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SECONDE PARTIE
Lectures

JACQUEMOND Richard et LAGRANGE Frédéric (dir.), Culture Pop en Égypte. Entre mainstream commercial et contestation

Riveneuve, 2020
Catherine Mayeur-Jaouen
Référence(s) :

JACQUEMOND Richard et LAGRANGE Frédéric (dir.), Culture Pop en Égypte. Entre mainstream commercial et contestation, Paris, Riveneuve, 2020, 464 p.

Texte intégral

1Passionnant volume, Culture Pop en Égypte est le résultat d’un atelier du deuxième Congrès du Groupement d’intérêt scientifique du CNRS Moyen-Orient et mondes musulmans, tenu à Paris en juillet 2017. Les 449 pages de texte comprennent une introduction et dix contributions classées en quatre parties : « Pop Fiction, de l’écrit à l’audiovisuel », « Pop Humor, le rire entre la télévision et Internet », « Pop Music, du protest song à l’électro » et « Pop Street, la rue et ses mythes ». Les trois premières parties comptent chacune trois articles, la dernière en compte un seul. Le livre accroche l’œil par sa couverture attrayante et suggestive dont le lecteur cherchera en vain la source, non mentionnée en quatrième de couverture ou à l’intérieur du volume. Il n’y a pas non plus de table des illustrations pour les douze illustrations couleur, ni d’index, ni surtout une bibliographie générale qui serait si utile au lecteur, mais heureusement, à la fin de l’introduction, des « éléments de bibliographie » mentionnent une quinzaine de titres.

  • 1 Le volume dirigé par Jacquemond et Lang réfléchit sur les relations entre les champs culturels nati (...)

2Ces regrets à part, nul doute que Culture Pop en Égypte fera date par la richesse de ses informations, par la volonté d’acclimater les cultural studies à l’étude du monde arabe, et par l’ombre portée de la révolution de 2011, ses prodromes et ses suites, qui constitue l’arrière-fond de la plupart des contributions. Le livre montre constamment à quel point des formes variées d’innovation et de contestation culturelles ont précédé la révolution de 2011. Ces rappels finissent par narrer une histoire culturelle de la seconde moitié du XXe siècle arabe, depuis l’époque nassérienne posée comme référence majeure de la centralité culturelle égyptienne jusqu’à la fragmentation, mais aussi au dynamisme, d’aujourd’hui : d’Oum Kalthoum au mahragān, des orchestres instrumentaux aux logiciels de producteurs de musique, des grands écrivains égyptiens à l’auteur de best-sellers Aḥmad Murād, des deux chaînes nationales noir et blanc aux chaînes satellitaires et à Internet... Pour évoquer la culture populaire (ou de masse) dans le monde arabe contemporain, et en Égypte en particulier, les auteurs citent en général les pionniers : Walter Armbrust (1996 et 2000) sur les médias et le cinéma en général, Lila Abu-Lughod (2005) sur les feuilletons télévisés, Samia Mehrez (2010) sur les guerres culturelles égyptiennes. Outre les livres parus dans le sillage des révolutions, on pourrait désormais y ajouter le livre récent dirigé par Richard Jacquemond et Félix Lang, Culture and Crisis in the Arab World. Art, practice and production in spaces of conflict (2019)1.

