Patrick Champagne, 1990, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun ».
BOËX Cécile et DEVICTOR Agnès, Syrie, une nouvelle ère des images. De la révolte au conflit transnational
BOËX Cécile et DEVICTOR Agnès, Syrie, une nouvelle ère des images. De la révolte au conflit transnational, Paris, CNRS éditions, 2021, 302 p
Texte intégral
1Cécile Boëx et Agnès Devictor, enseignantes-chercheuses respectivement à l’EHESS et à l’Université Paris 1, ont uni leurs compétences pour proposer une série de contributions sur les « mutations profondes de la fabrique, des usages et de la diffusion des images de la révolte et de la guerre à l’ère numérique » (p. 3). Ce pari risqué et ambitieux s’appuie sur une étude inédite de ce que les deux coordinatrices appellent « un nouveau territoire » des images et des sons à partir de l’exemple des « événements en Syrie » depuis 2011. Comme l’indiquent explicitement les titres des deux parties de l’ouvrage, il s’agit d’analyser comment la production et la diffusion d’images, essentiellement de vidéos, sont à la fois une manière de « protester, de s’engager » et de « combattre ». À l’instar des recherches de Patrick Champagne sur « les manifestations de papier » (Champagne, 1990, chap. 4), les contributeurs montrent combien les protestations se jouent certes dans les rues, mais aussi à travers les images qui en sont données. Quand les espaces publics deviennent trop dangereux, les protestations se déplacent vers des espaces privés comme le montrent par exemple Emma Aubin Boltanski et Cécile Boëx (chap. 5). Enfin, lorsque le conflit se militarise, les images sont une des façons de « combattre » et de donner à voir des engagements.
2L’ouvrage a pour parti pris de ne pas s’intéresser à la diffusion des vidéos dans les médias dits traditionnels (notamment les chaînes d’information transnationales ou les agences de presse), mais sur des plateformes numériques, tout particulièrement YouTube, des applications de messagerie, des téléphones portables, etc. En s’efforçant de contextualiser leurs études de corpus, tout particulièrement à travers des entretiens, les auteurs expliquent la grande diversité des motivations des vidéastes souvent autodidactes, les usages privés et/ou publics de leurs images, tout en donnant à voir la multiplicité des pratiques et l’inégalité des rapports de forces entre les parties prenantes.
3Au-delà de cette réflexion historique et anthropologique sur les rapports à l’image en temps de guerre, les contributeurs donnent également des « lunettes » inédites et utiles pour comprendre le conflit en Syrie. Non seulement ils le documentent à travers la collecte d’images privées et publiques qui seront versées à un fonds d’archives en cours de constitution dans le cadre d’un programme de l’ANR, mais ils mettent également au jour la multiplicité des points de vue et construisent un espace des images en circulation. C’est ainsi qu’ils restituent les « logiques protestataires, politiques et guerrières » à l’œuvre et les enjeux de cette guerre des images en quelque sorte. Dans l’introduction, Cécile Boëx et Agnès Devictor dressent d’ailleurs un état de la littérature très synthétique et heuristique des enquêtes sur les relations entre les images et les grands conflits, tout en remettant en perspective le cas syrien à partir d’un historique de la mobilisation des vidéos dans des affrontements armés et des moments révolutionnaires relativement récents.
4Un dernier intérêt de ce livre tient à sa forme. Les coordinatrices ont la volonté de ne pas s’enfermer dans une écriture et des formats académiques, ce qui renvoie à la grande diversité des profils et des spécialités des auteurs mobilisés. De même, la chronologie sélective des événements, le glossaire, les cartes rendent également aisée la lecture de l’ouvrage, notamment pour ceux qui n’ont pas suivi de près le conflit en Syrie depuis 2011. Les contributeurs ont enfin le souci – malheureusement trop rare en sciences sociales – de proposer des matériaux de terrain, tout particulièrement des captures d’images, qui appuient les propos.
