- 1 Sur ce sujet voir Della Rocca (1990), Clayer (2007) et Elbasani (2016).
1Rencontrer un musulman albanais buvant une bière, du rakì (aqua vitae), du vin ou toute autre boisson alcoolisée n’est pas du tout inhabituel : d’ailleurs, selon diverses estimations, l’Albanie figure parmi les premiers pays à majorité musulmane pour la consommation d’alcool par habitant (Michalak & Trocki, 2006 ; Burazeri & Kark 2010). Il convient toutefois de préciser que, même si l’Albanie est un pays à majorité musulmane (près de 70 % de la population, contre 20 % des catholiques et 10 % d’orthodoxes), l’Islam n’a jamais été désigné comme religion d’État. Tout au contraire, l’article 10 de la Constitution établit l’athéisme d’État. Le nationalisme albanais est fondé principalement sur des bases ethniques et linguistiques qui placent la religion laïque albanaise (Albanisme) au-dessus des autres identités sociales. Le développement de cet esprit nationaliste laïc (voire athée) a été conditionné par la pensée positiviste de nombreux pères de la nation et par la présence de différentes confessions dans le pays (notamment les Bektashi qui forment une communauté religieuse indépendante connue sous le nom de bektashisme).1 Tout d’abord, chez les Albanais musulmans et non musulmans, la consommation d’alcool constitue une pratique qui marque différents niveaux de sociabilité et formes de convivialité, tant dans la sphère publique que privée (Sugarman, 1988). D’autre part, chez les membres des confréries mystiques soufies comme les Bektashis, l’alcool peut prendre des connotations rituelles, voire liturgiques, et être associé à des formes réglementées de sociabilité. Au cours de ma recherche doctorale en 2014 et 2015, puis à d’autres occasions en 2016 et 2017, j’ai eu l’occasion d’observer la consommation rituelle d’alcool chez certaines communautés soufies du nord de l’Albanie, notamment dans la région de Tropoja. De même, pendant mon séjour à Tirana (où j’ai vécu pendant plus d’un an), j’ai pu interagir avec des personnes de différents milieux sociaux et religieux et les interroger afin de connaître leur opinion sur la consommation d’alcool.
- 2 Les informations contenues dans ce texte ont été collectées à plusieurs reprises lors de différents (...)
2Un demi-siècle de lutte antireligieuse promue par le régime socialiste d’Enver Hoxha (m. 1985) et le processus de réislamisation postsocialiste ont changé la portée symbolique et normative de la consommation d’alcool, produisant une série de narrations et contre-narrations sur sa légalité dans lesquelles se mélangent des discours sur l’appartenance islamique universelle, l’identité ethnique et la tradition religieuse locale. Si de nombreux musulmans reconvertis considèrent l’alcool comme une boisson anti-islamique et blasphématoire, pour le reste de la population la consommation d’alcool se charge d’une valeur symbolique de laïcité et de liberté religieuse sublimée par le discours nationaliste albanais, ou bien relève d’un choix indépendant et autonome. Dès lors, le débat sur l’alcool représente un objet d’étude pertinent pour analyser l’évolution des comportements et des normes religieuses chez les musulmans albanais qui, tout en développant une attitude critique et individualisée, peuvent rester orientés par les discours produits par les autorités locales (réseaux néosalafistes, confréries soufies et institutions islamiques étatiques), ainsi que par l’homogénéisation (voire déculturation) des valeurs et des règles au sein de la Oumma mondiale. Ainsi, beaucoup d’Albanais musulmans ont été marqués par la sécularisation socialiste qui, en sublimant certains traits séculiers du discours nationaliste, a favorisé le développement d’une attitude détachée et désintéressée vis-à-vis du fait religieux.2
3De ce point de vue, l’Albanie est un cas unique comparée à d’autres pays musulmans de l’espace post-ottoman, comme la Turquie ou la Bosnie-Herzégovine, ou à d’autres qui ont connu une expérience socialiste comparable, comme les pays de l’ancienne Union soviétique. Le régime de Hoxha était sans égal dans sa lutte et sa propagande antireligieuses, qui visaient à éliminer l’élément religieux de la société. En outre, la période postsocialiste a été caractérisée, d’un côté, par un pluralisme dû à la présence de plusieurs acteurs prétendant chacun être le dépositaire de la tradition islamique authentique ; de l’autre côté, par la persistance, patente ou non, d’un esprit séculariste marqué (héritier de la période socialiste) qui a conduit à considérer certaines pratiques comme une sorte de revendication de l’indépendance de la nation vis-à-vis de la religion. Le pluralisme postsocialiste, d’une part, et l’héritage communiste, d’autre part, impliquent que certaines pratiques deviennent un champ de contestation entre différentes conceptions et interprétations, chacune visant à légitimer sa propre vision du monde (Bria, 2019).
- 3 La littérature sur la réélaboration des théories asadiennes est vaste, pour une première approche v (...)