3L’introduction de Culture Pop en Égypte par Frédéric Lagrange pose une série de problématiques ambitieuses, principalement définies par rapport au cinéma, au feuilleton télévisé et à la musique : l’Égypte a-t-elle gardé sa centralité dans la culture arabe ? Ou plutôt comment l’a-t-elle renégociée face à de nouveaux concurrents (Liban et Syrie, péninsule Arabique) dans un contexte de désenchantement politique général ? Comment « la culture légitime reconnue par les élites » recule-t-elle, contrainte à partager l’espace médiatique avec de nouvelles classes sociales et de nouvelles classes d’âge ? Comment les genres et les styles, les façons de parler, les échanges entre fusḥā et ʿāmmiyya ont-ils évolué récemment ? Le dialecte du Caire n’est plus l’unique « dialecte véhiculaire » du monde arabe. Le dynamisme égyptien et arabe à l’heure de la mondialisation invite à la réflexion, et Lagrange de citer Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias (2012) : « la mondialisation n’a pas seulement accéléré l’américanisation de la culture et l’émergence de nouveaux pays, elle a aussi promu des flux d’information et de culture régionaux ». Il s’attache ensuite à définir « culture populaire, culture des classes populaires et pop culture », cette dernière étant différente de popular culture, qui n’est pas un synonyme de « culture populaire » en français. En ethnomusicologie, Philip Tagg distingue folk music, art music et popular music, avec des séries de critères intéressants à transposer au contexte égyptien. Et que dire des termes arabes, sha‘bī (populaire au sens de la classe sociale), baladī (plutôt rural ou rustre, mais aussi authentique), dont les connotations ont beaucoup varié depuis les années 1960 ? Adoptera-t-on une perspective etic, empruntant des catégories et concepts supposés objectivants et universels, ou une culture emic, qui examine les concepts produits par le groupe social envisagé ? Il faut se défier de catégories mouvantes, où la place d’un objet culturel donné est éminemment mobile. Pour approfondir les définitions de « culture populaire », Frédéric Lagrange reprend deux textes importants de Stuart Hall, dont l’un (« Notes on Deconstructing the Popular ») sert de cadre théorique à May Telmissany, l’une des auteurs du volume. Mais c’est un deuxième texte de cet auteur, Encoding and Decoding in Television Discourse (1973) qui propose trois définitions de popular culture : une définition mercantile liée à l’industrie culturelle ; une définition descriptive, celle des anthropologues : « l’ensemble des choses que « le peuple » a fait et continue de pratiquer. Cette dernière définition enracine le populaire dans les conditions sociales et matérielles des classes laborieuses, face aux classes dominantes – mais que désigne alors « culture dominante » ? Lagrange propose finalement d’adopter la définition la plus large, en incluant les conditions de réception des productions culturelles et en interrogeant la notion de domination et d’hégémonie. L’introduction fait une large part aux objets culturels « jouissifs ». Le mot apparaît trois fois dans l’introduction, ainsi qu’en quatrième de couverture : s’il désigne incontestablement le mahragān dont il sera question plus loin, est-il vraiment adapté à la culture militante, parfois ascétique et moralisatrice, présentée par certaines des contributions du volume ? Correspond-il aussi à l’extrême dureté des rapports de classe, évoqués dans le livre, et dont l’importance croissante, en Égypte, ne peut être surestimée ?

  • 2 Cf. Katia Ghosn (2018).

4La première partie, Pop Fiction commence avec un passionnant article de Richard Jacquemond qui analyse, autour du cas de l’écrivain Aḥmad Murād, le phénomène récent des best-sellers égyptiens, inauguré en 2002 par L’Immeuble Yacoubian de Alaa al-Aswany. Jusque-là, on avait tenu pour acquis que les seuls best-sellers étaient ceux des « écrivains islamiques » ou de quelques journalistes vedettes, mais il est impossible de connaître les tirages et chiffres de vente, comme l’audience réelle d’un livre qui peut avoir des éditions pirates ou téléchargements de PDF : on n’en connaît guère que le nombre de réimpressions. Le site Goodreadings peut aider à mesurer l’audience réelle des romans égyptiens à la mode, et celle des romans d’Aḥmad Murād est impressionnante ! Né en 1978 au Caire, Aḥmad Murād, photographe de formation, est l’auteur de six romans, dont le fameux al-Fīl al-azraq fin 20122, retenu dans la short list 2014 du Booker arabe, puis adapté au cinéma en 2014 par Marwān Ḥāmid dans ce qui fut un des plus gros succès du cinéma égyptien, et dont une suite fut tournée en 2019. Jacquemond se penche sur les romans et scénarios d’Aḥmad Murād – entre roman historique, littérature pour adolescents, science-fiction, monologues et thriller psychologique. L’auteur égyptien adopte une nouvelle manière d’être écrivain et de faire la promotion de ses œuvres (sa page Facebook a plus d’un million de followers), anime une émission de radio et des ateliers d’écriture. Il s’agit en somme, conclut Richard Jacquemond, d’un « jeune entrepreneur culturel qui a réussi ».

