1Dire, comme le veut un lieu commun, que l’islam interdit l’alcool est, au sens strict, une idée relativement nouvelle. Ce n’est pas chercher le paradoxe que de présenter les choses ainsi. Condamnation religieuse et interdiction constituent deux réalités différentes. La seconde n’a guère de sens sans un appareil coercitif assez étoffé pour l’appliquer, et sa concrétisation rigoureuse a été facilitée par les processus modernes de construction étatique. Il ne s’agit certes pas de faire l’impasse sur le riche corpus de textes normatifs qui, à partir du Coran et des collections de hadith-s (les propos du prophète Muhammad et de ses compagnons, triés et réunis durant les premiers siècles de l’hégire dans différentes collections canoniques telle celle de Bukhārī),ont jeté l’opprobre sur la consommation de boissons enivrantes (Wensinck, EI2 ; Sheikh et Islam, 2018). En revanche, passer de ces textes à la formulation d’un corpus juridique restrictif tant pour la production et la circulation que la consommation, et à l’adhésion à des normes condamnant, au nom de l’islam ou pas, les boissons alcoolisées, a été un processus historique long. La définition de l’objet de la condamnation a été elle-même en débat. Plusieurs siècles se sont écoulés avant qu’un consensus ne réunissent l’ensemble des écoles juridiques islamiques pour affirmer que l’ensemble des boissons enivrantes était à proscrire, et non pas seulement le khamr (jus fermenté de palme ou de raisin) auquel faisait référence la sunna (Haider, 2013) et dont la vente à et par des musulmans porte sanction à partir du califat de ‘Umar (Georgeon, 2021, 46). Malgré cela encore, une tradition alternative, présente dans l’hanéfisme, réprouve le seul vin pour ne condamner dans les autres boissons que l’ivresse (Sheikh et Islam, 2018, 187).
2La formation de ce consensus normatif s’est accompagnée de paradoxes : le moindre n’est pas la valorisation culturelle (à travers la poésie bachique arabe), eschatologique (les fleuves de vin du paradis, voir Chebel, 2008 ; MacDonald, 1966, 342 et 345) et rituelle (dans le soufisme ou le bektachisme, illustrée dans ce numéro par l’article de Gianfranco Bria) des boissons alcoolisées. Si cette valorisation est en large part subversive à l’encontre des injonctions religieuses, elle peut aussi être une affirmation, parfois symbolique, parfois bien réelle jusqu’à l’ivresse, de voies alternatives à l’intérieur de l’islam, au nom de la recherche de l’unité avec Dieu (Geoffroy, 2010, 93-94). La condamnation religieuse de l’alcool n’en finit pas d’être l’objet d’une contestation interne.
3Le débat porte à la fois sur la finalité de la condamnation et sur la condamnation en tant que telle. L’étendue de la proscription, inhérente aux effets communs de boissons de composition diverse, n’a cessé d’être matière à dispute. Comme le rappelle l’article de Limor Yungman dans ce numéro, la connaissance de la distillation est précoce en islam, tout comme l’observation médicale des effets de l’ébriété : la formation de normes religieuses a été assez tôt étayée à partir de réflexions scientifiques. Toutefois ces normes ont été modifiées avec l’évolution des savoirs : la réprobation religieuse et sociale de l’alcool en tant que substance chimique identifiée produisant des effets physiologiques connus, a été encore beaucoup plus tardive, et s’est trouvée radicalisée au XIXe siècle par la connaissance des processus de fermentation et le repérage de quantités d’alcool résiduelles, mais supérieures au résultat d’une fermentation de trois jours tolérée par la tradition prophétique, dans les boissons et les aliments (Armanios et Ergene, 2018, 180).
4Quant à la prohibition stricte de la consommation, malgré des tentatives éphémères et souvent déterminées par un contexte de crise politique, elle a longtemps paru un objectif inatteignable : ce n’est que depuis 1952 en Arabie saoudite (Smith, 2015, 234), au début des années 1970 en Libye et 1979 en Iran (Ghiabi, 2019, 51-54) que l’alcool est rigoureusement interdit, y compris au sein des institutions qui, échappant à la souveraineté nationale, constituaient – et continuent de constituer de manière informelle – les instruments de contournement de l’interdit, ambassades et complexes pétroliers au premier chef. Interdire rigoureusement l’alcool s’est fait, non au nom d’une religion, l’islam, dont la normativité est adaptative et méthodologiquement fondée sur la prise en compte des situations sociales réelles, mais au nom de nationalismes religieux.