4Du point de vue théorique, par la notion de « tradition » ce travail s’inspire de l’approche théorique de Talal Asad (1986) qui considère l’Islam comme une tradition discursive au sein de laquelle le débat entre autorités contribue à la définition de la pratique correcte (orthodoxe) à suivre. Cette étude envisage également un dépassement de l’approche asadienne,3 en considérant les différentes situations d’incertitude existentielle et factuelle qui caractérisent la poursuite d’un comportement idéal donné (la soi-disant pratique correcte), en tenant compte de la capacité individuelle à négocier, à contester ou à respecter ces idéaux (Schielke, 2010 ; Fadil et Fernando 2015).
- 4 Il convient de noter que les Bektashi albanais ne boivent pas le rakı, la boisson anisée, comme leu (...)
5Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de dire quelques mots sur l’usage rituel de l’alcool dans le soufisme, en particulier dans la tradition Bektashi. Les membres de la Bektashiyya ont été souvent considérés comme des buveurs de rakì4. Certes, cela n’est pas un phénomène nouveau puisque plusieurs sources historiques mentionnent des Bektashis buvant de l’eau-de-vie ou cultivant la vigne dans diverses régions de l’Empire ottoman, suscitant parfois l’étonnement des observateurs étrangers ainsi que les reproches des musulmans les plus rigoureux (Georgeon 2002 ; Georgeon 2021). Dans la région balkanique, les boissons alcoolisées étaient produites, consommées et répandues déjà avant l’époque ottomane (Mrgić-Radojčić, 2017), et les récits de voyageurs qui ont traversé le Sud-Est européen, tels que Henry Blunt (1626 : 8), Wortley Montagu (1837 : 71-73) et Nikolas Ernst Kleeman (1773 : 16-25) évoquent la consommation du rakì, du vin et du brandy notamment chez les Janissaires qui avaient un lien privilégié avec les Bektashis. À la période post-ottomane, plusieurs savants (généralement des orientalistes ou des ethnographes qui se rendaient en Albanie pour étudier les coutumes et les pratiques des Albanais) ont rapporté avoir rencontré et observé des Bektashis buvant du rakì de manière plus ou moins désinvolte devant des visiteurs, étonnés – voire fascinés – d’observer un musulman boire de l’alcool (Vlora 1907 ; Hasluck, 1925 ; Swire 1937 ; Seligen, 1958 ; Standtmüller, 1971 ; Oakley-Hill, 2002).
- 5 Il est important de rappeler les niveaux hiérarchiques au sein de la communauté Bektashi et la term (...)
6Or, pour les Bektashis, l’usage de l’alcool est loin d’être une pratique non réglementée et spontanée. Il existe toute une liturgie rituelle qui réglemente et régit l’administration et la consommation du rakì pendant le muhabet, qui désigne généralement un entretien amical, un temps de convivialité après le moment plus formel de la célébration du cem (Elias, 2016). Défini généralement par le terme dem, l’alcool consacre l’état d’ivresse, qui dans la ritualité Bektashi devient une technique liturgique du corps. La maxime reportée par Nicolas Elias (2016 : 144) « Sans dem il n’y a pas de liturgie possible » souligne comment la technique de l’ivresse implique pour les initiés une discipline du corps, formée d’interdits, de gestes et de règles à suivre. Cependant, cette ritualité n’est pas toujours la même pour tous les Bektashis : Baba Rexhepi (m. 1995), un éminent Baba5 albanais qui a guidé une teqe Bektashi aux États-Unis, a préconisé la consommation de rakì pendant le sema, plutôt que pendant le muhabet (Bayraktari & Smith, 1985). Quoi qu’il en soit, indépendamment du rattachement liturgique précis, les Bektashis albanais considèrent la consommation d’alcool comme une composante du rite nécessaire pour adoucir la conversation et qui ne peut pas être interdite parce que c’est une œuvre de la création (Soileau, 2012). Le dem est donc présenté comme un stimulant de l’imagination et de l’esprit, apte à favoriser l’état de grâce des réunions mystiques (ivi).
- 6 Dora D’Istria (m. 1888), de son vrai nom Elena Ghica, était une romancière et féministe roumaine et (...)
7Tout en étant un élément intégrant de la liturgie, la consommation d’alcool a fini par devenir un cliché dans la représentation des Bektashis albanais ou l’objet d’interprétations idéologiques, avec des retombées politiques (comme nous le verrons). Une considération stéréotypée a été privilégiée par certains chercheurs et observateurs qui ont parfois souligné le caractère hétérodoxe de la Bektashiyya, considérant certaines pratiques ou croyances comme des éléments syncrétiques, empruntés au christianisme (voir Hasluck, 1925 : 65-67 ; Skendi, 1967 : 227-246). Cette idée de syncrétisme Bektashi a connu une large diffusion à partir du xixe siècle, lorsque certains intellectuels et militants qui soutenaient la cause nationaliste albanaise, comme Dora D’Istria6 (1866 : 225), ont eu tendance à considérer les Bektashi comme des musulmans hétérodoxes, modérés, chiites, voire semi-chrétiens. Pour ces intellectuels du xixe siècle, les musulmans albanais étaient souvent considérés comme superficiellement islamisés ou tenus pour des cryptochrétiens afin de les rapprocher des autres nations prétendument civilisées, selon une interprétation considérant l’islam comme une religion incivile et barbare (Clayer, 2007). Ces récits, courants au xixe siècle, circulent actuellement chez certains observateurs qui considèrent le syncrétisme comme l’une des principales caractéristiques du Bektashisme, de sorte que l’usage de l’alcool serait une pratique héritée de l’eucharistie catholique (Morozzo della Rocca, 1990 : 30-35).