5Teresa Pepe signe un remarquable article sur l’adaptation à la télévision du roman de Sonallah Ibrahim, Les années de Zeth (1991) dans le feuilleton Bent esmahāāt en 2013 par la scénariste Maryam Naʿūm, née en 1977 et elle-même fille de l’écrivain Nabil Naoum. C’est l’occasion de revenir sur l’histoire des adaptations (iqtibās) d’œuvres littéraires au cinéma égyptien, sur l’histoire des feuilletons égyptiens de Ramadan et sur leur évolution à l’heure des télévisions satellites et depuis la révolution : Bent esmahāāt, tourné sous les Frères musulmans, sortit juste après leur chute… L’œuvre de S. Ibrahim dénonçait les mœurs politiques, sociales, culturelles et religieuses de l’Égypte des années 1970 et 1980, où l’héroïne – une femme égyptienne de la petite classe moyenne – était constamment écrasée, incapable de « comprendre la réalité qui l’entoure et de la rendre historiquement ‘reconnaissable’ », selon l’analyse de Yoav Di Capua à propos du roman qui s’achevait en 1990 (Di Capua, 2012) ; alors que la scénariste, décidément très créative, décrit une évolution qui s’étend du coup d’État des Officiers libres (date de naissance de l’héroïne) à la révolution de 2011 (où l’héroïne, jusque-là mère au foyer exemplaire, finit par manifester). Le feuilleton narre finalement l’empowerment d’une femme soumise devenue rebelle : le scénario du feuilleton se transforme en « essai d’écriture de l’histoire de l’Égypte contemporaine du point de vue de la femme ».

6Les feuilletons sont encore loin d’un « essai d’écriture de l’histoire de l’Égypte contemporaine du point de vue des coptes », mais les relations confessionnelles sont apparues au grand et au petit écran, à partir de la fin des années 1990 et surtout dans les années 2000 avec l’émergence de la « question copte ». Gaétan du Roy, auteur d’une excellente thèse récemment publiée sur les chiffonniers du Muqattam, traite de deux feuilletons télévisés qui portent sur Choubra, quartier réputé être celui de la convivence confessionnelle entre chrétiens et musulmans et d’un cosmopolitisme disparu : Bint min Shubrā en 2004 adapte un roman de Fatḥī Ghānim (1924-1992) qui traite d’un mariage mixte entre Maria, une Italienne catholique de Choubra, et un Égyptien musulman dans l’entre-deux-guerres, dans une union nationaliste irénique censée contraster avec l’engagement islamiste du petit-fils de Maria aujourd’hui ; Dawarān Shubrā en 2011 évoque un immeuble où cohabitent catholiques et musulmans, partageant un espace commun, mais où les rapprochements adolescents s’effacent à l’âge adulte, lorsque réapparaissent les frontières interconfessionnelles. Finalement, conclut du Roy, il n’y a pas de vrai débat sur la discrimination des coptes dans ces feuilletons qui véhiculent des lieux communs et des stéréotypes, dont il n’est pas sûr que la répétition crée du lien social (ces feuilletons ont plutôt entraîné des tensions), alors que la révolution a démontré qu’il existait d’autres discours et d’autres pratiques possibles.

