1La parution du livre de Thomas Serres, issu de sa thèse de doctorat en science politique de l’EHESS, coïncide avec le déclenchement en Algérie du mouvement hirak en février 2019. C’est l’occasion de faire le point sur la situation politique et sociale de l’Algérie d’aujourd’hui. Le champ de cette étude s’inscrit dans l’histoire du temps présent et de ses mutations. Avec un titre accrocheur, l’auteur s’appuie sur enquête qualitative et participante, privilégiant « le contact direct » et l’observation in situ pour nous livrer un constat de la crise telle qu’elle est vécue et sentie par les Algériens, mais suivant des interprétations qui lui sont propres. L’ouvrage se présente, dans plusieurs de ses paragraphes, comme un carnet de voyage. L’auteur y décrit les hôtels de luxe qui « bourgeonnent sur tout le parcours qui [le] mène à Alger-Centre ». Les lecteurs qui connaissent Alger, sans parler des Algérois, ne se reconnaitront certainement pas dans cette description.
2Après un bref rappel des conjonctures qui ont conduit les présidents algériens au pouvoir, « cooptés » par les militaires, comme c’est de coutume depuis 1962, Serres évoque le cas de Bouteflika et les représentations du pouvoir dans une Algérie qui veut sortir d’une crise qui semble « latente ». Il présente le rôle de l’institution de la présidence et son « emprise remarquable sur le pouvoir législatif ». Le choix des interlocuteurs peut surprendre et semble un peu sélectif, d’autant que l’auteur n’explique pas davantage sur quels critères il les a choisi et combien ils sont.
3Après un rappel théorique remarquable sur la crise (et ses temporalités) selon les travaux de Dobry, Thom et Poulantzas, Thomas Serres effectue, à la première personne, ses premières observations à partir d’Alger. Présent aux élections du 17 avril 2014 qui portent Abdelaziz Bouteflika, qualifié de « vieillard impotent », à présider le pays pour un quatrième mandat consécutif, il examine les formes de la crise de représentation, les rapports entre gouvernants et gouvernés, les relations entre les partis politiques, le pouvoir et les militants.
4Sur l’armée et son rôle dans le champ politique, le politiste met en garde contre une littérature « obsédée » par « les prétoriens ». Mais il mobilise à plusieurs reprises ces travaux pour mettre en avant la thèse du prétorianisme. Il cite entre autres ceux de A. Stepan et A. Insel sur le rôle des militaires dans la vie politique. « Force », « pouvoir », « république », « intervention », « rhétorique », tout est attribué aux prétoriens qui, « même dotés d’un droit de regard politique », « sont contraints de former des coalitions sociales et de laisser aux civils le soin de gouverner » (p. 71). Serres s’efforce d’apporter ainsi des nuances à partir des exemples cités : la Birmanie et la Turquie notamment, et ce, pour expliquer le cas algérien. De notre côté, nous attirons l’attention sur les travaux de Samuel Finer (1962), Amos Perlmutter (1997) et Eric Nordlinger (1977) qui ont adopté une grille de classification des régimes selon le degré d’implication des « prétoriens » et leurs formes d’intervention dans le champ politique ; ce qui demeure toujours difficile à mesurer par les chercheurs. Mais au-delà de la question relative au rôle de l’armée que l’on résume souvent dans le mot prétorien, il convient de s’interroger sur la nature même du prétorianisme dans le cas algérien. S’agit-il, comme le montre A. Perlmutter, d’un prétorianisme oligarchique formé par « une combinaison civilo-militaire qui se met en place » ? Le recours à la force ou la menace de le faire et l’influence politique abusive des militaires sont-ils des traits distinctifs, selon D. Irwin. C’est dire encore une fois que l’opacité du régime algérien ne permet pas de confirmer avec exactitude où se situe le prétorianisme, ou encore comment il s’exerce et à quel niveau. A. Mahiou, politologue et juriste, ancien doyen de la faculté d’Alger, a vu juste en attirant l’attention des chercheurs sur l’armée algérienne. Faute d’informations suffisantes, « tout ce qui peut être dit sur l’institution et la hiérarchie militaire ne restera que pure spéculation » (Mahiou, 2001).
