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SECONDE PARTIE
Lectures

Paul ROLLIER, Kathinka FRØYSTAD, Arild Engelesen RUUD (eds), Outrage : the Rise of Religious Offence in Contemporary South Asia

Londres: UCL Press, 2019
Charlotte Thomas
Référence(s) :

ROLLIER Paul, FRØYSTAD Kathinka, RUUD Arild Engelesen (eds), Outrage : the Rise of Religious Offence in Contemporary South Asia, Londres: UCL Press, 251 p.

Texte intégral

1Outrage : the Rise of Religious Offence in Contemporary South Asia est un ouvrage collectif rassemblant des anthropologues du religieux afin de traiter de la question du « blasphème » ou de « l’offense religieuse ». Les trois directeur·ices de l’ouvrage, Paul Rollier, Kathinka Frøystad et Arild Engelesen Ruud définissent dès les premières pages de l’introduction les deux termes comme « l’inverse d’une déclaration de foi, et par extension la trahison d’un engagement vis-à-vis de Dieu » (p.4), les considérant ainsi porteurs d’un sens proche. Plus spécifiquement, les auteur·ices réuni.es dans cet ouvrage posent la question des motifs présidant à la multiplication des accusations d’atteinte au sentiment religieux en Asie du sud depuis le début des années 2000. Iels déploient leurs éléments de réponse à travers sept cas d’étude, qu’encadrent une introduction rédigée à six mains par les trois directeur·ices de l’ouvrage, ainsi qu’une postface.

2Dans leur propos introductif, P. Rollier, K. Frøystad et A. Engelesen Ruud posent tout d’abord le cadrage théorique transversal selon lequel vont être analysés les quatre pays abordés dans ce travail, à savoir le Pakistan, l’Inde le Bangladesh et la Birmanie. La zone couverte est donc celle de l’ancien Empire britannique, à l’exception du Sri Lanka. Largement traitée en contexte occidental, la question du blasphème est, de façon plus novatrice, ici déployée sur le terrain sud-asiatique. Partant, les auteur·ices révisent la chronologie du fait social couramment admise dans la plupart des contributions scientifiques étudiant les offenses religieuses, qui consiste à situer la nouvelle fortune du blasphème en 1989, année où sont publiés les Versets sataniques de Salman Rushdie. Or, selon les auteurs·ices qui remontent à bien plus tôt la trajectoire moderne du blasphème, cette date se révèle peu opérante en Asie du sud. Iels la fixent en 1862, lors de l’entrée en vigueur du Indian Penal Code (Code pénal indien, CPI) dans l’Empire britannique.

3Jusqu’à lors, les litiges de nature religieuse étaient réglés par les souverains moghols via un arbitrage ad hoc. Au contraire, l’adoption du CPI codifie et institutionnalise ce type d’outrage au sein d’une législation uniformisée dont le but annoncé est de préserver « l’ordre social » dans la colonie sud-asiatique. Le CPI contient ainsi quatre grandes sections qui établissent qu’il est offensant de détruire ou profaner des lieux ou des objets sacrés (section 295) ; de perturber des rites (section 296) ; de s’introduire dans des espaces funéraires ou de dévotion (section 297) ou encore de prononcer des mots ou commettre des actes dans le but de blesser les sentiments religieux d’un tiers (section 299). L’effet du code est subséquemment renforcé en 1927 par l’ajout de la section 295-A qui criminalise les propos, mais aussi les représentations (sous-entendu, culturelles, artistiques) ayant pour effet d’offenser les sentiments religieux. Détaillant le contenu du CPI, les auteur·ices donnent à voir, sans la mentionner comme telle, la centralité de ce texte au regard des études sur le blasphème. Ce texte a ainsi induit un changement crucial dans la gestion de la société puisqu’il essentialise le caractère strictement religieux des conflits qu’il encadre, aux dépens d’autres motifs plus directement terrestres. Par là même, il a grandement contribué à nourrir la communautarisation des différents groupes de populations.

