GANGLOFF, Sylvie, 2015. Boire en Turquie. Pratiques et représentations de l’alcool, Paris, Editions de la MSH.
YERASIMOS, Stéphane, 2001. A la Table du Grand Turc, Arles, Sindbad.
François GEORGEON, Au pays du rakı. Le vin et l’alcool de l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdoğan, Paris, CNRS Editions, 2021, 359 p.
1Voici un ouvrage longtemps attendu, aboutissement de travaux abordant le sujet de l’alcool à l’époque moderne et contemporaine de front ou de façon incidente depuis au moins une vingtaine d’années. François Georgeon nous offre à la fois le résultat de ces longues recherches et une synthèse accessible. Il nous offre un tableau très riche sur l’histoire de l’alcool depuis la conquête ottomane jusqu’à la mort de Mustafa Kemal en 1938. Il présente en outre des clés d’analyse utiles sur une thématique qui déborde sur un débat public souvent acrimonieux (comme le rappelle utilement l’épilogue de Nicolas Elias et Jean-François Pérouse), et dont il souligne les développements récents et les aspects encore méconnus (p. 22). L’ouvrage signale une historiographie en plein essor, avec cependant pour le moment d’importants trous géographiques, le Levant arabe en particulier.
2L’ouvrage étudie l’alcool avec une attention toute particulière à la vigne et au vin, tant du point de vue de la production et de la circulation que de la consommation, de façon concentrique, plutôt qu’avec un cadre géographique univoque ; un tel choix s’impose dans un espace, celui de l’Empire ottoman, aux frontières entièrement redessinées depuis le dix-neuvième siècle. Aussi l’ouvrage n’aborde-t-il, après la période impériale, qu’un seul des Etats successeurs de l’Empire ottoman, la Turquie républicaine. Il évoque de façon générale la gouvernance de l’Empire ottoman et l’application qui y est faite de la charia relativement à l’alcool, évoquant aussi bien l’Egypte que l’Irak ou la Macédoine; s’attache à décrire un cœur de l’Empire, courant de l’Anatolie à l’Albanie; et accorde une attention toute particulière aux rapports entre alcool, islam et pouvoir dans la capitale ottomane, Istanbul, avec des descriptions fines et d’utiles cartes.
3Etait-il possible d’échapper à ce point de vue centralisé? Il n’est pas sûr que l’historiographie existante le permette; et quand bien même elle serait plus étoffée sur toutes les régions de l’Empire, les variations climatiques et les différences de comportement de consommation tendraient à dissimuler les mécanismes historiques à l’œuvre derrière le fait têtu de la diversité régionale.
4François Georgeon souligne la complexité des facteurs de cette diversité, inhérente à la fois à la démographie communautaire et aux conditions naturelles.
5Avec une différence de normes religieuses entre l’islam et les autres religions de l’empire quant à la vinification, au commerce et à la consommation d’alcool, et, durant la période ottomane, une pénalisation renforcée à l’encontre des buveurs musulmans, la géographie de la consommation semble suivre, très grossièrement, un gradient nord-sud déterminé par le ratio démographique entre musulmans et non-musulmans (p. 71-89). Toutefois, l’appartenance religieuse ne suffit pas à déterminer la propension à la consommation - et l’auteur de rappeler très utilement les injonctions à la modération dans le christianisme (p. 19-20). Les facteurs explicatifs des différences locales et sociales sont multiples, tout comme les zones d’ombres.
6Centré sur l’aire méditerranéenne, “l’empire de la vigne” (p. 36) des Ottomans est pour une large part un empire de la saison sèche, approprié à une culture ne nécessitant pas d’irrigation comme celle de la vigne. Le passé de cet autre “empire de la vigne” qu’était l’Empire byzantin, dans lequel la viniculture occupait une place cruciale, laisse une persistance rétinienne dans les paysages viticoles ottomans, malgré des destructions locales de vignobles lors de la conquête (p.32-33). A l’inverse, les administrateurs ottomans se montrent parfois soucieux de restaurer le domaine de la viticulture, voire de l’étendre. Les contractions géographiques du domaine de la vigne doivent davantage aux circonstances politiques internationales qu’à une volonté de l’empire de limiter la production pour diminuer la consommation (p. 35).
7Vigne et vin se produisent dans la majorité des provinces, mais ce ne sont pas partout des productions locales de consommation courante. Les besoins des cultes chrétiens et de la consommation des résidents étrangers reflètent l’importance de la circulation du vin entre provinces de façon générale.
8Parmi cette diversité, l’auteur souligne l’importance des différentes boissons alcoolisées dans l’espace anatolien: le vin, mais également la boza, boisson sucrée et fermentée à base de céréale communément vue comme amenée par les Turcs lors de leurs migrations vers l’Anatolie, plus tard le rakı et la bière (p. 51-60). L’étude de cette diversité des boissons, de leur production et des imaginaires qui s’y rattachent, sous la forme de la poésie ou des dialogues entre chacune d’entre elles (p. 127-138) fournissent certaines des pages les plus passionnantes de l’ouvrage. François Georgeon évoque les rakijas et autres konyaks produits dans les Balkans et en Mer Egée, soulignant ainsi l’intérêt qu’il y aurait à dresser un tableau et une cartographie plus complets des boissons alcoolisées de consommation courante dans le monde ottoman.