8Cette narration a été indirectement nourrie par les Bektashi eux-mêmes, lorsque plusieurs intellectuels et Baba Bektashis ont promu et soutenu le mouvement d’indépendance nationale albanais à partir de la fin de la période ottomane (Clayer, 1995). À cette époque, Naim Frashëri (m. 1900), qui compte parmi les principaux intellectuels nationalistes albanais, a réinterprété dans Fletore e Bektashinjet (1890) et Qerbelaja (1898) la Bektashiyya dans une tonalité nationaliste, établissant un lien profond, toujours en vogue, entre la nation albanaise, la doctrine mystique et la croyance Bektashi. Plus tard, après la naissance de la nation albanaise en 1913, les Bektashis ont continué à soutenir la cause nationale, tout en aspirant à une position de communauté religieuse indépendante, distincte des autres acteurs religieux au sein de l’État ; d’où le fait que le Bektashisme, fondé de facto en 1930 avec son propre statut et ses propres règles, se présente comme une troisième voie à l’islam et au christianisme (Clayer, 1990).
9Cet encadrement institutionnel a été maintenu même après la chute du régime communiste en 1990, lorsque les dirigeants Bektashis ont à nouveau remodelé le corpus doctrinal et rituel des communautés vers une démarche progressiste et libérale inspirée des valeurs occidentales (Bria, 2020). Lors du Congrès mondial des Bektashis en 1999, le désir de la majorité des chefs de la Communauté était de faire du Bektashisme un culte moderne et modéré, le trait d’union entre l’Occident et l’Orient, ergo entre l’Islam et le Christianisme (Clayer, 2003). Ce raffinement idéologique, mais également rituel – voir la célébration en clé nationale et rationaliste du nevruz (Bria, 2020) – a parfois conduit certains observateurs à interpréter la consommation d’alcool comme un symbole à la fois du progressisme, du libéralisme et de l’hétérodoxie du Bektashisme, par opposition au reste des musulmans. Par ailleurs, les Bektashi semblent avoir parfois utilisé certains rituels, comme le nevruz, et certaines pratiques comme l’usage de l’alcool, pour souligner leur différence avec l’islam sunnite (Mustafa, 2015). Cette interprétation considère souvent l’usage rituel de l’alcool en tant que pratique limitée à la seule Bektashiyya, sans considérer sa diffusion dans les autres confréries soufies. En soi, ce n’est pas une nouveauté, puisque le Bektashisme à l’époque postsocialiste a presque monopolisé l’image publique de la mystique islamique en Albanie, marginalisant de fait les ṭuruq soufis, en raison de l’attention qu’il a suscitée auprès des médias et du monde de la politique : le lien fondateur avec le mouvement nationaliste, ainsi qu’une stratégie de communication axée sur l’exaltation de son caractère modéré et progressiste, ont probablement attiré l’attention des politiciens qui voulaient présenter le Bektashisme comme un symbole de la coexistence religieuse pacifique en Albanie. Parallèlement, les médias nationaux et internationaux se sont intéressés au Bektashisme en raison de son organisation sectaire et de son culte ésotérique (Bria, 2020).
- 7 Le zikr (ḍhikr en arabe) est le rituel soufi le plus typique ; il consiste à répéter le nom de Dieu (...)
10Le monopole médiatique des Bektashis a toutefois détourné le regard vers d’autres communautés musulmanes qui font aussi un usage rituel de l’alcool. Au cours de plusieurs terrains de recherche dans la région de Tropoja (nord de l’Albanie) en 2014 et 2015, j’ai pu recueillir des témoignages sur la consommation d’alcool dans diverses communautés soufies albanaises ; chacune de ces communautés avait une certaine réserve à afficher ouvertement cette habitude aux visiteurs extérieurs. Au-delà des rencontres occasionnelles que j’ai eues avec des soufis buvant une boisson alcoolisée, il est rare que l’un d’entre eux offre librement du rakì à un invité, à moins qu’il ne participe directement au muhabet effectué après la cérémonie du zikr7. Chez les Albanais, le mot muhabet indique une conversation amicale qui peut être plus ou moins formelle selon les contextes et les situations (Sugarman, 1988). « Faire un muhabet » sert généralement à qualifier toutes les actions qui peuvent favoriser une atmosphère intime et ouverte, comme manger, boire de l’alcool, du thé ou du café, mais aussi chanter (Ivi). Appliqué au contexte soufi, il désigne généralement le moment de conversation et dialogue après le zikr, lorsque le cheikh et ses disciples se réunissent pour partager un moment de convivialité en buvant ou en mangeant quelque chose. Bien que l’atmosphère soit moins solennelle que celle du zikr, le muhabet implique également une série de règles (rregul) et de pratiques hautement ritualisées et disciplinées.
- 8 Les teqes (en turc teqe, en arabe khānqāh) sont les établissements où vivent ensemble les membres d (...)
