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SECONDE PARTIE
Lectures

ÇELIK Adnan, Dans l'ombre de l'État : Kurdes contre Kurdes

Brepols, 2021
Boris James
Référence(s) :

ÇELIK Adnan, Dans l'ombre de l'État : Kurdes contre Kurdes, Brepols, 2021.

Texte intégral

1Suivre l’évolution des structures sociales et anthropologiques de l’est anatolien, de la période ottomane à celle des guerres contre-insurrectionnelles des années 1990 dites « années de feu », apparaît comme un projet à la fois ambitieux et risqué en raison de la menace essentialiste pesant sur cette entreprise intellectuelle. Adnan çelik se sort avec brio de cette difficulté et réalise une enquête majeure dans le domaine de l’histoire et de l’anthropologie sociale. Osant situer des « continuum de violence » là où il y a lieu, décrire d’amples mouvements de l’histoire, situer des ruptures, mais aussi s’attarder sur des faits de langue, des phénomènes micro-sociaux, l’ouvrage ne donne jamais la sensation de dépeindre un tout insécable, une kurdicité immuable, unitaire et univoque.

2Adnan çelik produit un ouvrage dense quasi-encyclopédique qui constitue en partie, et au premier abord, une synthèse de travaux historiques traitant de manière centrale ou périphérique du Kurdistan aux périodes ottomane et républicaine (XIXe – XXe siècles), par le biais de la problématique des violences. Le plan chrono-thématique renforce cette impression.

3La première partie de l’ouvrage constitue une sorte de préambule posant le décor avant d’entrer dans les détails du drame avec ses acteurs : l’Etat, les élites kurdes, les « minorités », etc. Adnan çelik choisit de tout aborder sans concession ou fausse pudeur, les violences ordinaires et les violences organisées ; les massacres des Arméniens et le génocide perpétré aussi par des combattants et des notables kurdes ; les conflits interethniques entre Kurdes et Turcs, la relation des Kurdes à l’État central ottoman puis turc, mais également les « conflits kurdes au pluriel ». L’ouvrage est parfaitement érudit et répond en ce sens aux canons du travail historique sur les sources.

4Au-delà de cet apparent classicisme, Adnan çelik propose une étude innovante à tous points de vue. Retenons trois atouts : une approche multivariable et multiscalaire reliant l’histoire régionale à l’histoire locale, et faisant la part belle à trois terrains (Kulp, Silvan et Lice) qui sont autant de focus micro-situés sur la configuration plus large du Kurdistan et de la Turquie ; la mise au jour d’un nouveau matériau historique par ce prisme local et par l’apport de l’histoire orale ; l’étude détaillée et au long cours de la construction d’un cadre mémoriel de référence propre aux Kurdes en général et de la constitution de mémoires kurdes multiples.

5Du point de vue de l’élaboration historique, Adnan çelik ajoute une pierre à l’édifice en explorant les ressorts locaux de dynamiques constatées à une échelle plus large. Les historiens ottomanistes ont insisté sur l’accélération de processus d’intégration bureaucratique, administrative puis économique du Kurdistan du fait des Tanzimat et des entreprises de centralisation à l’œuvre à partir du milieu du XIXe siècle. Adnan çelik reprend le schéma historique mis au jour par les historiens les plus en vue des études kurdes et arméniennes (Van Bruinessen, Garo Sasuni, p. 71). Son étude nuance pourtant l’idée d’un processus fluide et monologique. Les trois terrains sont témoins de phénomènes de déplacements de populations et de sédentarisation réussis à Lice et Silvan (p. 79). Mais, paradoxalement, l’auteur tend à conclure à l’échec des politiques de centralisation dans ces espaces, en dépit des tentatives de modernisation et de neutralisation des modes de vie locaux, et met en avant l’émergence de structures de substitution. Il confirme le passage d’une domination des aristocraties kurdes (mîrs), à l’émergence de l’autorité des sheykhs et au retour de l’influence des tribus qu’il met en parallèle avec d’autres périodes de l’histoire de la région (les années 1850, la phase hamidienne de la fin du XIXe siècle, le début du multipartisme vers 1945 et la mise en place du système des gardiens de villages en 1987, p. 73). Il étudie des exemples précis d’aristocratisation d’élites tribales ou de leur intégration dans les sphères de la bureaucratie ottomane (p. 75). Hormis la question de la structuration des élites traditionnelles kurdes jusqu’à leur disparition vers 1970 et de la transformation et de la fluidité de leurs catégorisations sur la très longue durée, la diversité et l’évolution des clivages au sein de la société kurde sont l’un des objets centraux de l’ouvrage.