5L’influence normative de l’islam, de manière prédominante en ce qui concerne la proscription de l’alcool et de l’abstinence, est indéniable. Toutefois, elle s’accompagne de la présence entêtée de ce « voyageur clandestin infatigable », circulant partout mais à l’abri des regards et de la réprobation publique, de nuit ou dans des lieux écartés, que constitue, selon Fernand Braudel, l’alcool (Braudel, 1979, 640 ; cité in Georgeon, 2021, 15). Interroger la systématisation de sa réprobation morale en interdictions générales puis en politiques publiques invite à l’étudier à l’époque de la construction des structures politiques impériales, coloniales et étatiques dans les mondes musulmans. C’est alors que la production, la circulation et la consommation des boissons alcoolisées se sont trouvées confrontées à une volonté politique intensifiée de contrôle, et face à un pouvoir politique administrativement armé dans ce but. La mise en place de normes inspirées par la loi islamique et les manipulations diverses de celles-ci – opposition, détournement, inversion, distanciation – peuvent s’analyser comme des dispositifs foucaldiens : discipline (confrontation individuelle avec la norme, jusqu’à son intériorisation), sécurité (modulation d’équilibres macroscopiques dans l’application des normes) et souveraineté (revendication du monopole de la force et de la légitimité à édicter des normes). Disciplinaire, la distinction entre espace privé et espace public l’est : c’est ce que montre avec nuances l’article de Philippe Chaudat dans ce numéro. La condamnation de la consommation d’alcool est particulière à l’espace public : les normes de proscription, qui se renforcent dans l’Empire ottoman à partir du sultanat de Süleyman Ier/Soliman le magnifique (r. 1520-1566), poussent à la privatisation, mais aussi à la marginalisation aux confins des espaces urbains, de la consommation (Işık, 2013, 58). Les rituels du boire, dans le bektachisme étudié par Nicolas Elias (2016) et ici par Gianfranco Bria relèvent également d’une disciplinarisation. La fiscalité qui pèse sur l’alcool dans les Empires islamiques de l’époque moderne vise à tirer bénéfice de produits que l’esprit des lois réprouve mais que le législateur tolère, dans la mesure où la prohibition se révèle, à chaque fois que la puissance publique tente de sévir, un objectif hors de portée. C’est de façon caractéristique un dispositif de sécurité destiné à encadrer entre les différents groupes institués, dans des empires où l’appartenance à une communauté religieuse fait partie de l’identité juridique de tous. La taxation et le contrôle exercé sur les communautés non musulmanes, à travers elle, limitent l’élasticité des conditions de production entre les différents alcools et des productions alternatives. Les taxes évitent ainsi que l’interdiction de fabrication qui pèse sur les producteurs musulmans en vertu de la loi islamique ne se retourne à leur désavantage. Enfin, avec la mondialisation intensifiée du commerce des alcools au XIXe siècle, l’alcool suscite la mise en place de dispositifs de souveraineté, visant à limiter la pénétration du marché intérieur par des productions étrangères et l’apparition, à la faveur de rapports géopolitiques asymétriques, d’une situation de dépendance commerciale : tarifs douaniers, limités par les traités commerciaux et dans l’Empire ottoman par les capitulations, mais aussi contrôle de la rectification (distillation fractionnée) des alcools, favorisant l’usage d’alcools de production locale par les marques étrangères. Ces dispositifs ont contribué à étendre le contrôle spatial de la puissance publique et à accélérer la construction d’États territoriaux dans des pays où celle-ci est connue pour avoir été tardive, longue et vivement contestée.
6Toutes ces raisons permettent de comprendre pourquoi ce numéro, plutôt que d’appliquer la grille analytique foucaldienne évoquée ci-dessus, dont la mise en œuvre a toujours été inachevée et fractale, propose de décliner les normes entourant l’alcool autour des histoires, des lieux, des pratiques et des politiques : histoires, car les normes ne sont pas un élément intemporel qui pourrait être plaqué sur toutes les époques, mais une construction continue en adaptation avec l’évolution sociale ; lieux, parce que les normes relatives à l’alcool organisent les usages des espaces et contribuent, pour encadrer sa circulation mondialisée, à former un ordre international, différencié en fonction de l’identification religieuse des pays ; pratiques, parce que l’alcool engendre des savoir-faire et des rites qui lient les individus et renvoient aux normes sociales prépondérantes et à leurs justifications religieuses ou mondaines ; politiques, parce que notre hypothèse de travail consiste à penser que les processus de construction d’Empires et d’États qu’ont connu les mondes musulmans depuis le XVe siècle ont intensifié la pression normative dans le sens, selon les circonstances, du contrôle ou de la prohibition de l’alcool. Toutefois, avec le temps, les politiques publiques tournées contre l’alcool sont de moins en moins réductibles à une injonction religieuse : la référence islamique a besoin d’être étayée par des justifications « modernes » et mondaines – la santé, l’ordre public, ou à un niveau macroscopique l’indépendance économique.
7Nous avons, avec ce numéro, voulu faire état d’un champ d’études dynamiques. L’alcool fait régulièrement l’actualité dans les sociétés du nord de l’Afrique et du Moyen-Orient, sous la forme de vagues de prohibition, ou d’affaires d’empoisonnement au méthanol. Pour autant, la littérature scientifique sur le monde arabe et musulman s’est relativement peu penchée sur cet objet, comme si le préjugé faisant des musulmans des individus nécessairement abstinents avait freiné le processus de recherche sur la question. Un décalage flagrant existe entre la recherche sur les débuts et la période classique de l’islam, bien étudiés de ce point de vue, et les périodes plus récentes, depuis l’avènement des Ottomans et des Safavides en particulier. La recherche s’est attachée aux constructions subjectives et ressenties de l’alcool, présentes aussi bien en littérature (et dans ce cas souvent comme un éloge du boire) que dans les disciplines juridiques où la norme réprouvant la consommation de boissons alcoolisées est l’objet d’un processus constitutif très progressif et jamais pleinement consensuel.