4P. Rollier, K. Frøystad et A. Engelsen Ruud précisent ensuite l’ambition scientifique de ce travail collectif. Bien que l’accent soit mis sur l’empirie, il ne s’agit pas pour autant d’additionner les cas d’études dans le but de souligner les causes et les effets ancrés d’un pays donné. S’extrayant au contraire de l’approche plus descriptive généralement favorisée par leurs collègues du champ, iels ont à cœur de dépasser ce type d’échanges afin de faire dialoguer les contributions sur leurs présupposés théoriques et méthodologiques respectifs. A cet égard, la mise en œuvre d’une contextualisation historique coloniale permet aux auteur·ices de penser les comparaisons par-delà le « nationalisme méthodologique » (p. 23) et de considérer ensemble les différentes trajectoires nationales subséquemment empruntées à leur indépendance par la Birmanie, l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh afin d’en faire émerger points de convergence et de différenciation. En ultime ressort, l’objectif des auteur·ices est de poser les linéaments d’une démarche véritablement comparatiste interégionale, puis internationale.

5Pour ce faire, P. Rollier, K. Frøystad et A. Engelsen Ruud établissent un cadrage théorique précis de leur objet. Iels affirment pour commencer le caractère intrinsèquement performatif du blasphème et partant, la difficulté qui en découle à quantifier ce fait social : il n’existe pas d’offense religieuse per se puisque c’est le fait de pointer un propos ou un comportement, par la personne offensée, qui fait advenir le blasphème. Étant donné cette nature discursive, le développement des médias et leur captation par des groupes privés aux dépens des acteurs publics a eu un double effet amplificateur sur l’offense religieuse. Premièrement, ils ont permis une diffusion massive des contenus supposément offensants à un auditoire international. Deuxièmement, ils forment à présent une arène publique au sein de laquelle ces éléments peuvent être sans cesse mobilisés, débattus et réactivés, voire leur conférer une importance inédite au regard de leur implication réelle en termes légaux. De pair avec les médias et ayant partie liée avec ceux-ci, les auteur·ices identifient quatre conditions susceptibles de nourrir l’accroissement des plaintes découlant d’une offense religieuse. Il s’agit du développement des réseaux sociaux et de la multiplication des téléphones connectés ; de l’instrumentalisation identitaire du religieux par les forces politiques partisanes dans une optique électoraliste ; du clivage de plus en plus marqué, au sein des populations, entre une appréhension religieuse du monde et une autre, laïcisée ; et enfin de la demande croissante de reconnaissance de la part des groupes religieux, qu’ils soient minoritaires ou majoritaires.

6Ces évolutions amènent à une reconfiguration des mobilisations autour du blasphème à partir des années 1990. P. Rollier, K. Frøystad et A. Engelsen Ruud analysent ainsi la conversion de conflits que des communautés de croyants formulent en termes religieux, en mobilisations pour le respect des droits humains et contre les discriminations fondées sur la religion (ou les croyances supposées) d’un groupe donné. L’enjeu est donc désormais la protection des personnes, et non plus celle des cultes. Dans ce processus de reconnaissance, les auteur.ices soulignent le rôle moteur essentiel joué par Islamabad, au nom de l’Organisation de la coopération islamique, au sein du Conseil des Nations unies pour les droits humains.

7L’introduction s’achève sur une présentation des incarnations contemporaines de la question du blasphème en contexte décolonial dans chacun des pays traités.