- 9 Les Alevīs sont des communautés socioreligieuses hétérogènes de Turquie et de Balkans, historiqueme (...)
11Ces règles peuvent changer d’une communauté à l’autre, tant au niveau des gestes, de la durée, du repas et même des boissons consommées à cette occasion. Néanmoins, le muhabet en tant que rituel est toujours célébré de manière transversale par toutes les confréries. Toutefois, toutes ne consomment pas d’alcool, cette pratique n’étant l’apanage que de certaines teqes8. Il est difficile de comprendre l’origine même de cette pratique, qui est généralement attribuée aux Bektashis. On peut avancer deux hypothèses à cet égard : la première est que cette pratique a été empruntée à la Bektashiyya ou à certains courants alévis9. Plusieurs sources de la période ottomane parlent de transfuges Kızılbaš d’abord et Bektashis ensuite qui étaient incorporés par les confréries les plus orthodoxes (voire les plus proches du sultan) (Clayer, 1994 ; Karamustafa, 1994). La seconde hypothèse, qui n’exclut pas nécessairement la première, est que l’usage de l’alcool, répandu parmi les Albanais (Mrgić, 2017), a été islamisé et donc intégré au corpus liturgique soufi. Quelle que soit l’origine de cette pratique, on peut déceler l’utilisation du rakì dans diverses confréries, dont certaines ont eu quelque hésitation à l’afficher en public.
12Au cours de mes recherches à Tropoja, j’ai moi-même eu l’occasion d’observer avec continuité la consommation de l’alcool par une seule communauté soufie, au teqe Rifai situé à Tropoja, dans le nord de l’Albanie, à la frontière du Kosovo. Fondée par le célèbre cheikh Adem Nuri Gjakova (m. 1938), cette teqe est l’une des plus actives de la région, comptant des centaines de membres venant de la région montagneuse de Tropoja ou de villes plus proches du Kosovo, notamment Gjakova. Le cheikh de la communauté était Haydari, décédé en 2017, a été remplacé par son fils encore adolescent. La zone dans laquelle se trouve le teqe, à Tropoja, est généralement reconnue comme une région où certaines divisions claniques (fisnore, fis étant un clan) n’ont jamais été complètement effacées, que ce soit à l’époque communiste ou plus tard (Zojzi, 1962 ; Voell, 2003 ; Bardoshi, 2012). Tout au plus, dans les années 1990, Tropoja a été l’un des théâtres de la quasi-guerre civile albanaise, dans laquelle les divisions tribales ont contribué à causer des décennies de morts au nom du droit de vengeance (gjakmarrje) prévu par le kanun, la loi coutumière en vigueur dans les régions du nord du pays (Ahmeti, 2005 ; Cara & Margjeka, 2015 ; Joireman 2014 ; Hasluck, 2015 ; Meçe, 2017).
13Certaines valeurs et principes communs aux habitants de Tropoja, comme la révérence envers le chef de la communauté, le poids de l’ancienneté dans les relations sociales, l’honneur, la réputation et un modèle de masculinité patriarcale, peuvent se mêler ou se confondre avec l’éthique et la discipline du soufisme. Par exemple, la révérence envers le maître et la gradualité du parcours initiatique qui jouent un rôle central au sein de confréries, peuvent se recouper et se fondre avec les valeurs claniques évoquées. Dans ce cadre, les rituels religieux, tout en conservant des aspects très formalisés et en s’inspirant d’une tradition religieuse prescriptive, finissent par être orientés par le contexte socioculturel et communautaire dans lequel ils sont réalisés (Bruner, 1986). Dans les faits, les rituels eux-mêmes permettent de générer, transmettre et consolider certaines interprétations culturelles de la réalité, en les mettant en pratique (Smith, 1992).
14Dans le Rifai teqe de Tropoja, le muhabet semble reproduire et sublimer une certaine interprétation culturelle de la réalité, dans laquelle l’éthique soufie se mêle à certaines valeurs et normes typiques de la région de Tropoja. L’hospitalité offerte aux invités, ainsi que le respect du maître et des membres plus âgés de la communauté (et plus avancés dans le chemin initiatique) règlent la gestion des espaces et des tâches des convives réunis autour de la table. Lorsque j’ai visité le teqe pour la première fois, le cheikh m’a invité à participer au muhabet après le zikr. La table était aussi longue que la pièce et, en tant qu’invité, j’étais assis à deux sièges du cheikh placé exactement au centre. Les cheikhs adjoints (vekil) se trouvaient à côté du maître, tandis que les autres sièges étaient répartis selon le rang hiérarchique : les disciples du deuxième rang (dervish) étaient les plus proches du maître, tandis que ceux du troisième rang (murid) étaient moins proches et ceux des non-initiés étaient placés en marge. Cet ordre n’était pas une fin en soi, mais reflétait la répartition des devoirs et des privilèges au sein de la communauté. Ce principe de subdivision de l’espace en fonction de l’ordre hiérarchique au sein de la communauté est une prérogative qui caractérise également les autres teque soufis d’Albanie, de manière très similaire : le cheikh est le pivot placé au centre de l’espace, et autour de lui les autres subordonnés se déploient selon l’ordre hiérarchique établi par le rang spirituel et l’ancienneté (Bria, 2019).