5La construction de l’ouvrage en deux parties est directement en rapport avec la chronologie même du conflit syrien : le moment révolutionnaire d’engagement et de protestation de plus en plus fortement réprimé se transforme progressivement à partir de 2012-2013 en conflit militaire transnational, les « groupes djihadistes » devenant le centre de l’attention politique et médiatique. Les trois premiers chapitres mettent au jour des pratiques d’engagement et des points de vue situés sur le conflit à travers deux entretiens anonymisés de jeunes Syriens aujourd’hui exilés et un témoignage, qui sont d’une grande force descriptive et explicative. Le récit d’un étudiant habitant un quartier de Homs donne à voir les conditions très difficiles de la participation au mouvement face à la répression (chap. 1). Celui-ci détaille la fabrique de ses productions vidéo diffusées sur des chaînes YouTube, la chaîne Al Jazeera, puis de ses « dépêches » pour un groupe Facebook, signalant les précautions employées pour éviter de mettre en danger les manifestants (les prendre de dos, flouter les visages, diffuser en direct, etc.). Un autre étudiant, membre du bureau médiatique d’un quartier central de Damas dont les manifestations ont été relayées en direct au début du conflit, raconte également son implication dans la prise d’images (chap. 2). Il explique le recours à des outils inventifs pour « filmer autrement » ainsi que les conditions de sa désertion de l’armée syrienne et de son exil. Chamsy Sarkis, un des fondateurs du Syrian Media Action Revolution Team (SMART), propose un autre point de vue, celui de l’engagement « à distance » depuis Paris d’un groupe de Syriens dans le soutien et la publicisation du combat des opposants au régime de Bachar al Hassad (chap. 3). Il raconte très concrètement à la fois l’organisation de ce réseau, qui sera un des principaux relais des grands médias transnationaux à propos du conflit, puis le désenchantement de ses membres face à la capacité du régime à gagner « la guerre de l’information » (p. 61) et aux effets des programmes étrangers d’aide aux médias. Ces trois entrées sont complétées par trois courts chapitres qui élargissent la perspective : Cécile Boëx analyse les formes et les contenus des premières protestations « par et avec les images », décrivant la rue comme un espace scénique et montrant la publicisation des défections de personnalités civiles et militaires (chap. 4) ; avec Emma Aubin Boltanski, elle décrit comment des femmes rendent publiques leur opposition à partir de leur domicile au travers de « sit-in » et de communiqués (chap. 5) ; Cédric Labrousse restitue la trajectoire et l’ « iconisation » d’Abdel Basset al-Sarout, gardien de but d’un club de football de Homs qui s’engage dans le mouvement d’opposition au régime, en étudiant une série de vidéos produites par des activistes, des membres de coordinations locales et la presse d’opposition (chap. 6).
6La seconde partie de l’ouvrage (« Combattre ») étudie la production et la circulation des images à travers le basculement dans une lutte armée transnationale à partir de 2012-2013. Les huit chapitres donnent à voir via une série d’études de cas les usages des images fixes et animées par différents groupes participant au conflit : présentations de soi, cadres de perception politiques et religieux, etc. Giulia Galluccio restitue les transformations de la communication audiovisuelle du Front Nosra, notamment en rapport avec al-Qaïda et l’État islamique (EI) (chap. 8). Lucile Irigoyen décrit les outils de communication militaire d’un parti kurde en Syrie (PYD) et de ses forces armées (YPG), tout particulièrement dans leur lutte contre l’EI (chap. 10). Erminia Chiara Calabrese explique la production audiovisuelle du Hezbollah (chap. 12) et enfin Cécile Boëx questionne « le rôle de la vidéo dans l’économie de la violence extrême » (p. 233) à partir des vidéos de soldats de l’armée syrienne et de l’EI (chap. 13). Les autres chapitres se centrent moins sur la « communication » d’organisations, adoptant une perspective plus large. Cécile Boëx restitue en effet les « imaginaires combattants » entre les groupes s’inscrivant dans une échelle locale/nationale comme ceux liés à l’Armée syrienne libre (ASL) et d’autres revendiquant un combat de dimension internationale (Front Nosra, EI) (chap. 7). Anna Poujeau montre d’une autre manière cette lutte des récits à propos des moniales du monastère grec orthodoxe de Sainte-Thècle à Maaloula, prises dans des enjeux religieux et politiques liés aux combats et au présences militaires (chap. 9). Enfin, Agnès Devictor et Shariar Khonsari expliquent les modalités de la circulation des vidéos et des photographies du front depuis le « “camp iranien” » : d’une part, au sein d’une division d’exilés chiites afghans vivant en Iran et en Syrie et placée sous le commandement d’une branche extérieure du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) ; d’autre part, celles qui sont produites par leurs ennemis (chap. 11). Agnès Devictor achève cette seconde partie par une critique d’un blockbuster iranien À l’heure de Damas soutenu par les autorités, expliquant comment son réalisateur rejoint finalement « le camp d’une culture visuelle mondialisée, qui inclue tant Hollywood que l’EI, ennemis de l’Iran » (p. 260).
7La conclusion signée par les deux coordinatrices propose une réflexion importante pour ceux qui travaillent sur les archives numériques notamment. Cécile Boëx et Agnès Devictor décrivent en effet l’importance du travail de contextualisation, de description et d’interprétation des auteurs de l’ouvrage pour faire face à l’indétermination de certains matériaux, à la violence qu’ils donnent à voir, au volume d’images à traiter, etc. Montrant que « le temps de l’événement et le temps de l’archive n’ont jamais été aussi proches » (p. 265), elles insistent sur les enjeux politiques et mémoriels de cette collecte de la production audiovisuelle et numérique sur le conflit syrien.
Pour citer cet article
Référence électronique
Dominique Marchetti, « BOËX Cécile et DEVICTOR Agnès, Syrie, une nouvelle ère des images. De la révolte au conflit transnational », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 05 mai 2022, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/16799 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.16799
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