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SECONDE PARTIE
Lectures

LARCHER Pierre, L’invention de la luġa al-fuṣḥā. Une histoire de l’arabe par les textes

Peeters Press, 2021.
Salam Diab-Duranton
Référence(s) :

Larcher, Pierre. L’ invention de la luġa al-fuṣḥā: une histoire de l’arabe par les textes. Peeters Press, 2021, 978-90-429-4588-3

Texte intégral

1Sous le titre général de L’invention de la luġa al-fuṣḥā. Une histoire de l’arabe par les textes, cet ouvrage rassemble, comme le rappelle son auteur dans l’introduction, huit articles qui ont déjà été publiés dans diverses revues ou ouvrages collectifs, mais, ici, réécrits, remaniés ou ayant subis des ajouts. Répartis en autant de chapitres, ils constituent une relecture critique de textes médiévaux arabes, allant du viiie au xiiie siècle, pour la plupart d’entre eux très connus et traitant d’un thème majeur, celui des états et variétés de la langue arabe. Cinq de ces textes sont écrits par des grammairiens et trois respectivement par un philosophe, un géographe et un voyageur. L’A. analyse avec finesse ces textes à la lumière des connaissances actuelles et passées de la recherche scientifique et développe ses propres vues critiques d’une manière magistrale.

2Dans le premier chapitre, « Ibn Fāris. Théologie et philologie dans l’islam médiéval », l’A. dissèque la phrase-clé du texte d’Ibn Fāris, grammairien du xe siècle : Qurayš afṣaḥ al-‘Arab alsinatan wa aṣfāhum luġatan (les Qurayš sont les plus châtiés et les plus purs des Arabes en matière de langue) et conclut à une double identification implicite. La première est scripturaire : la langue du Coran est celle de Qurayš. La seconde est dogmatique : la langue de Qurayš est ce qui deviendra par la suite al-luġa al-fuṣḥā. L’argumentation d’Ibn Fāris s’appuie sur des critères de type sociolinguistique mettant en opposition la faṣāḥa des Qurayš aux parlers maḏmūm (blâmable) des autres tribus arabes. Qualifiée par l’A. de thèse théologique, elle amène à faire de la langue de Qurayš la koinè, autrement dit al-luġa al-fuṣḥā.

3Le deuxième chapitre « Al-Farrā’. Un retour aux sources sur la luġa al-fuṣḥā » plonge le lecteur dans le débat médiéval autour du dépositaire de la faṣāḥa : étaient-ce les Qurayš ou les Bédouins, plus exactement leur registre littéraire : poésie et ayyām (Journées) ? Si Al-Farrā’ (viiie / ixe siècle) dont le texte constitue la source immédiate d’Ibn Fāris, s’accorde avec ce dernier sur la faṣāḥa de Qurayš (entendez la faṣāḥa coranique), il diverge sur l’argumentation. Pour al- Farrā’, la langue de Qurayš n’était pas originellement pure, elle l’est devenue par la sélection du meilleur de chaque parler arabe. Elle est, par conséquent, le résultat et non la base du processus de koinéisation. Ce qui amène à rapprocher la langue du Coran de celle de la poésie.

4Le chapitre III « Al-Fārābī. Un texte sur la langue arabe réécrit ? » prolonge le débat par l’étude d’un texte écrit par le philosophe al-Fārābī (xe siècle) dans son Kitāb al-alfāẓ wa-l-ḥurūf et dont il existe deux versions. Dans la première, al-Fārābī procède par raisonnement de type hypothético-déductif que l’A. nomme thèse philosophique, et situe l’arabe le plus châtié chez les nomades les plus isolés socialement et géographiquement, sans toutefois faire mention du parler de Qurayš (on peut difficilement les inclure parmi les nomades) ; ce qui contredit la thèse théologique. La seconde version corrige la première en incluant d’emblée, dans la délimitation du domaine de l’arabe châtié, le parler de Qurayš, conciliant ainsi les thèses philosophique et théologique. Mais comment expliquer la présence des deux versions d’un même texte ? La seconde version serait-elle une réécriture de la première ? Si oui, qui en serait l’auteur ? Une véritable enquête, très stimulante pour le lecteur, tente d’élucider l’énigme, en interrogeant aussi bien les études européennes et arabes, que les sources arabes médiévales, la bibliographie constituant ainsi un point fort de l’ouvrage. L’A. émet l’hypothèse que, si réécriture il y eut du Kitāb al-alfāẓ wa-l-ḥurūf, elle serait le fait d’al- Fārābī lui-même, à un âge plus avancé, faisant ainsi une version brève et une autre plus développée.