15Dans ce cadre, l’alcool, tout en servant de catalyseur des relations sociales et de l’atmosphère confidentielle typique du muhabet, implique une série de pratiques et de gestes – le servir, le consommer et gérer ses effets enivrants – qui sont hautement disciplinés et significatifs. La discipline liée à l’administration et à la consommation du rakì établit et consolide les hiérarchies au sein de la communauté soufie qui pose le cheikh au sommet comme pivot et comme axe du parcours initiatique des disciples. Chacun a un rôle déterminé en fonction de son rang : ce sont généralement les murid qui placent le rakì sur la table dans des bouteilles, avec toutes les autres boissons non alcoolisées. Celui qui sert le rakì est un soufi de deuxième rang, généralement un dervish, puisque cette tâche est délicate et prestigieuse. Tous les participants doivent avoir à leur droite un verre rempli de rakì et une petite assiette avec du sel, qui doit être le premier aliment consommé pendant la soirée. Selon Hasan, l’un des dervish assis à côté de moi, le sel symbolise « l’équilibre et la force ». Avant le début du repas, l’un des vekils récite une fatiha, à laquelle tous les soufis répondent avec le nom de Dieu « hu ».
16L’usage d’alcool pendant le muhabet prévoit une discipline du corps, c’est-à-dire des techniques corporelles (Mauss, 1936) concernant des gestes, des mouvements et des postures de prosternation et de respect envers le cheikh et ceux qui sont hiérarchiquement supérieurs. Il s’agit donc d’une hiérarchie qui est incorporée, tout comme l’autorité absolue du maître (qui en est renforcée et réaffirmée) au niveau rituel en encadrant et dirigeant les mouvements et tâches. C’est le cheikh qui avec ses gestes marque les différentes étapes et les moments concernant l’usage de l’alcool : il est le premier à ingérer une pincée de sel puis à boire le rakì, suivi de près par tous les autres. Après cette gorgée, le vekil récite une nouvelle prière, après quoi le repas peut commencer. Avec le rakì, divers aliments sont servis, notamment de la soupe (çorba), de la viande, du fromage et divers légumes. Hasan m’explique que le rakì doit être bu par petites gorgées, sans jamais en abuser, et que c’est « la seule boisson alcoolisée autorisée sur une table soufie ». Les autres boissons alcoolisées sont interdites, car elles sont contraires à la tradition soufie/bektashi, qui n’autorise que la consommation de rakì, contournant ainsi l’interdiction coranique de consommer du vin.
17Au début, l’ambiance est très posée : les derviches échangent quelques mots, généralement entrecoupés de la prière du vekil, au terme de laquelle une nouvelle gorgée de rakì est avalée. Au fur et à mesure que le temps passe, l’atmosphère se détend et le cheikh commence à raconter une histoire sur le Prophète, ou sur l’un de ses compagnons : tous les disciples écoutent attentivement et, à la fin de son discours, ils disent en chœur « amin ». Le cheikh prend soin d’échanger un mot avec tous les convives, même s’il accorde une attention particulière à l’invité que je suis ; de temps en temps, il pose une question aux plus jeunes ou leur ordonne de ne pas parler de femmes ou d’argent, en essayant de faire comprendre la connaissance soufie basée principalement sur l’amour (ashk) pour le Prophète et la lutte contre l’ego (nafs). Cependant, ces enseignements ne sont pas dispensés uniquement par le cheikh ; les derviches les plus âgés prennent également soin d’expliquer aux néophytes les tâches à suivre ou expliquent les mots du maître.
18Au cours du muhabet, la consommation d’alcool est imprégnée de significations culturelles spécifiques, reflétant éventuellement les croyances, les valeurs, l’histoire, la hiérarchie ainsi que d’autres aspects de la communauté soufie. L’acte même de boire, qui a une signification sensorielle, permet l’intériorisation au niveau individuel de ces significations spécifiques qui se rapportent à l’éthique de l’amour divin et à la lutte contre le nafs. L’ivresse procurée par l’alcool n’est donc pas considérée comme un vice ou une perversion ; elle représente plutôt un état d’extase qui relie les soufis au divin : « Nous ne buvons que parce que cela nous rapproche de l’amour de Dieu ». D’autre part, le partage de l’expérience symbolique de l’ivresse et la discipline de la consommation d’alcool servent à renforcer les liens communautaires au sein du teqe : en tant qu’expérience partagée, l’alcool devient un catalyseur des relations interpersonnelles. Après le troisième et le quatrième verre de rakì, qui une fois vidé est rempli, l’atmosphère devient plus détendue. Beaucoup de derviches parlent entre eux et rient. En plus des prières, ils commencent à chanter quelques ilahi : le vekil dirige le chant tandis que tous les autres derviches répètent le refrain ; à la fin de chaque ilahi, tous en chœur répondent par « huu ».
- 10 Sur la pratique de la masculinité au cadre du muhabet célébré par les Mevlevis, voir le travail de (...)