5Sur l’exercice du pouvoir, au-delà du rôle de l’armée, Serres élabore un essai qui se veut explicatif des acteurs et des enjeux sociaux, politiques et économiques qui se multiplient selon les conjonctures. « À la périphérie de l’État », il cite ce qu’il qualifie de « partis-cartel » comme le FLN et le RND qui « participent donc à la gestion politique et à la médiation sociale, en contrôlant la représentation et en distribuant les ressources matérielles et symboliques » (p. 101). En effet, cette idée inspirée du travail de Katz et Mair, et forgée dans un contexte propre aux régimes occidentaux, est difficile appliquer au cas algérien. Outre les limites de la théorie du parti-cartel développée par plusieurs critiques politiques, notamment R. Koole (1996), pour qui cette théorie n’apporte rien de nouveau, nous pouvons dire pour le FLN et le RND qu’ils n’ont jamais cessé de jouer le rôle des « courtiers » (brokers) entre la société civile et l’État, et ne sont, ce faisant, pas totalement dépendants vis-à-vis des ressources étatiques.
6Dans une présentation « non exhaustive », le politiste essaie de simplifier ses idées par une illustration qui se veut représentative des « principales composantes du cartel algérien en 2014 ». Mettant la Présidence, l’État-major et le DRS au centre de cette composante, suivis du gouvernement, les instances sécuritaires, la magistrature, les walis, etc., il élabore une classification qui englobe, dans l’ordre, les principaux pôles, l’administration, la sécurité, les partis, l’économie et les médias. Il inclut à la marge les confréries, les anciens groupes de légitime défense, etc. Même si l’auteur semble prudent et insiste sur le fait qu’il ne prétend pas à « l’exhaustivité », qu’il « est difficile de fixer avec certitude les responsabilités » (p. 120), cette qualification semble plutôt hasardeuse. En effet, approcher la question « qui gouverne l’Algérie », par une analyse des « espaces labyrinthiens de l’ordre » confine à un raisonnement qui peut manquer de rigueur. C’est pourquoi le tableau qu’il essaye de brosser n’aide guère le lecteur à saisir les vrais enjeux relatifs à la prise décision, car les réflexions ne sont que des pistes sommaires et des interprétations personnelles de l’auteur, sans vérifications réelles.
7Dans cet ouvrage où l’auteur élabore une étude de la crise algérienne et du processus de catastrophisation qui constitue le véritable cœur de l’ouvrage, la réflexion menée est décevante car il renvoie toute son analyse à un particularisme qu’il pense être propre au cas de l’Algérie, comme si les divisions des partis, les luttes pour le pouvoir n’étaient propres qu’aux régimes autoritaires. Toutefois, force est de reconnaitre que la thèse de la « catastrophisation » que l’auteur met en avant pour expliquer les différentes facettes de la crise du pouvoir en Algérie (légitimé, stabilité, lutte des clans, etc.) ouvre, au regard des événements qui se succèdent depuis février 2019, de nouvelles perspectives de recherche sur la gestion de la crise, devenue de plus en plus exacerbée, à cause de ce que l’auteur appelle, à juste titre, les « réseaux des labyrinthes » du système.
8« La suspension avant la catastrophe » qui « résulte de de l’enchevêtrement de facteurs et objectifs (les facteurs objectifs qui nourrissent les déséquilibres ou les tempèrent) et de facteurs subjectifs (les discours catastrophiques et les traumas hérités de la guerre civile » (p. 42) explique en partie la situation de crise que vit l’Algérie ces dernières années. L’arrivée du mouvement contestataire, le hirak en 2019, donne raison à l’auteur, d’autant qu’il s’agit d’une « stratégie non violente » de la part des acteurs qui a commencé dans le cadre d’un mouvement social dont l’auteur rappelle son pragmatisme face à la latence de la crise (p. 214). Pour Serres, se référant à Bourdieu et Boltanski, « le discours de l’ordre subsiste dans l’espace public, pose les principes de la gouvernance sécuritaire et présente l’ordre comme une évidence… » (p. 149).
9Il rappelle ensuite, et à juste titre d’ailleurs, ses limites et sa relativité pour souligner comment est construite la domination des « partis cartel » grâce notamment à leur accès au méta-pouvoir, leur position de négociation, et le soutien qu’ils reçoivent de la part des composantes non partisanes du cartel (administration, armée, organes de sécurité, etc.) (p. 158). Ce passage apporte aux lecteurs un éclairage sur le fonctionnement des relais clientélistes et le rôle de l’administration dans le jeu politique à l’échelle locale en particulier.