5Le quatrième chapitre « Al-Zaǧǧāǧī (1). Les origines de la grammaire arabe, selon la Tradition : description, interprétation, discussion » a, pour objet, la construction de l’histoire de la grammaire arabe selon la tradition médiévale. C’est l’occasion pour l’A. de (re)examiner, à la lumière notamment de la linguistique historique allemande, les différents niveaux de l’arabe pour savoir s’il s’agit de plusieurs variétés d’arabe ou de registres différents d’une même variété. L’appellation vingtièmiste de diglossie est ici très discutée, ainsi que des notions relevant de l’histoire de l’arabe et de la sociolinguistique, telles que naḥw (voie à suivre, ici grammaire), ’i‘rāb (flexion désinentielle, casuelle et modale), laḥn (faute contre flexion désinentielle, casuelle et modale), fasād al-luġa (corruption de la langue), muwallad (métis, pour faire simple), ‘āmma (masse illettrée) et son contraire ḫāṣṣa (élite lettrée). La convocation d’écrits de savants allemands, indispensable à l’argumentation, nuit quelque peu à la bonne compréhension du lecteur non germanophone qui aurait aimé voir leurs citations traduites en français.

  • 1 BLANC. H., 1971, « Diachronic and Synchronic Ordering in Medieval Arab Grammatical Theory », in J. (...)

6L’analyse par les textes de la situation de diglossie en arabe se poursuit dans le cinquième chapitre « Ibn Ǧinnī : parlers arabes nomades et sédentaires et diglossie chez un grammairien arabe du ive/xe siècle. Sociolinguistique et histoire de la langue ou discours épilinguistique ? ». L’examen des deux textes extraits du Kitāb al-ḫaṣā’iṣ permet à l’A. de postuler qu’Ibn Ǧinnī décrivait, non pas les balbutiements d’une diglossie arabe1, mais un processus de différenciation en cours entre deux types de parlers caractérisés linguistiquement et sociolinguistiquement (les nomades et les sédentaires), et que la situation diglossique est suggérée d’une manière implicite et donc synchronique. De plus, les textes d’Ibn Ǧinnī constituent ici moins une histoire sociolinguistique de l’arabe qu’un discours que l’A. appelle épilinguistique : la représentation que les grammairiens médiévaux se faisaient de l’histoire de l’arabe. Si la différenciation entre les niveaux de langue est caractérisée par l’absence totale de la flexion désinentielle, casuelle et modale, pourrions-nous encore parler d’évolution d’un système linguistique vers un autre ?

7C’est la question à laquelle l’A. se propose de répondre dans le chapitre six « Al- Zağğāğī (2). Arabe fléchi vs arabe non fléchi. Deux variétés ou deux registres d’une même variété ? ». Dans ce chapitre qu’on aurait pu voir figurer à la suite du quatrième, voire même constituer avec lui un seul chapitre, l’A. émet l’hypothèse intéressante de l’existence, non pas des deux variétés d’arabe, l’une basse sans flexion et l’autre haute avec flexion, mais des deux registres dans la variété haute, l’un soutenu et l’autre relâché. Il n’est donc plus question pour l’A. d’évolution, mais d’involution, i.e. passage de l’hétérogène qui caractérise l’arabe ancien à l’homogène, celui de l’arabe classique. Dans ce cas de figure, « ce ne sont plus les dialectes qui sont des formes dégradées de l’arabe classique, c’est inversement l’arabe classique qui est une forme épurée de l’arabe ancien » (p. 110).

8Le septième chapitre « Al-Muqaddasī. Que nous apprend-il vraiment de la situation de l’arabe au ive/xe siècle ? » présente l’apport d’al-Muqaddasī, géographe du xe siècle, à la connaissance de l’histoire de l’arabe par le biais du contact des langues. Si le géographe distingue bien entre deux niveaux d’arabe : l’un, patiemment acquis, al-‘arabiyya, langue véhiculaire de la culture savante et l’autre, oralisé et spontané, vernaculaire qu’il qualifie de lisān al-qawm (la langue du peuple), il déplace l’épicentre de l’arabe le plus châtié vers Nīšāpūr, capitale de la Perse samanide.

9Avec le huitième et dernier chapitre « Al-‘Abdarī : le parler des Arabes de Cyrénaïque vu par un voyageur maghrébin du viie/xiiie siècle », ce sont désormais les Arabes de la Cyrénaïque qui se révèlent les plus châtiés en matière de langue, du fait de leur isolement géographique. On retrouve ici le rapport entre correction linguistique et isolement spatial. C’est du moins la conclusion à laquelle aboutit al-‘Abdarī, dans une approche philologique, lors de son voyage pour le pèlerinage depuis le Maghreb extrême.

10Voici donc un ouvrage de référence incontournable que tout linguiste ou sociolinguiste arabisant devrait lire, pour la qualité de l’analyse, la mobilisation d’une somme impressionnante de références, la clarté convaincante de leur mise en relation, ceci sans compter la question des différents niveaux de l’arabe, celle du rapport qu’ils entretiennent entre eux, celle enfin des représentations que l’on s’en fait sont toujours des questions d’actualité.

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Notes

1 BLANC. H., 1971, « Diachronic and Synchronic Ordering in Medieval Arab Grammatical Theory », in J. Blau (éd.), Studia Orientalia Memoriae D. H. Baneth Dedicata, Jérusalem, p. 155-180.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Salam Diab-Duranton, « LARCHER Pierre, L’invention de la luġa al-fuṣḥā. Une histoire de l’arabe par les textes »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 05 mai 2022, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/16784 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.16784

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Auteur

Salam Diab-Duranton

Université Grenoble Alpes-Lidilem-Ifpo

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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