19C’est à ce moment que, le niveau d’ivresse augmentant, la hiérarchie et les rangs individuels peuvent être contestés et remis en question, lorsqu’une certaine compétition s’installe entre les convives pour savoir qui supporte le mieux l’alcool : les derviches commencent à plaisanter entre eux « ne lui donne plus de rakì, il n’en peut plus », ou « je te vois un peu rouge ! Tu es totalement bourré ! ! ! ». Les mouvements corporels eux-mêmes ne sont plus aussi disciplinés : les gestes des soufis sont désormais décomposés, ils se meuvent de manière désordonnée, remettant indirectement en cause la hiérarchie à travers leur corps, qui devient ainsi un dispositif de médiation de l’autorité. Ces moments sont également révélateurs d’une certaine virilité qui est exhibée et défiée par les participants. Lorsque je lui demandais pourquoi il buvait de l’alcool, un dervish m’a répondu qu’ « ici, à Tropoja, il y a des hommes forts et boire est une façon de le montrer ». En ce sens, l’alcool est constitutif de la masculinité des membres de la communauté ; une masculinité incorporée puisque la capacité corporelle à gérer l’ivresse définit l’identité masculine typiquement patriarcale en ce qu’elle doit être virile et forte. Plus un homme est habile à gérer l’alcool, plus il sera viril : « Besi est presque endormi [...] envoyez-le coucher avec les femmes ! ». Ces phrases, ainsi que d’autres, prononcées dans les derniers moments du muhabet, alors que les effets de l’alcool se font manifestement sentir, sont révélatrices d’une masculinité patriarcale intégrée10. Les femmes ne participent pas au muhabet, ni à ces rituels : l’espace de la teqe est essentiellement masculin.
20Mais si l’alcool joue un rôle central au sein de la communauté au point de contribuer à définir son identité collective, ses valeurs et ses relations interpersonnelles, les derviches se gardent bien de se montrer comme des consommateurs d’alcool aux yeux du monde extérieur. La première fois que Hasan m’a versé du rakì, il m’a regardé fixement dans les yeux et m’a fait un signe pour que je ferme la bouche. « Ne le dis à personne parce qu’à Gjakova quelqu’un ne pourrait pas être d’accord », m’a dit un autre dervish. Gjakova est la ville la plus proche de Tropoja, située au Kosovo (centre-sud), à la frontière avec l’Albanie. Elle est généralement reconnue comme « la ville des soufis » en raison de la présence de divers teqes, très actives. La volonté de dissimuler la consommation d’alcool au sein de la communauté provient probablement de la crainte d’être stigmatisé par les soufis qui rejettent cette pratique. Ainsi, en juillet 2016, j’ai pu me rendre avec Haydari, et quelques-uns de ses disciples en visite au teqe Sa’di, dirigé par Rushdij, qui célébrait l’anniversaire de l’installation de sa confrérie dans la ville de Gjakova. Pendant le muhabet, nous avons mangé et bu du thé sans rakì ; juste avant la fin, nous avons quitté le teqe avec d’autres soufis appartenant à une communauté soufie de Gjilan pour aller dans un bar à la périphérie de Gjakova pour boire du rakì. J’ai demandé au cheikh pourquoi ils ne buvaient pas de rakì, il a répondu « ils préfèrent ne pas boire, c’est un choix que nous respectons ». Bien qu’ils ne soient pas les seuls à boire du rakì, Haydari et ses disciples sont conscients de la réprobation que cette pratique peut provoquer ; néanmoins, ils la revendiquent parfois comme un signe distinctif de leur communauté, non nécessairement négatif mais plutôt comme un symbole d’ouverture d’esprit. Interrogé sur sa consommation d’alcool, un dervish a répondu : « Nous, les Rifai, buvons parce que nous sommes démocratiques, nous buvons parce que nous sommes modérés et ouverts. ». Dans ce cas, la référence est clairement à l’un des discours postsocialistes dominants chez les Albanais, qui considèrent la démocratie comme une valeur de référence positive par opposition au despotisme du régime communiste.
- 11 Comme l’explique Roy (2008), ce processus de déterritorialisation – intimement liée au récent proce (...)
21Aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de pouvoir rencontrer une communauté soufie qui fait un usage rituel du rakì, ou du moins qui en boit ouvertement, dans les zones urbaines, comme le district de Tirana-Durres. Il est plus aisé de trouver quelqu’un qui consomme de l’alcool de manière rituelle dans les zones périphériques et notamment dans les campagnes, comme dans la région de Tropoja. Dans ces espaces, l’éloignement du centre politique et administratif, la faible interconnexion mondiale et les dynamiques autopoïétiques locales impliquent que ces pratiques soient moins exposées à l’érosion doctrinale dictée par la récente mondialisation religieuse et par la sécularisation (Bria, 2019). Dans d’autres régions, en revanche, surtout dans les zones centrales et plus urbanisées, cette pratique tombe progressivement en désuétude sans doute en raison de l’actualisation doctrinale et rituelle qui gagne les musulmans albanais, y compris les soufis (Bria, 2019). Cette (ré)actualisation des pratiques résulte du processus de déterritorialisation11 (Roy, 2007) du savoir islamique, dont certains éléments rituels sont remis en question, car ils sont considérés comme blasphématoires ou archaïques. Bien qu’elle n’ait jamais été une pratique répandue dans toutes les confréries soufies, l’utilisation de l’alcool disparaît progressivement, tandis que dans certains cas, les cheikhs développent une attitude très conflictuelle à l’égard de ceux qui font encore un usage rituel du rakì. Par exemple, Qemaludin, chef de l’une des principales communautés soufies d’Albanie, plus précisément Rifai, est très critique à l’égard de ceux qui utilisent encore les rituels du rakì. « Ce sont des buveurs [...] Ils boivent du rakì pour se bourrer la gueule. Pas d’utilisation rituelle ! Dieu ne prévoit pas cela ! ».