10Dans le chapitre 5, l’auteur aborde les questions des libertés et des formes de mobilisations des partis de l’opposition et de quelques associations engagées pour la défense des droits de l’Homme. Il évoque le « Printemps algérien », en référence aux événements qui ont commencé à la fin de 2010 et au début de 2011. Dans ce sens, l’auteur convoque les études de transitologie (notamment celles de Linz, Kantorowicz, Coronil) pour parler d’« une forme plus consensuelle et disciplinaire de transition démocratique ». Il y aurait donc un passage d’un régime autoritaire vers un autre, si l’on tient à cette théorie et son arsenal lexical (consolidation de la démocratie, réforme, compromis, négociation, ouverture). Or, il n’y a pas, dans le cas de l’Algérie, un « intervalle entre un régime politique et un autre », pour reprendre une définition primaire de G. O’donnel, et Ph. Schmitter (1986). La transition n’a pas été évoquée dans le discours officiel, au moins dans le sens de passer à un autre régime. Bien au contraire, toute revendication de transition politique est radicalement rejetée par le pouvoir. Ainsi, il n’était question que de quelques réformes, voire réformettes qui, comme le remarque l’auteur lui-même, ont conduit le pouvoir à se reproduire et à mener les mêmes pratiques de « censure et de répression » (p. 175). Cette référence récurrente aux théories de la transitologie à chaque fois qu’il est question de révolte ou de bouleversements politiques dans les régimes non démocratiques, montre l’imprudence ou la précipitation des chercheurs dans des situations complexes. Et comme le résume bien T. Carothers, « l'utilisation continue du paradigme de la transition constitue une habitude dangereuse d'essayer d'imposer un ordre conceptuel simpliste et souvent erroné à un tableau empirique d'une grande complexité » (Carothers, 2002, p. 15). Autrement dit, explorer les travaux portant sur la transition politique dans le cas de l’Algérie, ne peut être pertinent dans le sens où cette « transition » est inexistante.
11Dans ce chapitre, Thomas Serres donne un aperçu sur la dynamique créée par l’opposition malgré toutes les formes de répression. Il rappelle au passage les dissidences au sein de certains partis de l’opposition qui ont contribué à les affaiblir. Il s’attarde sur le cas des partis « berbéristes » qu’il qualifie ensuite de « partis kabyles », sans pour autant préciser s’il y a une différenciation entre les deux appellations. Dans ce chapitre, Serres développe des idées intéressantes sur les conséquences sociales de la crise sur le quotidien des Algériens. Une telle analyse de la crise mérite d’être appréhendée de près, au regard de l’évolution de la situation sociale. Les inégalités se caractérisent par des faits vécus au quotidien, « passe-droits », exclusion, hogra. Il donne des exemples sur les formes de résistances et de combats des citoyens « plus ou moins institutionnalisés » et les réactions des forces de l’ordre, en montrant comment « l’espace du contrôle » est un enjeu majeur pour le pouvoir. Il évoque également les mobilisations menées par les jeunes chômeurs dans le Sud algérien en mettant en exergue « les désordres socioéconomiques ». L’auteur qualifie le sentiment des Algériens face à une telle situation, de « fatigue sociale ». Une qualification plutôt juste pour une population déjà très marquée par les années de violence et de terrorisme.
12En revenant à la question sécuritaire, Serres fait référence au terme de la « bleuite » qui, à partir de 1997, a créé, selon lui, un climat de peur et de paranoïa, comme cela avait été le cas dans les rangs des soldats de l’ALN en 1957. Une étrange et anachronique comparaison utilisée par l’auteur pour évoquer des scènes d’infiltration et d’intoxication accompagnées d’une opération de manipulation pendant la guerre de libération, comparaison qu’il considère nécessaire pour comprendre la crise sécuritaire des années 1990. Les déclarations citées des anciens militaires, qu’il considère lui-même comme invérifiables, ne peuvent soutenir cette approche comparative. Aussi, l’auteur ne s’appuie que sur le témoignage d’un étudiant soupçonné par ses collègues à cause d’une médisance d’un chef de département pour en conclure que « la bleuite sévit donc à l’université » (p. 242). Un raccourci fâcheux qui montre un mésusage politique de l’histoire et du passé.
13La conclusion de l’ouvrage évoque à nouveau l’idée principale du politiste et souligne que la catastrophisation est utilisée par le pouvoir pour la pérennisation de sa légitimité en faisant référence, plusieurs fois, au discours de l’ancien Premier ministre A. Ouyahia.