7Dans la partie Pop Humor, on passe de la télévision à Internet. Amr Kamal refait l’histoire de la traduction dans les sous-titres des films égyptiens, plus tard des séries américaines et des dessins animés japonais diffusés à la télévision égyptienne : avant même la prolifération de chaînes satellites, il existait sur les deux chaînes de la télévision nationale une pluriglossie panarabe qui dépassait la diglossie nationale classiquement décrite, depuis Charles A. Ferguson en 1959, entre le dialecte et l’arabe littéraire. Tout était traduit et sous-titré par une seule compagnie, les « laboratoires Anis Ebeid » (maʿāmil Anīs ʿUbayd), fondés par un ingénieur formé à Paris et désigné après 1945 comme unique conseiller pour la traduction des films et des programmes en langues étrangères en Égypte, dans un registre d’arabe formel. Amr Kamal constate que le panarabisme nassérien ne s’exprimait pas seulement en arabe standard, mais aussi beaucoup en dialecte égyptien, comme dans l’opérette Al-Waṭan al-akbar (1960) chantée en dialecte égyptien par les chanteuses Sabāḥ (libanaise) et Warda (franco-algérienne). Ces longs préliminaires qui forment la partie la plus intéressante de l’article permettent à Amr Kamal d’arriver à la période actuelle et à l’analyse du sketch pluriglossique de Saturday Night Live bi-l-ʿArabī, transposition d’une émission américaine en Égypte, où se rencontrent de façon humoristique plusieurs dialectes et plusieurs formes d’arabe standard, ce qui illustre l’influence des sous-titrages de dessins animés et des doublages en dialecte syrien des feuilletons turcs.

8Ces réflexions sur la télévision et sur Internet se poursuivent avec les analyses de Frédéric Lagrange sur les ambiguïtés des campagnes publicitaires pour Birell, entre 2003 et 2013. Birell est une bière sans alcool que les publicités égyptiennes associent à une virilité menacée, avec le slogan : estargel, eshrab birell (« sois un homme, bois Birell »). On donne des conseils virilistes aux hommes face aux femmes qui, disent les campagnes après la révolution, se virilisent désormais. S’agit-il d’une dénonciation au second degré du code viril, ou au contraire d’une publicité misogyne, voire homophobe dans un pays où l’homosexualité reste strictement condamnée ? Et Birell est-il, comme le suggère Lagrange, le cheval de Troie des produits alcoolisés d’al-Ahram Beverage Company, filiale de Heineken Egypt ?

9Le cas de la caricature numérique égyptienne sur Facebook (le « mème ») est abordé par Chihab el-Khachab dans sa longue contribution « Est-ce que ça ne vaut pas mieux que d’être comme la Syrie et l’Irak ? », slogan diffusé après le coup d’État de juillet 2013 et justifiant les mesures contre-révolutionnaires. Ces « mèmes » sont appelés « comics » en dialecte égyptien, comme pour les bandes dessinées : il s’agit de cases tirées de films ou de séries télévisées, ou d’images d’actualité, et modifiées dans leur sens ou dans leur slogan. Le public visé par les producteurs (eux-mêmes de jeunes hommes urbains et éduqués) est un public de jeunes consommateurs masculins. L’article présente les jeux de comparaison entre l’Égypte et différents pays, répandant l’idée banale de la dégénérescence de l’Égypte, incompétente et irréfléchie, où les jeunes sont soit émigrés, soit à l’armée, soit en prison, soit au café (c’est-à-dire au chômage), en comparaison avec d’autres pays comme les Émirats arabes unis. Mais les mèmes renforcent aussi des traits supposés typiquement égyptiens, dans une « intimité culturelle » (Michael Hertzfeld, Cultural Intimacy, 1997) qui fait appel à des traits jugés gênants au regard de l’étranger, mais qui font éminemment partie de la culture locale : par exemple, la musique shaʿbī, dénigrée pour des raisons sociales, est à l’arrière-plan de nombre de productions actuelles.

10Ces remarques pertinentes manquent toutefois un peu de profondeur historique : par exemple, Chihab el-Khachab semble ignorer que le refrain de la chanson mahragān à laquelle il fait référence (Lā mesh kedā yā ʿAbdoh) du groupe Shobbek Lobbek était à l’origine – dans les années 1970-1980, à la grande époque de la cassette audio – chanté par Khaḍra Muḥammad Khiḍr, une chanteuse des grands mouleds du Delta, sous le titre Lā we-n-nabī yā ‘Abdoh. Intéressante mutation : plagiat ou tacite appropriation créative (et prudemment sécularisée) ? El-Khachab constate en tout cas, et à juste titre, que l’actuelle diffusion numérique de cette musique shaʿbī du temps des cassettes audio permet aux jeunes auteurs de puiser dans un patrimoine en le réinterprétant.