22Dans ce sens, l’interdiction de l’alcool est parfois utilisée (voire instrumentalisée) pour critiquer les Soufis qui en consomment. Ce type d’accusations est courant dans les milieux confrériques, où il existe certains conflits pour la désignation de l’autorité spirituelle et charismatique de maîtres (Bria, 2019). Ceci a favorisé la naissance d’une controverse à propos de l’usage de l’alcool, que la plupart des soufis critiquent, le considérant souvent comme une déformation causée par le communisme, qui aurait corrompu et érodé la tradition islamique, ou par la perte de la foi. Ce débat montre toutefois comment l’usage d’alcool peut être considéré comme un comportement déviant pour un musulman, c’est-à-dire à éviter.
Il y en a qui boivent un peu de raki après le zikr [...] Je ne peux pas juger ce que font les autres, mais la charia interdit la consommation d’alcool, il ne faut pas le faire.
23Ces paroles d’Alì Pazari, un cheikh Halveti de Tirana, révèlent un certain désaccord envers cette pratique. Haydari et ses disciples de Tropoia sont souvent accusés de perpétuer ces comportements déviants, c’est pourquoi ils sont eux-mêmes très prudents lorsqu’il s’agit de montrer la consommation d’alcool au monde extérieur. Les Bektashis eux-mêmes ne sont pas exempts de ce genre de critiques, mais ils les évitent partiellement de deux manières. Tout d’abord, ils ne se reconnaissent pas comme une communauté islamique au sens strict du terme, mais comme une secte religieuse indépendante. Ils ne sont donc pas soumis à la loi islamique, y compris à l’interdiction de l’alcool. Deuxièmement, les Bektashis déclarent explicitement qu’ils utilisent l’alcool de manière allégorique et ésotérique, c’est-à-dire comme un moyen d’atteindre les différents stades d’extase nécessaires pour entrer en contact avec la vérité absolue. Cependant, ils essaient eux-mêmes de ne pas étaler cette pratique, de sorte qu’une fois, alors que je visitais un teqe Bektashi, pendant que je prenais une photo, un baba Bektashi a retiré la bouteille de rakì de la table en disant : « Nous allons l’enlever, sinon les malfaiteurs vont parler ! ».
24Ces débats entre les soufis à propos de l’usage de l’alcool ont lieu dans une société imprégnée du discours laïc du nationalisme albanais, selon lequel l’identité albanaise est fondée sur la langue et l’ethnie, donc indépendamment de l’affiliation religieuse (Clayer, 2007). Ce discours trouve son expression dans la structure laïque de l’État qui est sanctionnée par une séparation très claire entre les institutions étatiques et religieuses et par l’athéisme constitutionnel de l’Albanie (Cimbalo, 2012), mais aussi dans l’attitude des citoyens à l’égard du religieux. Pour de nombreux Albanais, la religion est une affaire privée, ou plutôt secondaire par rapport à l’appartenance nationale, voire un résidu archaïque du passé ou une sorte de superstition surmontée par le progrès et la science (Bria, 2019). Une attitude qui, tout en découlant du discours nationaliste né à l’époque du mouvement d’indépendance nationale (Rilindja), a été amplement élaborée et sublimée à l’époque socialiste par les politiques antireligieuses et la propagande athée du régime socialiste qui ont réussi à enraciner le sentiment national et l’idéologie marxiste dans les sociétés (Karataş, 2020). Par conséquent, tant la sécularisation du régime que la sublimation de certains traits nationalistes séculiers ont favorisé le développement d’une attitude critique à l’égard de la religion, qui peut parfois conduire à un conflit ouvert envers certaines règles religieuses. L’islam est considéré comme une religion nationale, mais potentiellement dangereuse et fanatique : par exemple, à la fin des années 1990, le débat politique s’est également focalisé sur le danger d’un islam étranger de matrice arabe, de même qu’au début des années 2000, à la suite des événements du 11 septembre 2001, le gouvernement (notoirement pro-américain depuis la chute du mur) et également certaines autorités islamiques prennent leurs distances par rapport à toute forme potentielle de fanatisme (Lakshman-Lepain 2001).
25Ainsi, une certaine méfiance à l’égard de l’islam étranger, potentiellement dangereux, s’est développée, tandis que l’islam national et la tradition sont considérés comme modérés, c’est-à-dire progressistes et démocratiques (Endresen, 2015). Dans ce cadre, certaines pratiques comme la consommation d’alcool deviennent un symbole de progressisme et de liberté de pensée et, en cas d’interdiction, on soupçonne un signe potentiel de fanatisme et de fondamentalisme.