8Des renouvellements importants des études sur les périodes moderne et contemporaine sont en cours. Les travaux les plus récents, qui comprennent plusieurs monographies parues cette année et un nombre croissant d’articles, de numéros de revues et d’ouvrages collectifs soulignent la complexité des systèmes normatifs.
9Une première série d’auteurs privilégie l’approche par les produits, soulignant leurs géographies particulières, les conditions environnementales de production, les relations communautarisées ou au contraire intercommunautaires qui se nouent dans le processus de fabrication, de vente ou de consommation, les rapports de classe et le poids des modes de faire-valoir, ainsi que le rôle des nationalismes et de la colonisation.
10Ces études tendent à souligner l’influence conservatrice de l’activité vinicole. Dans son étude sur le vin en Algérie coloniale et postcoloniale, The Blood of the Colony (2021), Owen White met l’accent sur les rapports de classe et le rôle de la colonisation dans le développement de la viticulture coloniale en Algérie. L’ouvrage fait écho aux travaux, davantage issus de l’histoire économique, d’Omar Bessaoud (2013), mais aussi de Giulia Meloni et Johan Swinnen (2014, 2018), qui analysent les conditions, notamment fiscales, ayant permis aux systèmes viticoles nord-africains d’être parmi les plus puissants du monde, avant de connaître une chute spectaculaire dans les années 1970 en raison d’une baisse de la demande locale et mondiale pour ces vins, et d’une gestion chaotique du départ des viticulteurs européens au moment des décolonisations.
11Dans le même champ d’études coloniales, Nessim Znaien analyse l’évolution des consommations de boissons alcoolisées dans la Tunisie coloniale, et l’enjeu des politiques pour contrôler celles-ci. Dans Les raisins de la domination. Une histoire sociale de l’alcool en Tunisie à l’époque du Protectorat (1881-1956) (2021 ; pour la période précoloniale, voir également Boujarra, 1990, et Akremi, 2016), Nessim Znaien met en évidence la première décennie du XXe siècle comme un moment d’augmentation des consommations, en partie liée à la mise en œuvre de la production viticole. La Première Guerre mondiale et les années immédiates d’après-guerre constituent un âge d’or de la prohibition, entreprise par les autorités coloniales dans un objectif de contrôle social et d’affichage ; il s’agit pour les pouvoirs européens de se montrer respectueux des normes musulmanes de consommation d’alcool. L’interdiction de vendre des boissons alcoolisées aux Tunisiens musulmans n’est cependant jamais totalement appliquée, ne serait-ce que pour des raisons économiques, et progressivement s’opère une banalisation de la consommation d’alcool, au moins pour les hommes et dans les grandes villes du Nord tunisien. D’autres études, comme celles de Nina Studer sur l’absinthe en Algérie (2015), ou celle de Francisco Javier Martinez (2020) sur la consommation d’alcool à Tanger complètent l’étude des circulations de boissons alcoolisées et des tentatives souvent limitées de contrôle de la consommation et des buveurs dans le Maghreb colonial.
12Cependant, si l’on s’éloigne du monde colonial, la question du faire-valoir et celle des stratégies de production déplacent la focale, depuis la construction d’infrastructures et celle du rapport avec le marché métropolitain, vers l’adaptation aux conditions environnementales. C’est ce que soulignent respectivement Suraiya Faroqhi dans son étude de la viticulture autour du Bosphore (Faroqhi, 2019), et Onur İnal dans son étude de la production de raisins, en particulier de raisins secs, et de figues en Anatolie (İnal, 2019). Ces recherches mettent en rapport les contraintes liées aux conditions de production et celles relatives à la circulation des produits. Malte Fuhrmann (2014) s’intéresse pour sa part à la production de bière le long des côtes des mers Egée et de Marmara, insérant le succès de cette boisson dans une histoire culturelle des ports de la région et montrant au passage que la nouveauté supposée de la bière est relative : si c’est en 1893 que sortent les premières bouteilles de la première grande brasserie industrielle locale, Bomonti située dans le quartier de Feriköy à Istanbul, matériel et matériau sont là pour produire de la bière dans la région dès les années 1830. Comme pour le rakı, l’acclimatation de la bière, et en l’occurrence de la Pilsner, au goût local et sa transformation en quasi-boisson nationale est un processus de longue haleine.