11La partie Pop Music est celle dont les contributions sont le plus nourrissantes, parce que les deux ethnomusicologues unissent analyse des sources numériques et audio à des entretiens et expériences anthropologiques qui incarnent les évolutions et ruptures culturelles. Dans « Les alternatives musicales de l’Égypte post-révolutionnaire », Séverine Gabry-Thienpont signale le tournant que représente le Printemps arabe dans l’essor des musiques alternatives. Elle s’attache à l’éclectisme avec lequel les chanteurs actuels combinent différents héritages égyptiens, arabes, internationaux, le plus souvent dans une perspective transnationale : Abdallah Minyawy (ʿAbdallāh Minyāwī), Égyptien né en 1994 en Arabie saoudite, installé au Fayyoum depuis 2011, chanta du slam dès l’âge de 17 ans durant la révolution. Il combine héritage des chants religieux des mouleds (mawālid, fêtes aux tombeaux des saints coptes et musulmans), poésie arabe, phonétique de la fusḥā ; la chanteuse Maryam Saleh (Maryam Ṣāliḥ) en résidence musicale à Stockholm reprend le répertoire d’un munshid aveugle, Aḥmad Barrayn ; la chanteuse pop Dina el-Wadidi s’est associée à une officiante de zār pour un concert en Europe en 2016. En ethnomusicologue, Gabry montre comment la technique elle-même – des logiciels comme Fruity Loops – permet désormais de composer, mixer, produire quasiment seul de la musique. De nouveaux médias diffusent cette musique actuelle qui a des échos en Europe, comme celle du groupe Cairokee, et permet aux jeunes artistes, parfois censurés ou inquiétés, de s’exiler ou de produire autrement. L’investissement des réseaux sociaux et l’existence de nouveaux marchés entre Égypte et Liban font de ces musiques alternatives un marché fructueux – ce que refusent certains militants comme le métalleux Machine Eat Man (Muḥammad Ragab), qui fut arrêté en 1997 avec d’autres musiciens de métal, à une époque où il était très difficile d’accéder à ces musiques, taxées de sataniques. Finalement, conclut S. Gabry-Thienpont, les musiques alternatives ne sont pas surgies comme par magie du printemps arabe, mais de la longue gestation qui aura précédé.

12C’est également à l’aide d’entretiens avec les musiciens que Nicolas Puig, remarquable connaisseur de la musique de rue et du paysage sonore au Caire, consacre sa contribution au mahragān. Ce type de musique se développe depuis la fin des années 2000 à partir des pratiques des DJ lors des mariages, et évolue en parallèle de la chanson shaʿbī. Il existe, souligne Puig, deux voies parallèles pour les musiques électroniques : soit des musiciens appartenant aux élites sociales, souvent internationalisés, soit le terreau du mariage de rue – qui a donc donné naissance au mahragān. Dans les années 1980, les DJ et hommes de micro supplantèrent les orchestres instrumentaux. Vingt ans plus tard, les traditionnelles salutations et mots de bienvenue – partie initiale des musiques de mariage – devinrent de véritables chansons à part entière, au son saturé et réverbéré. Deux foyers principaux virent naître cette musique dans les années 2000 : Maṭariyya, devenu l’emblème des quartiers informels (ʿashwā’iyyāt), et Madīnat al-Salām, une ville satellite créée en 1981. Ces deux quartiers mal considérés, au fort taux de chômage, sont sous-équipés, mais leurs habitants en louent la densité relationnelle, le patriotisme de quartier et l’authenticité. Les textes des mahragānāt – au départ des sortes de dédicaces et hommages territoriaux – évoluèrent vers de nouveaux thèmes, proches de ceux du rap : drogue, alcool, danse, attitudes des garçons face aux filles, éventuellement pornographie. Les musiciens, syndiqués, ont beau voir leur genre décrié et méprisé (on l’associe aux rickshaws, les tok-toks), celui-ci est source de renouvellements. Les fêtes de mariage restent leur principale source de revenus, quoi qu’il en soit des développements transnationaux et des phénomènes de mode.