8Parmi les six cas d’études proposés, trois contributions sont consacrées au Pakistan. Le chapitre 2, rédigé par Paul Rollier, examine les mobilisations liées au blasphème. Le chercheur montre notamment les dynamiques de juridicisation de ces affaires et comment, paradoxalement, celles-ci donnent d’autant plus de visibilité aux propos et/ou aux actes considérés comme offensants. Dans le chapitre 7, Asad Ali Ahmed souligne le rôle de la langue dans le rapport au blasphème en comparant son traitement par les presses pakistanaises de langue anglaise et ourdou. Il montre par là-même l’existence de logiques de différenciation religieuse intra-islamiques. Pour clore l’exploration pakistanaise, le chapitre 8 fait un petit pas de côté sous la plume de Jürgen Schaflechner. Le chercheur propose une analyse « hagio-historique » selon laquelle il montre comment les assassins des personnes accusées de blasphème sont glorifiés dans de nombreux textes écrits à leur sujet. Ces apologies participent ainsi à normaliser, voire naturaliser, ce type de crimes.

9L’Inde est l’objet de deux études. La première porte sur une offense supposée des hindous envers les musulmans. Dans le chapitre 5, Kathinka Frøystad traite ainsi des effets produits par la diffusion massive des téléphones connectés et l’accès de plus en plus généralisé aux réseaux sociaux. Au-delà de la seule circulation amplifiée des images incriminées, la chercheure considère également que ces médiums nourrissent des émotions propices aux mobilisations. La seconde contribution porte elle sur un blasphème intra religieux. L’étude que nous livre Moumita Sen dans le chapitre 6 traite en effet des tentatives des partisans de l’hindutva, concept-clé de l’hindouisme politique, de délégitimer en lui portant l’accusation de blasphème, le culte d’un dieu populaire chez les Adivasis, c’est-à-dire les peuples tribaux dont la cooptation politique est un enjeu électoraliste pour les hindouistes. Dès lors, les premiers s’emploient à définir une orthopraxie pourtant contraire à la religion hindoue tandis que les seconds perçoivent cette tentative de disqualification par l’offense comme un acte de censure qui produit en retour l’effet contraire à celui recherché.

10À travers le chapitre 3, Iselin Frydenlund examine le recours au blasphème par certains groupes bouddhiques de Birmanie contre d’autres Birmans accusés d’offenser le Bouddha. Quoique les deux cas traités soient contemporains, l’autrice mobilise plus largement le matériau historique dans sa démonstration afin de souligner l’importance du contexte politique dans les dynamiques de recours à la législation relative au blasphème, et l’application de celle-ci par les tribunaux.

11Arild Englesen Ruud consacre le chapitre 4 au Bangladesh et au conflit entre deux groupes, dont l’un est le parti au pouvoir et l’autre une formation regroupant toutes les madrasas privées du pays. Tous deux ont à cœur de se présenter comme les gardiens de la moralité des musulmans bangladais et, partant, les protecteurs du « bon Islam ». Leur compétition se donne notamment à voir dans les accusations d’offense religieuse portées par le second groupe contre un ministre du gouvernement.

12Enfin, la postface d’Ute Hüsken, directrice du département d’Histoire religieuse et culturelle d’Asie du sud à l’université d’Heidelberg, propose une prolongation intéressante des travaux réunis dans l’ouvrage en abordant le blasphème par l’angle des Ritual Studies. Comme le précise l’autrice, il ne s’agit pas, ce faisant, de considérer le blasphème comme un rite, mais bien plutôt d’en dévoiler les mécanismes de fonctionnement. Reprenant, entre autres, le caractère performatif de l’offense religieuse énoncée en introduction, U. Hüsken dresse un parallèle convaincant avec « l’efficacité performative » des rituels. Il en va de même pour la dimension affective et émotionnelle commune aux deux objets.

13L’ouvrage collectif dirigé par P. Rollier, K. Frøystad et A. Engelesen Ruud présente deux intérêts majeurs : la rigueur de sa démarche académique et la singularité de celle-ci. Pour commencer, le cadrage théorique introductif définit très clairement les critères sur la base desquels les auteur·ices entendent déployer leur démarche comparatiste. L’ouverture conceptuelle vers les Ritual Studies proposée en conclusion est également très stimulante, puisque le rituel comme le blasphème, c’est-à-dire la prescription du licite et de l’interdit, ont à voir avec l’intime du fidèle.