13L’approche par produit est également présente dans le récent ouvrage de François Georgeon, qui s’intéresse tout particulièrement au vin, au rakı et à ses déclinaisons aromatiques (mastika parfumée au mastic de Chio) et géographiques (Ouzo et douziko, arak), ainsi qu’à la boza fermentée (2021, 54-60 et 152-154). Toutefois, le projet est plus généraliste et plus ample dans sa visée. L’auteur croise une histoire des techniques de production, une histoire des sensibilités et une histoire politique de l’alcool pour interroger les adaptations des producteurs et des consommateurs à des contextes normatifs changeants. Il souligne en particulier les différences géographiques dans la production, s’interrogeant sur la continuité de la production de vin et d’alcool de vin (pour l’arak et le rakı) jusqu’à nos jours. La question qu’il soulève ainsi, celle de la permanence de la production d’alcool, amène une réflexion de fond sur l’organisation sociale et juridique des pays du monde musulmans. Dans l’Empire ottoman, production, vente et consommation d’alcool comptent parmi les activités qui matérialisent la distinction juridique qui existe entre sujets du sultan de religions diverses. La jurisprudence islamique interdit aux musulmans aussi bien la consommation que les activités économiques qui s’y rapportent. Elle leur autorise les activités de production dont la finalité n’est pas de façon univoque l’alcool, telle la viticulture. Les producteurs alcooliers non musulmans bénéficient, en revanche, d’une tolérance, aussi longtemps qu’ils n’impliquent pas des musulmans. Pendant l’essentiel de la période ottomane, cette jurisprudence n’est guère appliquée en ce qui concerne la consommation, et ne saurait l’être eu égard au coût de sa mise en œuvre, sinon pour sanctionner l’ivresse sur la voie publique. En revanche, l’exclusion des musulmans de la production et de la vente est observée jusqu’à la fin de l’empire et au-delà, exception faite de la production informelle et des bars clandestins comme il en existe de nombreux dans l’Istanbul des années 1918-1922 (Georgeon, 2021, 214-215).
14Les travaux de Rudolph Matthee, qui s’est d’abord intéressé à l’Iran mais prépare un ouvrage généraliste sur l’alcool au Moyen-Orient, ont insisté sur l’histoire culturelle de l’alcool, en particulier à la Cour des Safavides. Comme dans les travaux de François Georgeon, les déviances coalescentes autour de l’alcool (en particulier l’opium) d’une part, et la consommation socialement acceptable, ou du moins acceptée, des élites occupent dans ces travaux une place centrale (Matthee, 2014). Moyennant le surcroît d’indignité qui frappe l’alcool dans les mondes musulmans, ces auteurs nous montrent que l’alcool obéit à des principes de respectabilité et donc de classe, qui valent aussi bien d’autres contextes, comme les mondes britanniques à l’époque victorienne, inquiets d’un alcoolisme ouvrier dont on redoutait moins les conséquences physiologiques que les potentialités politiques. Quelques-uns des travaux évoqués ici ont commencé à explorer les liens entre production d’alcool ou antialcoolisme et métamorphoses locales de la question sociale dans les mondes musulmans, mais le sujet reste encore largement à défricher.
15Une géographie déséquilibrée ressort de cet état de l’art, que reflète également ce numéro : quoique des travaux récents se soient penchés sur le Maghreb en particulier, les espaces balkaniques et anatoliens suscitent une production bien plus développée. Hormis l’ouvrage d’Omar Foda sur l’histoire de la franchise Stella et de la circulation de la bière en Égypte avant le tournant religieux des années 1970 (2019), on trouve peu de travaux sur l’Égypte, et encore moins sur la péninsule arabique ou le Levant. Sans doute, comme en Albanie, la pratique de l’islam dans la diversité de ses écoles et de son mysticisme est pour quelque chose dans ces décalages. Toutefois, le rôle des appareils étatiques apparaît au moins aussi important : les priorités juxtaposées de l’action publique – veiller à l’approvisionnement des villes, financer la fonction publique et l’armée, agir en conformité avec la loi islamique, mais de plus en plus à partir du XIXe siècle, encourager la production – n’ont pas eu d’effet uniforme sur l’économie et la culture de l’alcool. Les instruments d’action des États ont contribué à placer l’alcool au cœur de controverses publiques et de mouvements de protestation, surtout sous régime colonial. Dans certains pays, les politiques restrictives n’ont cependant pas été l’objet de débats publics intenses, et – songeons à l’Arabie saoudite – l’adhésion populaire aux choix de l’État a été tenue pour acquise, d’autant plus que les mesures de prohibition étaient adoptées dans la foulée de scandales retentissant impliquant, entre autres, l’alcool et sa consommation par de hautes figures de l’État : ce type d’opération « mains propres » pouvait d’autant moins faire dissensus que l’on était en contexte autoritaire. Toutefois, même en contexte autoritaire, l’alcool n’a pas manqué de devenir un problème public avec le temps, et soulever le doute sur le bien-fondé de la méthode prohibitionniste. Les réponses politiques aux effets de la consommation se sont échelonnées sur une gamme diversifiée de types de mesures, selon les États. Aussi avons-nous jugé que notre étude des normes de l’alcool serait incomplète si elle n’allait pas jusqu’aux tensions entourant, aujourd’hui encore, les politiques publiques.
16Dans la lignée des travaux que nous venons d’évoquer et dans le cadre d’une historiographie des drinking studies en pleine essor (avec les récentes synthèses d’histoire mondiale de l’alcool de Hames Gina d’une part, et Kim Anderson et Vicente Pinilla d’autre part), il s’agit ici d’étudier les boissons alcoolisées au prisme des normativités multiples qui s’y sont attachées à mesure que les processus modernes et contemporains de mondialisation se sont fait sentir dans les mondes musulmans. L’originalité de ce projet consiste à tenter de confronter dans un même ensemble l’origine et la fonction de ces normes liées à l’alcool à plusieurs époques. Nous faisons commencer notre réflexion à partir du XVe siècle, où la constitution de l’Empire ottoman a produit de nouvelles formes d’administration et amené des renouvellements de la jurisprudence, ainsi que la constitution de nouvelles élites. Nous avons adopté la conception la plus large possible des « mondes musulmans », embrassant ainsi du regard différentes branches de l’Islam (sunnisme, chiisme), différents cadres géographiques (Méditerranée, Moyen-Orient, Péninsule arabique) et différents contextes (islam majoritaire, islam de diaspora). Ce panorama a confirmé notre sentiment que l’étude des normes « par en bas » était féconde, mais qu’elle ne prenait sens que si nous la lisions en parallèle des processus de longue durée de construction des appareils étatiques, à commencer par les appareils de contrôle policier et fiscal qui sont, pour l’essentiel de notre période, la préoccupation principale des politiques publiques.