14En somme, quatre critiques peuvent être adressées à l’auteur. La première concerne la méthode. Si l’approche locale du politique par le terrain sert à mieux comprendre les enjeux liés à la pratique du pouvoir, l’usage des entretiens avec les acteurs politiques et les gens ordinaires, pour appuyer ses idées, est fortement discutable. L’auteur n’explique guère comment et sur quels critères il a choisi les personnes interviewées ainsi que les lieux de son terrain. Quoi qu’on ne puisse guère lui reprocher cette méthode, on s’interroge sur une analyse qui s’enchaîne souvent aux logiques de ses interlocuteurs, cédant à leurs points de vue, pour arriver parfois à élaborer des idées, sinon inexactes, du moins inadéquates. Citons à titre d’exemple seulement, le témoignage de Amezza, ancien membre du bureau régional du RCD, que l’auteur trouve « parlant sous de nombreux aspects » (p. 189)...
15La démarche du politiste, dont l’ouvrage s’inscrit dans la science politique, ressemble parfois à celle des ethnologues militaires qui découvrent les terrains conquis et se lancent dans des préjugés éloignés des réalités sociales. Par exemple, Thomas Serres présente souvent ses interviewés comme consommateurs d’alcool (p. 189, p. 199, p. 230, p. 264). Il s’attarde dans certains passages sur des faits insignifiants qui n’apportent rien aux lecteurs, comme par exemple Nacer qui « enchaîne bière sur bière, en vidant la bouteille de 33 cl en deux ou trois gorgées précipitées » (p. 230). L’on se demande si un tel détail est important pour une analyse sur la crise politique en Algérie.
16La deuxième critique est relative au langage journalistique utilisé, sans précaution. En parlant par exemple de A. Kafi, il évoque « Johnny Walker » pour faire référence à son présumé penchant pour les alcools forts (p. 57), ce qui n’apporte rien au lecteur, surtout lorsqu’il s’agit d’un travail issu d’une thèse de doctorat. Il qualifie les démarches de l’ancien Premier ministre, Mouloud Hamrouche, de manœuvres (p. 48), etc.
17La troisième critique porte sur des expressions discutables. Citons-en pêle-mêle quelques-unes. Le journal La Tribune n’est pas la propriété de Haddad (p. 103), mais de plusieurs actionnaires, dont le directeur de publication Hassen Bachir Cherif (décédé en 2017) ; Malek Bennabi n’est pas sociologue, mais a fait ses études à l’École spéciale de mécanique et d’électricité (ESME) ; Rabeh Sebaa n’est pas journaliste, mais sociologue ; Khalfa Mameri n’a pas été ambassadeur en France, mais au Burundi, en Côte d’Ivoire, en Éthiopie et en Chine ; Larbi Belkheir et Khaled Nezzar n’ont pas démissionné après l’arrivée du président Liamine Zeroual au pouvoir, mais bien avant, etc.
18La quatrième critique enfin porte sur l’absence de plusieurs références algériennes sur l’Algérie. Alors que Thomas Serres cite en abondance les auteurs et théoriciens étrangers, il semble curieux (surtout pour un chercheur ayant passé plusieurs mois dans le pays) qu’il ignore les ouvrages de Djamel Guerid sur L’exception algérienne, de Slimane Medhar sur La violence sociale, de Abdelkader Yefsah sur Le processus de légitimation du pouvoir militaire, de Abdelkader Djeghloul et ses Lettres pour l’Algérie, Hadj Nacer et La martingale algérienne. Même Mohammed Harbi, pourtant cité plusieurs fois, figure sans qu’un de ses livres majeurs, L’Algérie et son destin, ne soit mentionné. Sont ignorés aussi les écrits d’hommes politiques qui auraient été utiles à l’auteur.
19Il est dommage aussi que plusieurs travaux édités par des universités et centres de recherche, dont certains sont même disponibles en version électronique, n’aient pas été cités. Et au final nous devons aussi regretter l’absence d’un index.
20En dépit de ces critiques, la lecture de cet ouvrage reste nécessaire, car il offre aux non spécialistes de l’Algérie, une opportunité de comprendre quelques aspects du fonctionnement du régime algérien et les dynamiques de contestation sociales et politiques qui ont pris place ces dernières années. Foisonnant d’informations sur des faits politiques et sociaux sur l’Algérie des années 2000-2020, sa lecture permet de mieux appréhender les enjeux relatifs au large mouvement de contestation populaire qui a commencé en 2019 et d’en tirer des pistes de compréhension de la profondeur de la crise politique en Algérie.