9Deux choix méthodologiques nous semblent mériter qu’on s’y attarde. En premier lieu, François Georgeon choisit d’étudier l’histoire de l’alcool dans l’Empire ottoman comme le développement d’un élément de culture turque dans le sillage de l’expansion territoriale d’une dynastie turque, elle aussi. Vu l’importance de la viticulture à Byzance, cela peut sembler contre-intuitif; ne serait-ce pas répéter un trope de l’historiographie nationaliste turque? Ce choix est un utile contre-pied à cette historiographie, qui a déjà posé il y a plus d’un siècle un cadre, en interrogeant la consommation ou de l’abstinence des Turcs d’Asie centrale avant la conversion à l’islam et la migration vers l’ouest (p. 211). François Georgeon, qui prend soin de contextualiser l’émergence de l’idée de nationalité turque, décrit davantage une rencontre, comme l’avait fait Stéphane Yerasimos au sujet de la cuisine (2001): que change, dans la production et la consommation, l’installation au pouvoir d’une dynastie musulmane et turque à la place des Byzantins? Il prend garde à ne pas surestimer le poids de la norme juridique islamique, consacrant des pages éclairantes aux efforts de conciliation entre la défense de la charia comme obligation première du sultan et la réalité, faite de diversité socio-culturelle et d’opposition aux normes religieuses.
10En second lieu, en se concentrant sur sa période d’élection, le dix-neuvième siècle, l’auteur développe l’hypothèse que la bureaucratie ottomane modernisatrice joue un rôle essentiel dans la diffusion de la pratique de boire dans l’espace public. Conscient des risques de généralisation inhérents au diffusionnisme, il avance avec prudence, se concentrant sur les grandes villes comme Izmir, Salonique ou, ville davantage conservatrice, Alep (p. 172), tout en soulignant que l’alcool est présent partout en Anatolie à cette époque (p. 174-175), autrement dit avant la période kémaliste communément vue - et dénoncée du côté de l’islam politique - comme ayant provoqué la généralisation de la consommation d’alcool.
11François Georgeon rappelle en outre que si diffusion de l’alcool il y a, elle ne se fait pas sans résistance. Le centre de l’Empire, où l’acceptabilité sociale de la consommation publique d’alcool se manifeste de façon précoce, est aussi le lieu de naissance d’un antialcoolisme dès la période ottomane. Celui-ci est le produit de paniques morales, quant à la possibilité de l’émergence de l’alcoolisme comme fait social, et de la synthèse d’injonctions religieuses et de discours médicaux tendant à valider les premières (p. 175-185). Il n’est pas jusqu’à la période contemporaine où cet anti-alcoolisme manifeste une grande complexité: à l’alliance des clercs et des médecins, puis à l’alliance électorale réunie par le parti de l’islam politique AKP à partir des années 2000, Jean-François Pérouse et Nicolas Elias ajoutent la composante proprement républicaine de l’organisation Yeşilay (p. 282), qui prolonge les débats des années 1930 sur la licéité du boire dans les lieux de sociabilité formels du Parti Républicain du Peuple, kémaliste (p. 248-254), ou l’hostilité d’une certaine extrême-gauche à la consommation alcoolique, source possible d’abrutissement et d’acceptation d’un ordre économique mondial fait d’exploitation et de dépendance économique (p. 282, note 6).
12Il reste que, peut-être du fait de la chronologie du livre, qui saute de 1939 à un épilogue situé après 2002, l’idée de diffusion de la consommation alcoolique suscite de nouvelles questions: comment expliquer que la carte de la consommation en 1927 (p. 243), qui fait d’Istanbul le haut-lieu de la boisson, ne coïncide pas avec celle des années 2000, selon lesquelles l’alcool est davantage consommé en Thrace orientale ou à Izmir qu’à Istanbul (Gangloff, 2015)? Il y a là sans doute le reflet évident des migrations économiques depuis les régions “sèches” d’Anatolie orientales, à partir des années 1940, mais la question demande à être creusée: qu’est devenue la consommation au fil du siècle républicain de la Turquie?
13Concluons en disant que non content d’être très riche, l’ouvrage ouvre d’intéressantes questions sur les rapports entre espace public et histoire - car faire l’histoire de l’alcool dans les mondes musulmans suscite fréquemment le malaise, en mettant en évidence des accommodements constants avec la norme religieuse. François Georgeon, qui dans la diversité de ses sources sait refléter la tendance des buveurs à rechercher la connivence, réussit à aborder ces accommodements sans dénaturer l’inspiration des différents acteurs des débats. De ceci, comme de l’ensemble d’un ouvrage remarquable, nous ne pouvons que l’en féliciter.
GANGLOFF, Sylvie, 2015. Boire en Turquie. Pratiques et représentations de l’alcool, Paris, Editions de la MSH.
YERASIMOS, Stéphane, 2001. A la Table du Grand Turc, Arles, Sindbad.
Philippe Bourmaud, « GEORGEON François, Au pays du rakı. Le vin et l’alcool de l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdoğan », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 08 juin 2022, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/17498 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.17498
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