17Les normativités dont il s’agit sont d’abord celles du religieux, incontournable pour l’analyse des consommations d’alcool dans le monde arabe et musulman. Il ne s’agit pas de considérer les effets d’une prohibition exclusivement inhérente à l’islam, mais d’examiner comment les normes islamiques s’articulent et se confrontent à des pratiques normatives non religieuses et des manières de concevoir les politiques publiques également perméables à d’autres enjeux comme la géopolitique ou les circulations commerciales. Dès les débuts de notre période, se pose la question de la coexistence de communautés qui font un usage liturgique, partant impératif, de l’alcool, et d’une jurisprudence qui a pour préoccupation première de contenir et réprimer cette consommation, et donc le cycle de production qui en est le précurseur.
18L’alcool est un outil qui produit et perpétue des formes changeantes de domination et de dépendance, en même temps qu’il est la clé de régulations sociales multiples. Par normativités ou normes, nous entendons le triple sens d’instrument de coercition, de l’état de l’habitude, et enfin de phénomène de standardisation des produits (normes alimentaires). Il s’agit ici d’étudier la construction de normes diverses, de vie publique, de statut social, mais également de tenir compte des règles alimentaires différenciées autour de l’alcool, dans la perspective d’une co-construction entre différents groupes et non simplement comme le résultat d’une décision « vue d’en haut ». Plusieurs thématiques se sont imposées à travers les différents articles ici réunis.
19Nous avons souhaité interroger la recomposition des normes liées à la consommation d’alcool, sous l’effet des processus migratoires mis en évidence par l’article de Sabah Chaib, du phénomène de mondialisation marchande au Moyen-Âge, tel qu’il peut se lire jusque dans les livres de cuisine étudiés par Limor Yungman, et de contacts appuyés entre des sociétés musulmanes, chrétiennes et juives, à l’instar des relations entre religieux catholiques et autorités ottomanes mises en évidence par Vanessa de Obaldia. Tour à tour pourchassées par le pouvoir, ou laissées à une certaine permissivité selon les périodes, les boissons alcoolisées semblent être le marqueur de mouvements religieux, des contextes politiques ou des enjeux sociaux.
20Les contributions ici réunies, distribuées sur la très longue durée, invitent à interroger les périodisations des mutations des systèmes normatifs consacrées par l’historiographie. Le règne du sultan ottoman Mahmoud II (1808-1839) s’est vu accorder beaucoup d’importance dans l’historiographie, tout comme la réaction menée dans les premiers mois du règne de son successeur Abdül Mecid : la mère de ce dernier aurait vidé sans tarder la cave du précédent sultan dans le Bosphore, montrant à la fois des tensions profondes sur la voie de réforme adoptée par le défunt sultan, et l’entrée dans une nouvelle ère de réforme où, au contraire de la mère d’Abdül Mecid, l’alcool allait faire partie intégrante de la vie sociale et privée des fonctionnaires réformateurs. Pourtant, 1839 ne marque pas une révolution dans les sensibilités. Les évolutions de la consommation alcoolique sont le plus souvent lentes, et donc difficiles à périodiser autour d’une rupture nette. La même remarque vaut des colonisations européennes successives à partir de 1830. Tous les notables et tous les fonctionnaires ne deviennent pas buveurs, et la boisson n’est pas nécessairement liée à une perception globale des réformes et du rapport à l’Europe. Régulièrement vitrine de l’entreprise coloniale (Algérie, Tunisie, Liban) aux XIXe et XXe siècles, la promotion de boissons « locales » comme certains vins, ou alcools forts, est quant à elle mise au service de l’économie et du roman national de certains États indépendants souhaitant afficher leur ouverture culturelle et leur capacité à accepter toutes les pratiques de consommation (Tunisie, Égypte). Pour autant, de nombreux chefs d’État indépendants ont souhaité mettre en avant leur sobriété, comme pour mieux rompre avec l’élément européen (Khadafi). Ni la colonisation, ni la modernisation, ni la décolonisation ne constituent des ruptures absolues.
21Les dimensions de la mémoire et du patrimoine étaient, elles aussi, à prendre en compte dans ce numéro. Comment sont décrites les périodes de permissivité ou au contraire de prohibition, liées aux périodes antéislamiques ou islamiques, dans les mémoires et les imaginaires des sociétés contemporaines ? Ainsi les questions de la « modernité » ou de l’attachement à des « traditions » renvoient toujours à des passés fantasmés mais facteurs de légitimités pour des discours contemporains. Et l’alcool, comme le montre Eda Çelik ici, peut laisser une mémoire de conflit en même temps que de créativité sociale dans le cadre d’une ville « renouvelée » et soumise à la prohibition, comme Ankara au début du régime kémaliste. La question du patrimoine fait également écho aux savoirs concernant les techniques de fabrication de l’alcool, la transmission de ceux-ci et leurs appropriations par les différents acteurs selon les époques.