6Adnan çelik fait aussi œuvre d’histoire en mettant en avant des épisodes oubliés des historiographies instituées (turque, kurde et arménienne) mais présentant une certaine prégnance dans les récits oraux et les mémoires locales (histoire des Mehkûm, de Sheykh Fexrî, p. 169, l’engagement de certains Kurdes dans les cendermeyên bejik, les groupes paramilitaires locaux chargés de la déportation et du massacre des Arméneins en 1915, p. 140). Battant en brèche l’évidence de l’alternative assimilation/résistance caractéristique de la relation entre les Kurdes et l’État, Adnan çelik documente la construction et l’incidence, peu étudiées par ailleurs, des alliances turco-kurdes dans les débuts du XXe siècle sur la base d’une solidarité islamique sunnite et sur fonds de résistance aux incursions russes et occidentales et de massacres contre les non-musulmans (p.163-164). A l’inverse, il parvient avec une grande justesse à démêler les entrelacs de la relation arméno-kurde ambiguë, mais parfois cordiale et de l’histoire commune de ces deux populations, notamment du point de vue du rapport à l’État central et vice versa (p. 181-183). Au-delà de ce lien et à travers la transformation qu’opère la « violence fondatrice de 1915 », Adnan çelik décrit le passage d’une « question arménienne » à une « question kurde » dans le cadre constant des politiques répressives voire « purificatrices » de l’État dans le premier quart du XXe siècle. « Les années de silence » (1940-1960) qui suivent sont marquées par une mise en sourdine des réactions kurdes manifestes à cette violence du centre. Ce qu’en écrit Adnan çelik rejoint les travaux de Jordi Tejel sur les Kurdes de Syrie : les périodes d’invisibilisation ne sont pas des phases d’inaction ou d’apathie. Dans le cadre d’une répression étatique féroce, il existe des formes de structuration subtile et sous-jacente des champs identitaires et politiques kurdes renforcées par la construction d’imaginaires et de vécus (dissidents) communs et communautaires, la participation à la contrebande n’étant pas la plus insignifiante (p. 225, p. 236). L’auteur offre également une plongée passionnante dans l’étude des origines et de l’empreinte locales des trois mouvances politiques kurdes majeures du sud-est anatolien dans les années 1990, à savoir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), les groupes de l’islam politique local dont le Hezbollah kurde, et l’enrôlement dans les troupes de gardiens de villages (korucular) (p. 324).

7On l’a vu plus haut, Adnan çelik remet au goût du jour l’étude des relations arméno-kurdes chères à l’iranologie et à l’orientalisme soviétique, en renouvelant l’approche par l’introduction de l’histoire orale et l’analyse des processus mémoriels. Les sources de l’historien se doublent donc de la documentation de l’anthropologue des mémoires tout aussi foisonnantes (des dizaines d’entretiens, les presses kurdes et turques, les littératures populaires, les contes, les chants, etc.) et amènent l’auteur à une analyse fine des usages linguistiques et des lexiques intimes des sociétés du sud-est anatolien (anthroponymie et toponymie). Le langage est un révélateur de mémoires et de savoirs enfouis qui évoquent la convivance, le conflit ou la culpabilité dans la relation aux Arméniens. Les noms du génocide et des massacres, la toponymie des exactions dans la langue kurde locale sont autant de focus temporels et géographiques sur ces drames de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (p. 134-135).

8Quelques pages plus loin, c’est la terminologie des conflits et clivages kurdes et les mots de l’héroisme et de la trahison, transmis à travers le temps, qui permet de révéler savoirs assujettis et mémoires cachées parfois au détour du logos ou de la loggorée technocratique et judiciaire de l’État (les mehkûms, ces « condamnés » qui ne sont autres que les survivants de la répression de la révolte de Sheykh Said, de même que les eşkıyalar « les bandits », les firar, les « fugitifs », p. 154, p. 172) mais aussi souvent à travers les usages linguistiques kurdes (les « années de feu », Salê şawetî, p. 221).

9Plus généralement, le livre propose une approche dynamique de la kurdité à travers la question de la transmission de la violence et de ses mémoires. Adnan çelik, par le biais de toutes sortes de récits et reconstructions historiques et mémorielles, étudie la mise en place de l’image positive ou négative de certains groupes ou individus à l’aune de l’articulation des mémoires de 1915 et 1925 et d’une « relecture kurdiste » des évènements de la première moitié du XXe siècle.

10Adnan çelik revisite la métaphore centre-périphérie, non seulement en remettant au centre de la construction du nationalisme turc et de l’État-nation turc la configuration de l’Anatolie de l’est, mais également en plaçant au cœur de l’édifice mémoriel, social, culturel et politique kurde une série de récits, de pratiques économiques, linguistiques et sociales (dont celles relatives à la présence/absence des Arméniens) dites mineures et de gestes perçus comme marginaux, affirmant avec beaucoup de conviction que la Turquie, le Kurdistan et les mouvements politiques kurdes les plus en vue aujourd’hui trouvent une part de leurs origines dans ce cadre de référence et cet héritage culturel.

11L’ouvrage d’Adnan çelik manifeste de manière éclatante le dynamisme et le désenclavement de la littérature scientifique consacré aux Kurdes depuis une vingtaine d’années, offrant des résultats probants et ouvrant de nombreuses voies à un champ encore en construction.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Boris James, « ÇELIK Adnan, Dans l'ombre de l'État : Kurdes contre Kurdes »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 154 | 2023, mis en ligne le 19 juillet 2023, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/19741 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.19741

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Auteur

Boris James

Université Paul-Valéry Montpellier 3, boris.james@univ-montp3.fr

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