Je voudrais savoir ce qu’ils font dans cette mosquée, où je vois des gens avec de longues barbes, qui ne mangent pas de porc et ne boivent pas d’alcool [...] ma famille est musulmane, mais il y avait toujours une bouteille de rakì sur la table. Le gouvernement doit garder un œil sur ces gens et nous dire ce que font ces arabo-musulmans.
- 12 Il faut de noter qu’il s’agit du siége de la Lidhja e Hoxhallarëve e Shqipërisë.
26Cet entretien accordé près de la mosquée de Rruga Kavaja12 à Tirana par un jeune homme travaillant à la télévision donne une idée de cette attitude, contraire à l’interdiction de l’alcool. Il s’agit principalement de personnes socialisées à travers les médias étrangers (principalement italiens) et donc très proches des modèles culturels occidentaux, qui voient dans cette règle une remise en cause de la civilisation européenne dans laquelle ils se reconnaissent. Pour d’autres, en revanche, la consommation d’alcool est un choix autonome et personnel :
Certaines personnes ne boivent pas, moi j’aime ça, mon père buvait un verre de rakì avant d’aller à la teqe, et personne ne lui a jamais rien dit ; mais je ne juge personne. Tout le monde vient ici pour boire, musulmans, chrétiens, bouddhistes, etc. Chacun est libre de faire ce qu’il veut, le corps lui appartient, le cœur aussi, l’esprit sera jugé par Dieu, s’il y en a un.
27Cet entretien avec un jeune barman de Tirana décrit parfaitement la religiosité individualisée et, à certains égards, désenchantée de nombreux Albanais, dont l’attitude à l’égard des choix religieux des autres est indifférente et détachée, puisque la religion est une affaire privée et que chacun peut donc décider de boire de l’alcool ou non en fonction de ses croyances intimes. Cela n’épuise cependant pas les diverses nuances sémantiques que les Albanais attribuent à la relation entre l’alcool et l’Islam, qui peut parfois prendre des traits ouvertement antireligieux.
Une fois [à l’époque socialiste] nous sommes allés monter la garde devant un vakëf (lieu religieux) fermé, c’était moi et deux autres camarades [...] nous nous sommes arrêtés là devant et avons bu trois verres de rakì, un pour nous, un pour le Dictateur et un pour l’athéisme [...] je ne rentre pas dans une mosquée, je préfère l’alcool à la prière !
28Dans cette histoire, un vieux fonctionnaire du parti me racontait sa conception de l’alcool vis-à-vis de la religion, une conception imprégnée d’athéisme communiste, comme c’était le cas pour beaucoup d’autres personnes socialisées à l’époque socialiste, dans laquelle il n’y avait pas de place pour la religion, mais il y en avait pour le rakì.
29Que représente la consommation d’alcool pour les musulmans albanais ? Une coutume culturelle, un plaisir des sens, un catalyseur social ou un comportement à éviter ? Comme nous l’avons vu, et bien que nous puissions trouver certaines tendances communes, il n’est pas possible de trouver une réponse commune, puisque les boissons alcoolisées sont toutes ces choses dans la société albanaise. La première tendance concerne les effets à long terme de la sécularisation socialiste et du discours nationaliste albanais, selon lequel l’alcool représente une boisson à consommer librement, en dépit de toute appartenance religieuse et de normes connectées à l’islam. La seconde, à bien des égards opposés, concerne une partie de la réislamisation postsocialiste orientée et véhiculée par les réseaux néo-salafistes et par l’endoctrinement au sein de l’Oumma mondiale, qui propose un type de religiosité décontextualisée dans laquelle certaines pratiques comme la consommation d’alcool sont totalement interdites. Ces deux tendances érodent donc considérablement la tradition soufie de l’usage rituel de l’alcool, qui ne semble résister, de manière plus ou moins cachée ou explicite, que dans certaines communautés situées dans des zones plus périphériques, comme la Rifāʿiyya de Tropoja. Les Bektashis, quant à eux, paraissent rechercher leur propre singularité, restant indirectement impliqués dans ce processus de réélaboration doctrinale et rituelle, en veillant toutefois à ne pas quitter cette particularité qui représente une troisième voie entre l’islam et le christianisme. Ce processus, que l’on retrouve également dans d’autres contextes (Dickson & Xavier, 2019), envisage donc une réorganisation de la tradition islamique face à la mondialisation religieuse, dans laquelle les spécificités culturelles, comme l’utilisation du rakì par les soufis, sont superposées par une normativité croissante, qui est la cause et l’effet d’une religiosité typiquement post-moderne (Taylor, 2009) dans laquelle les choix religieux et les choix séculiers se polarisent, devenant l’un l’opposé de l’autre. En ce sens, la consommation d’alcool cesse d’être un comportement justifiable du point de vue islamique, pour devenir un choix irréligieux, ergo laïque ; tandis que d’autre part, l’interdiction de boire de l’alcool devient un comportement qui atteste de la piété islamique de chaque musulman, laissant ainsi de moins en moins de place aux solutions intermédiaires qui ne relèvent pas de la dichotomie musulman/non alcool et non musulman/alcool.