22Les lieux du boire renvoient à la dichotomie entre espace public et espace privé. La place de l’alcool dans l’espace public, ou à sa marge comme dans l’article d’Eda Çelik, met en lumière de vives polarisations à base géographique. Il s’est agi alors d’interroger l’accès des individus à l’espace public, notamment concernant les femmes. Si l’accès à l’espace privé est plus difficile, pour des raisons de source, il était pertinent d’envisager les représentations de la consommation dans cette sphère et la construction historique d’une dichotomie publique/privée au sein des sociétés musulmanes, mais aussi en dehors, dans l’immigration étudiée par Sabah Chaib. La distribution des normes selon les espaces cristallise les différentes souverainetés administratives à l’œuvre, entre échelon local, régional, étatique ou international, dans la gestion quotidienne des pratiques de consommation. À une échelle plus globale, les lieux du boire renvoient aussi aux représentations et aux espaces vécus associés à des États jugés plus permissifs ou au contraire plus prescripteurs, et aux liens que ces États entretiennent entre eux sur cette question. Ces lieux peuvent être mouvants. Ils permettent de suivre les influences des processus migratoires sur les géographies de consommations, notamment par l’empreinte que les diasporas peuvent provoquer sur les pratiques de consommation d’alcool.
23Les pratiques du boire interrogent quant à elles la sociabilité et le développement des liens entre les individus, selon les valeurs attribuées à la boisson, le genre, les classes sociales ainsi que les moments de cette consommation (consommation nocturne/diurne par exemple). Ces pratiques permettent plus généralement d’enquêter sur l’histoire du goût et des sensibilités, qui va au-delà de l’utilisation utilitariste de l’alcool, comme matrice de relations sociales, et des usages normés de la boisson comme véhicule dans le cadre d’une pratique cultuelle.
24Enfin, il y a lieu de déterminer dans quelle mesure la consommation, la vente ou la production d’alcool s’avèrent être au centre de certaines politiques publiques spécifiques, associées à des enjeux religieux (en lien, par exemple, avec la Nahda [réveil] ou le réformisme islamique d’un Jamāl al-Dīn al-Afghānī et d’un Rashīd Ridā), sanitaires (lutte contre les intoxications liées aux alcools frelatés, lutte contre l’alcoolisme ou certaines maladies cardio-vasculaires), économiques (politiques de taxation ou au contraire de libéralisation de certaines activités de production ou de commerce d’alcool) ou politiques (prohibition ou permissivité liées à des enjeux de contrôle public, ou de sécurité routière). Sur beaucoup de ces points, l’influence des réformismes ou la scientisation du traitement de l’alcool comme problème public, les contributions ici réunies n’apportent que des réponses très partielles ; l’exploration du sujet est encore largement en chantier. À tout le moins, les articles qui suivent montrent le caractère fécond d’une approche qui met en rapport un régime de pluralité des normes et des modes d’action publique qui trouvent une légitimité dans la norme religieuse, mais, face à la diversité confessionnelle ou à la polarisation de l’opinion, doivent faire abstraction de cette légitimité et chercher des justifications mondaines et universalistes.
25Les contributions qui composent ce numéro illustrent des moments successifs de l’histoire de l’alcool, et nous avons voulu rassembler les articles en fonction des caractéristiques normatives saillantes de ces périodes, plutôt que de plaquer des césures historiques mal adaptées.
26Un premier moment est celui des empires islamiques et des « économies-mondes » (Braudel, 1967). L’alcool est alors essentiellement le produit de savoir-faire locaux, destiné à des buveurs du pays. Limor Yungman, travaillant principalement sur l’espace irakien, montre que dans ce contexte, celui notamment du sultanat mamelouk et des débuts du sultanat ottoman, des us et coutumes normés et sophistiqués des boissons alcoolisées continuent à se mettre en place et à circuler sous la forme de manuscrits. Le vin et l’alcool appartiennent aux arts de la table en pays d’Islam, les mariages de goût également. Sans doute y a-t-il un fort biais de classe sociale dans cette littérature. Toutefois, elle reflète l’existence d’espaces sociaux dans lesquels les normes islamiques entourant l’alcool, par exemple en matière de durée de fermentation, possèdent une pertinence. Ce que dit la tradition islamique importe alors davantage comme moyen de varier les plaisirs que comme contrainte dans la codification des repas.
27Vanessa de Obaldia, pour sa part, s’est intéressée aux contacts interreligieux, et plus particulièrement aux relations entre religieux catholiques occidentaux, autorités ottomanes et diplomatie française à Istanbul, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Étudiant une série de documents sur la production d’alcool par les couvents catholiques de la ville, elle montre qu’acceptée en principe, celle-ci est en réalité en renégociations constantes. L’incertitude tient à la définition de l’alcool et du vin comme enjeux d’ordre public : ce souci, qui n’amène que ponctuellement des interventions ottomanes, mais alors souvent de façon définitive, met en branle tout l’appareil normatif qui entoure les religieux européens dans l’Empire ottoman, et en particulier l’application des Capitulations passées avec la France. Le droit de produire de l’alcool constitue, comme un engrenage, une norme dans une norme, à l’intérieur d’un objectif de politique publique ottoman beaucoup plus vaste – l’application ostensible de la loi islamique, et le respect des traditions y compris dans les relations avec les non-musulmans.