13Situé dans la même partie – Pop Music – l’article de May Telmissany sur « les voix de la révolution » de la chanson contestataire et politique en Égypte sent moins le terrain (elle remercie une assistante de recherche), mais colle à l’objectif de Frédéric Lagrange de rattacher le livre aux cultural studies : Telmissany a étudié le site du groupe Eskenderella, né à Alexandrie en 2000, qui a sorti en 2014 un album dédié à la révolution et à ses martyrs (p. 373, une bien curieuse définition des martyrs apparaît « saints chrétiens et musulmans martyrisés par leur communauté » ; ce qui ne correspond sûrement pas à la définition du martyre chrétien, copte en particulier !). La partie la plus intéressante de l’article fait l’historique des « chansons patriotiques » depuis 1919 et surtout 1952 et 1973. On prend conscience que la populaire actrice Chadia a chanté une bonne vingtaine de chansons patriotiques de Nasser à Moubarak. À la révolution, les chansons de la place Tahrir reprennent d’anciennes chansons du célèbre tandem de chanteurs contestataires Shaykh Imām et Fu’ād Negm, tous deux emprisonnés et torturés sous Nasser et Sadate. Mais apparaissent aussi en 2011 toutes sortes de chansons nouvelles, comme celles de Rāmī ‘Eṣām et d’Eskenderella, ou Cairokee déjà cité, dont les musiques sont promues par les réseaux sociaux et nouveaux médias (Youtube, Spotify, Deezer).

14Dans ce livre riche et constamment passionnant, une dernière partie s’identifie au seul article d’Elena Chiti, très bien écrit et d’excellente facture. « Promenades avec des criminelles » est à la fois réflexion et récit de terrain au Caire et à Alexandrie, sur les traces d’un fait divers célèbre de l’entre-deux-guerres (Rayya et Sakīna, deux prostituées criminelles). Rayya wa-Sakīna est devenu de longue date une manière de mythe égyptien au travers de films et de feuilletons, d’éléments de muséographie (le Musée de la Police à la Citadelle), bref un élément de la culture populaire et de la mémoire commune. À travers la transformation récente (à Alexandrie seulement ?) de ce mythe devenu une mémoire contestataire (les deux femmes étaient en réalité innocentes et injustement condamnées), Chiti propose des hypothèses dont l’essor du complotisme fait partie. La nature anthropologique de l’article – une promenade, comme son titre l’indique – aurait pu le rapprocher des contributions des deux ethnomusicologues et surtout du texte de Gaétan du Roy – autre promenade urbaine via les deux feuilletons sur Choubra et sa mémoire. Encore l’affaire de Rayya et Sakina pourrait-elle difficilement illustrer la culture de rue cairote ou alexandrine actuelle, car Alexandrie ne se résume plus depuis longtemps aux quartiers de l’entre-deux-guerres, ni Le Caire 2020 à la zone urbaine monocentrique autour du Nil avec Choubra, Tahrir, le centre-ville et l’Azbakiyya comme points de référence. Quelle est la culture de rue à al-‘Ubur, à New Cairo, ou dans les ʿashwā’iyyāt dont Maṭariyya n’est ni la plus informelle (ce fut un village) ni la plus pauvre ?