14Parallèlement à l’attention portée sur la théorisation, un soin identique est apporté à la restitution empirique et surtout, à l’articulation entre les deux. En effet, il n’est pas rare de lire des ouvrages collectifs dont les contributions empiriques, sans rien retirer de leur qualité, s’apparentent plus à des catalogues déclinant des singularités géographiques, qu’à une véritable proposition comparatiste. Au contraire, les auteur·ices ont à cœur de dévoiler les dynamiques structurelles au fondement de l’augmentation des cas de blasphèmes. Partant, les cas d’études proposés sont finement documentés, tandis que la montée en généralité théorique s’opère dans une démarche clairement inductive, partant du terrain, mais qui ne s’opère jamais au détriment de la théorisation proposée en introduction. Chaque contribution ancrée incarne donc, dans un contexte national donné, l’un des thèmes transversaux posés en introduction. Deux aspects ressortent notamment : le rôle amplificateur joué par les nouvelles formes de médias et les différentes modalités qu’emprunte cette amplification ainsi que les logiques de différenciation intra-religieuse mises en œuvre par des groupes en compétition dans le but de codifier une orthopraxie religieuse et ainsi, s’en considérer seul représentant légitime afin de le convertir en force électorale.

15Par ailleurs, la grande originalité de ce travail est établie dès l’introduction, par son objet lui-même : le blasphème en contexte sud-asiatique. Cet ancrage géographique permet aux auteur·ices un double décentrement. D’une part, iels font un pas de côté au regard de la perspective occidentale selon laquelle le blasphème est le plus communément abordé. D’autre part, iels se prémunissent d’un traitement islamo-centré de cette question puisque l’Asie du sud permet d’aborder des cas d’offenses religieuses mobilisés par des hindous et des bouddhistes. L’éclairage du blasphème par le Sud se révèle très pertinent sur le plan heuristique. Le détour par le Pakistan, l’Inde, le Bangladesh et la Birmanie permet ainsi aux directeur·ices de l’ouvrage de repenser à nouveaux frais la chronologie des multiplications de cas d’offenses religieuses. De plus, il souligne la relation entre l’Europe et l’Asie du sud plutôt éclipsée dans les études contemporaines sur le blasphème, ainsi que, par extension et bien que cela ne soit formulé de la sorte, l’importance de la « périphérie », les colonies, dans l’élaboration du droit du « centre », l’Empire et même parfois le caractère novateur de la première. Par exemple, les auteur·ices de l’introduction soulignent que le CPI précède largement les dispositions légales ultérieurement adoptées par Londres. Si toutes les religions du sous-continent se sont vues reconnaître une égale importance dès 1862, il a fallu attendre 2008 pour que la législation relative au blasphème à l’encontre de la seule Église anglicane soit abolie – et donc que tous les cultes soient considérés comme égaux. Pour ce qui est de la période contemporaine, l’éclairage sud-asiatique permet de souligner le rôle central du Pakistan dans le processus de conversion des dynamiques de mobilisation, de la lutte contre l’offense religieuse à celle contre la discrimination d’un groupe. De façon générale, le décentrement de l’Occident renouvelle et enrichit l’archéologie – pour emprunter la terminologie de Michel Foucault – du blasphème.

16Exigence théorique et finesse empirique se conjuguent donc dans les pages d’Outrage et sous la plume de ses huit contributeur·ices afin de proposer un ouvrage combinant qualité et originalité académiques. Une lecture importante pour analyser l’offense religieuse dont il apparaît in fine qu’elle constitue une autre dynamique de politisation du religieux.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Charlotte Thomas, « Paul ROLLIER, Kathinka FRØYSTAD, Arild Engelesen RUUD (eds), Outrage : the Rise of Religious Offence in Contemporary South Asia »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 07 avril 2022, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/16708 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.16708

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Auteur

Charlotte Thomas

Noria Research ; charlotte.thomas[at]noria-research.com

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