28Le deuxième moment qui se dessine ici est caractérisé par l’intensification et la superposition de plusieurs dynamiques, politiques, économiques et démographiques de mondialisation et de transnationalisation : les processus de centralisation et de construction étatique et la colonisation, la mondialisation marchande d’avant 1914 et son ombre portée avant une nouvelle dynamique de mondialisation dans les années 1960, et l’intensification des migrations.
29Abdülhamit Kırmızı se penche sur un à-côté des réformes ottomanes et de la centralisation qui les a accompagnées : si François Georgeon a pu montrer l’acceptabilité grandissante de la consommation alcoolique en public dans la capitale ottomane (2002), il n’en va pas de même dans les provinces, surtout dans la période hamidienne (1876-1909) qui est marquée par un chauvinisme islamique vindicatif et soucieux d’afficher son respect des normes religieuses traditionnelles telles que l’opprobre à l’égard des buveurs. À partir de l’étude de la carrière de fonctionnaires accusés d’ivrognerie dans l’exercice de leurs fonctions, il montre que l’État impérial entendait d’un côté montrer l’exemple à travers ses représentants, de l’autre fidéliser ses fonctionnaires en leur donnant l’occasion de s’amender et de réintégrer leurs fonctions. Ce n’est pas la consommation alcoolique, mais ses interférences avec le service public, qui posait problème du point de vue de l’État. On observe ainsi une démultiplication apparente des normes, selon des différences de géographie et de classe : une à Istanbul et dans les grandes villes, qui cependant ne tolérait sans doute pas les démonstrations d’ivrognerie, et une autre en province ; une pour la fonction publique, partie intégrante des élites ottomanes, et une autre pour le commun des buveurs.
30Le propos normatif à l’égard des buveurs est également au centre de l’article de Nina Studer. Son objet est à dire vrai aux marges de la norme, puisqu’à travers le traitement psychiatrique des alcooliques, l’autrice s’écarte des normes sociales et réglementaires pour aborder les mesures de dernière instance, contrainte et enfermement. Le discours psychiatrique fait intervenir un faisceau de convictions communes et de peurs sociales contradictoires sur l’alcoolisme et le risque de confusion des normes à la faveur de la colonisation : l’une de ces idées est l’absence de l’alcoolisme parmi la population musulmane algérienne, réputée abstinente, et par conséquent la marginalité sociale des cas d’alcoolisme repérés en son sein ; une autre est la peur de voir l’alcool dévoyer la population européenne de l’Algérie et, à travers cette dernière, se diffuser au sein de la population autochtone du pays. Ces idées ne sont pas endogènes, mais le reflet de réflexions psychiatriques ou politiques du temps, en métropole et ailleurs, adaptées au contexte algérien par des spécialistes eux-mêmes européens. L’effet de ces idées est le maintien d’une provision radicalement insuffisante de soins psychiatriques à l’égard de la population algérienne, au sein de laquelle, de fait, l’alcoolisme apparaît une condition de plus en plus fréquente mais impensée par les autorités coloniales.
31Les articles d’Eda Çelik et de Sabah Chaib abordent les rapports entre alcool et dynamiques démographiques, en particulier migratoires. La première de ces autrices s’attache à brosser un portrait double de la ville d’Ankara au moment où le mouvement kémaliste en fait sa capitale et y instaure la prohibition. La petite ville, au cœur d’un terroir vinicole, encore peuplée de Grecs aussi bien que de musulmans, devient alors à la fois un laboratoire et un exutoire : laboratoire, car on cherche à faire fonctionner des institutions de contrôle susceptibles de faire appliquer la prohibition dans le reste de l’Anatolie, car on y publie en faveur de la prohibition, et l’on met en place les dispositions réglementaires qui doivent rendre celle-ci applicable ; exutoire, parce que les kémalistes sont divisés quant au bien-fondé de la prohibition, et nombre d’entre eux cherchent des lieux où consommer malgré le système de contrôle. L’article, empruntant aux idées d’espace conçu et d’espace vécu d’Henri Lefèbvre, se sert de l’alcool comme d’une clé pour montrer la mise en place des principes d’urbanisation et de construction des imaginaires urbains de la capitale turque en formation.
32La seconde autrice s’intéresse, de son côté, aux cafés tenus par des Algériens en métropole à partir des années 1950, et à leur présence durable au-delà de la guerre d’Algérie. À travers l’analyse détaillée des demandes de licence et des archives relatives aux cafés-débits de boisson d’une banlieue parisienne, elle montre un découplage entre une norme religieuse communément supposée comme s’appliquant aux tenanciers en vertu de leurs origines, et une activité réputée contraire à cette norme, mais complètement normalisée dans le contexte métropolitain.