15Le problème est général : à cause des conditions actuelles et de la paupérisation d’une grande partie des Égyptiens, la plupart des chercheurs qui travaillent aujourd’hui sur l’Égypte ont tendance à survaloriser certains aspects ou lieux ou objets, sans que l’on arrive à évaluer les biais qu’introduit leur relation à l’objet en question. La difficulté actuelle du terrain a des conséquences : même si tous les textes attestent une excellente connaissance du terrain égyptien, la plupart des contributions se cantonnent à des sources à distance, feuilletons télévisés, publicités télévisées, usage des sous-titres et des doublages, sites Facebook, histoire de la chanson égyptienne. De ce point de vue, le titre Culture Pop en Égypte est peut-être partiel, puisque les phénomènes décrits atteignent par la magie de la télévision satellite, d’Internet et des réseaux sociaux le monde entier. Les millions d’Égyptiens effectivement touchés par les musiques, les feuilletons etc. décrits par les textes ne sont pas tous les Égyptiens, loin de là. La magie de la 4G généralisée dès 2018 et la généralisation du Smartphone (Samsung pour les uns, iPhone pour les autres) équipé d’Internet permettent-elles aux Égyptiens d’accéder à la « culture populaire » (ou plutôt à la culture pop, commerciale par définition), qu’elle soit mainstream ou underground ? Le cherchent-ils ? Quelles sont les résistances, résiliences et à-côtés ? Hors des deux plus grandes villes d’Égypte, principalement citées, que se passe-t-il ? Dans tout le volume, seul l’article de Séverine Gabry-Thienpont rappelle que Le Caire et Alexandrie n’est pas l’Égypte et qu’il existe d’autres cultures égyptiennes, malgré l’homogénéisation culturelle croissante. Les grandes villes de province gardent parfois de fortes personnalités, les banlieues nouvelles engloutissent des villages, et villages et campagnes restent des réalités (même déclinantes) qui ne sont pas entièrement soumises à la culture pop mondialisée. La Haute-Égypte largement réfractaire reste en grande partie un autre monde, en partie isolé par sa pauvreté, de même que – encore un autre monde – le rôle dans la « culture pop » hyper-internationalisée des stations balnéaires de l’époque Moubarak comme Sharm al-Shaykh ou al-Gouna pourrait faire l’objet d’études à part entière. Il resterait enfin à traiter d’un immense continent : la culture populaire islamique, tout aussi « branchée » que les publicités pour Birell, notamment sur les télévisions satellites islamiques, avec leur abondance de messages religieux en tout genre et pour toute occasion, et leur dérive actuelle vers le développement personnel.

16Un seul livre ne pouvait répondre à toutes les interrogations, que justement il a suscitées : c’est dire si Culture Pop en Égypte est surtout une formidable et créative ouverture à un champ d’études, très novateur dans la littérature francophone sur l’Égypte.

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Bibliographie

ABU LUGHOD Lila, 2005, Dramas of Nationhood. The Politics of Television in Egypt, Chicago, University of Chicago Press.

ARMBRUST Walter, 1996, Mass Culture and Modernism in Egypt, Cambridge U.P.

ARMBRUST Walter (dir.), 2000, Mass Mediations, New Approaches to Popular Culture in the Middle East and Beyond, University of California Press.

DI CAPUA Yoav, 2012, « The Traumatic Subjectivity of Sun‘allah Ibrahim’s Dhat », Journal of Arabic Literature, 43, p. 82.

FAHMY Ziad, 2011, Ordinary Egyptians. Creating the Modern Nation through Popular Culture, Stanford, Stanford U.P.

GHOSN Katia, 2018, « Procédés de décrédibilisation dans al-Fīl al-azraq, roman noir d’Aḥmad Murād », Arabica, Brill Academic Publishers, 65 (1-2), p. 207-232.

JACQUEMOND Richard et LANG Félix, 2019, Culture and Crisis in the Arab World. Art, practice and production in spaces of conflict, IB Tauris.

MEHREZ Samia, 2010, Egypt’s Culture Wars, Politics and Practice, Le Caire-New York, AUC.

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Notes

1 Le volume dirigé par Jacquemond et Lang réfléchit sur les relations entre les champs culturels nationaux et l’espace culturel régional et international, surtout depuis les « crises » (on pourrait écrire les guerres) advenues depuis 2011. Signalons dans ce volume, à propos de l’Égypte, les articles d’Elena Chiti (sur l’État devenu gardien de la morale et de la censure à la place des autorités religieuses) et surtout d’Ilka Eichkhof. Cette dernière, à propos du Caire, insistait sur le rôle des institutions étrangères dans le champ culturel cairote, et les processus de domination à l’œuvre : les soutiens financiers ne sont accordés qu’à un ensemble restreint d’individus socialement et économiquement privilégiés.

2 Cf. Katia Ghosn (2018).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Catherine Mayeur-Jaouen, « JACQUEMOND Richard et LAGRANGE Frédéric (dir.), Culture Pop en Égypte. Entre mainstream commercial et contestation »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 08 juin 2022, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/17490 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.17490

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Auteur

Catherine Mayeur-Jaouen

Université Paris-Sorbonne. Centre d’histoire du XIXe siècle

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