et de paradigmes induites par l’itinéraire de recherche présenté. Manquent également, même si parfois les archives coloniales donnent un accès à l’expression de l’opinion de notables et d’habitants locaux, davantage de visions issues de la société locale elle-même, qui auraient pu donner à voir les réactions à l’intrusion coloniale, les mécanismes de résistance, d’évitement, de médiation, de soumission et de négociation sous un jour que les sources italiennes ne permettent pas forcément d’appréhender. Adopter cette posture, au moins au sujet de certains dossiers, aurait permis à l’auteur de prendre place plus fermement dans les débats sur l’histoire urbaine de la période coloniale, sur les méthodes de l’histoire coloniale elle-même et sur les moyens de la décoloniser. Ce travail n’en demeure pas moins l’expression d’une grande érudition, d’une connaissance fine des sources italiennes et d’une capacité à formuler, au travers de l’étude de dossiers précis et pertinents, des interprétations stimulantes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nora Lafi, « DUMASY François, Tripoli coloniale. Histoire sociale et économique d’une ville sous domination italienne », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 156 (2/2024) | 2024, mis en ligne le 24 juillet 2024, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/21393 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/123l1
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