33Le troisième moment décrit dans ce numéro correspond au devenir des normes et des politiques publiques sur l’alcool à la suite d’un mouvement de réislamisation des sociétés des mondes musulmans amorcé dans les années 1970. Si l’alourdissement des contraintes et des discours antialcooliques est alors un phénomène politique, il n’est pas la conséquence directe des décolonisations, mais plutôt de l’épuisement de l’attractivité de nationalismes laïcs qui ont tendu à occuper le terrain et le pouvoir à la suite des indépendances.
34Gianfranco Bria a mené une enquête anthropologique en Albanie, concentrée sur une région périphérique du pays, qui lui a permis de mettre en évidence un éclatement à la fois spirituel, idéologique et régional des normes relatives à l’alcool. C’est surtout le passé communiste, plutôt que la composition majoritairement musulmane du pays, qui suscite réactions et repositionnements : si l’alcool était normalisé sous le régime socialiste, ce passé autoritaire suscite un rejet qui conduit les uns à affirmer avec plus de véhémence encore leur attachement à la consommation d’alcool comme une manifestation de liberté individuelle, les autres, sous l’influence d’une da‘wa moyen-orientale, à rejeter ensemble le passé laïc communiste et la consommation réputée impie d’alcool. Toutefois, le paysage est loin d’être aussi binaire que cette présentation le suggère : les confréries soufies adoptent des positions très politiques sur le sujet, qui les amènent à des choix différenciés selon les lieux, et le bektachisme affirme de manière plus marquée que jamais sa différence par rapport à l’islam sunnite dominant. En outre, les formes de réislamisation des discours et des pratiques qui peuvent s’observer dans les principaux centres urbains détonnent avec la pratique de l’islam aux périphéries, où le culte s’accommode davantage de la consommation par les fidèles, voire l’intègre aux rites soufis.
35Elife Biçer-Deveci illustre un moment-charnière dans les « guerres culturelles » relatives à l’alcool, qui se sont intensifiées avec l’arrivée de l’AKP au pouvoir en Turquie en 2002. À travers l’organisation paraétatique Yeşilay (le Croissant-Vert), fondée en 1920 par des scientifiques, principalement des médecins, et des religieux, tous inquiets de la diffusion ostensible de la consommation d’alcool, elle montre comment la « synthèse islamo-nationaliste » qui inspire le régime militaire dans les années 1980-1983 s’applique à une thématique donnée. La militance antialcoolique de Yeşilay, dirigée à l’époque par d’anciens militaires acquis à l’idéologie du régime, articule nationalisme, normes islamiques et eugénisme pour dénoncer les méfaits de l’alcool comme une destruction du pays de l’intérieur, mais sous l’influence de l’étranger. Ce motif dissimule un paradoxe : celui d’une organisation soutenue par l’État, mais pas officiellement étatique, qui opère conformément aux principes du néo-libéralisme qui s’installe alors dans le pays, et qui se retrouve à affronter une des manifestations du capitalisme néo-libéral de l’époque, le groupe de brasserie EFES qui affiche dans ses campagnes publicitaires les valeurs néo-libérales et individualistes nouvelles à côté d’un discours nationaliste. L’analyse des discours et des acteurs permet de montrer la gestation de nouveaux systèmes de normes nés l’un et l’autre d’une matrice néo-libérale, qui inspirent les débats publics véhéments autour de l’alcool après 2002.
36Enfin, Philippe Chaudat étudie un terrain qui présente certaines similarités avec la Turquie : la ville provinciale de Meknès, au Maroc, qui a connu des changements démographiques notables au XXe siècle avec la quasi-disparition de sa communauté juive, et qui est soumis à un ordre pro-occidental en même temps que traditionnel islamique. Pourtant, l’alcool, légalement limité au commerce et à la consommation des non-musulmans mais en réalité de circulation ordinaire, n’y suscite pas les affrontements politiques connus en Turquie. Boire et acheter de l’alcool sont des activités qui résultent d’un processus de négociation avec les normes religieuses dominantes, la division espace public/espace privé étant instrumentalisée non pour empêcher de boire, mais pour préserver les apparences.
37Les différents auteurs nous disent d’abord et avant tout qu’il y a une pluralité des normes et des politiques publiques de l’alcool dans les mondes musulmans, et que la référence islamique commune n’a rien d’une évidence, bien au contraire. Les normes évoluent avec le temps, en particulier celles qui régissent la consommation dans l’espace public, et elles peuvent aussi bien aller vers la libéralisation que la prohibition. Cela étant posé, la prohibition apparaît un objectif trop onéreux ou trop éloigné, même là où elle a été mise en place de façon stricte. L’adoption de nouvelles lois de prohibition au Moyen-Orient, en particulier en Irak, est désormais assortie d’exceptions qui font en réalité partie du système qui se met en place. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sert souvent de paravent à ces mesures, mais, en cherchant à imposer une norme unifiée d’abstinence, elles engendrent mécaniquement des modes de contournement, et aboutissent à des formes de consommation qui sont parmi celles que l’OMS dénonce comme ayant les conséquences les plus lourdes pour la santé. C’est moins la loi islamique, avec toute sa complexité sur le sujet, que la volonté des États de montrer leur capacité d’action et de trouver des justifications mondaines à leurs politiques, qui suscite ces développements entropiques.