Marie-Pierre ULLOA, Le nouveau rêve américain. Du Maghreb à la Californie
ULLOA Marie-Pierre, Le nouveau rêve américain. Du Maghreb à la Californie, Paris, CNRS Ed, 2019, 380 p. (Préface de Farhad Khosrokhavar).
Texte intégral
1Si la Californie et l’État de New-York présentent une concentration unique de Maghrébins aux États-Unis, l’histoire de cette présence reste parcellaire tout en étant exemplaire. Ce constat est le point de départ de l’enquête que livre Marie-Pierre Ulloa dans ce livre pionnier, fruit d’une thèse de sociologie menée sur les traces de cette présence, à la recherche des marqueurs économiques, sociaux, mémoriels qui la caractérisent sur trois générations : les baby-boomers, la génération X et la génération des milléniaux.
2Formant un groupe composé de 8 000 Marocains et 2 500 Algériens, selon un recensement de 2010, les Maghrébins et Maghrébines de Californie ne partagent ni la même histoire, ni la même identité – arabe ou berbère, juive ou musulmane – et c’est peut-être dans ce parti-pris de donner libre cours à la diversité des parcours et des appartenances religieuses que se trouve l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage. Une telle approche rend en effet saillant ce que ce groupe doit à la migration, c’est-à-dire au fait de quitter un espace de référence – un des pays du Maghreb – sans toutefois le désinvestir totalement. C’est dans cet écart, dans cet espace ainsi créé par cette prise de distance spatiale et temporelle que l’autrice saisit les multiples dimensions du nouveau rêve américain comme l’indique le titre donné à l’ouvrage. Les entretiens qualitatifs menés pendant quatre ans (2011-2015) auprès de 92 Maghrébins installés à San Francisco et dans la Silicon Valley, lieux emblématiques de la Californie, le soulignent à l’envi : ce groupe se définit par son appartenance aux classes moyennes et aisées, par les parcours de réussite professionnelle qui les caractérisent dans leur très grande majorité, par les marqueurs distinctifs qu’ils cultivent et transmettent à leurs descendants.
3La vertu heuristique du décentrement est au cœur de l’enquête. Dans la géographie des récits de vie recueillis apparaît en effet la référence à la France, pas seulement parce qu’il s’agit du pays où ont vécu certaines personnes enquêtées et d’où elles sont parties, mais parce qu’il est associé à la mémoire de l’oppression coloniale. Tenant compte de l’historicité de la présence maghrébine depuis la fin des années 1960, période correspondant à l’arrivée de la première génération, l’autrice met en place un dispositif de connaissance permettant de poser un regard neuf sur la relation France, Maghreb. Le premier décentrement tient donc aux effets de la localisation à distance qui permet de repenser une proximité culturelle, linguistique, méditerranéenne dans le rapport à la France et au Maghreb, à l’écart des hiérarchies originelles. Le second décentrement tient à la posture distanciée qu’adopte l’autrice à l’égard de son objet de recherche. Le fait de ne pas être originaire d’un des pays d’Afrique du Nord et de ne pas en parler les langues, loin de constituer des obstacles dirimants, ont permis de poser un regard neuf sur les recompositions identitaires, sociales, culturelles et cultuelles qui opèrent sur le temps long des générations et se traduisent par des choix assumés dans ce qu’il s’agit de garder, de transmettre ou de mettre de côté. Ces décentrements ouvrent ainsi un espace de comparaison possible qui, d’un pays à un autre, d’une culture à une autre relativise les appartenances et contribue à la fabrique de nouveaux récits de fondation.
4La construction de l’ouvrage suit les différentes étapes du processus migratoire déclinées en trois parties convoquant l’espace – partir, s’ancrer – et le temps, celui de la transmission. Cette construction de l’ouvrage contribue à donner une unité d’ensemble au groupe des Maghrébins musulmans et juifs de Californie qui s’effectue toutefois au détriment de la fluidité des ancrages et des circulations.
5Pourquoi quitter son pays ? Dans quel contexte ? Telles sont les questions qui traversent les 6 chapitres de la première partie intitulée « Partir ». Y répondre suppose de déplier un large éventail de raisons à l’origine du projet migratoire : départ consenti pour les uns souvent assorti d’un projet de retour ; départ contraint pour celles et ceux qui ont fui le contexte de guerre en Algérie ainsi que pour les minorités sexuelles à la recherche de conditions de vie meilleures que celles du pays d’origine. Le travail, notamment dans la restauration ou comme chauffeur de taxi, et la poursuite d’études supérieures constituent deux autres mobiles de départ faisant la part belle aux parcours de réussite. Loin d’apporter des réponses univoques, l’autrice explore la complexité des motivations subjectives et les ressorts émotionnels qui transparaissent dans ce choix du rêve californien en donnant largement la parole aux enquêté.e.s notamment sur la façon dont ils perçoivent les Américains. Tous, hommes et femmes, semblent motivés par le désir de réussite dans ce pays qui partage avec les pays du Maghreb des similarités de paysage et la douceur du climat.
6L’impression d’homogénéité sociale et culturelle qui semble caractériser les Maghrébins de Californie disparaît dans la deuxième partie significativement intitulée « S’ancrer ». L’autrice poursuit son exploration des ressorts intimes, subjectifs, politiques qui président aux choix de l’installation et mobilise des variables de genre et d’origine géographique pour mettre en perspective les récits tout en les entrecroisant avec les observations menées sur les lieux de travail ou au domicile des personnes. La typologie déclinée en quatre types est révélatrice des nuances qu’il convient d’établir dans la relation que les Maghrébins entretiennent avec le pays d’origine, le Maghreb ou la France. Elle distingue ainsi les cosmopolites, les Maghrébins de France, les Maghrébins du Maghreb et les Juifs maghrébins et montre comment la renégociation des distances et proximités d’un groupe à l’autre permet la réinvention de la « maghrébinité » en contexte migratoire. Cette « sociologie des acteurs » (p.117) se poursuit par l’analyse des trajectoires d’intégration des Maghrébins de Californie. L’autrice constate que dans leur grande majorité ces derniers font le récit d’une meilleure intégration en Californie qu’en France. Les quelques pages consacrées aux trajectoires d’insertion des couples mixtes auraient méritées de plus amples développements, mais elles attestent d’un ancrage qui compose avec des « négociations identitaires » (p. 177) notamment au moment de la naissance des enfants.
7Cette plongée au cœur du groupe des Maghrébins de Californie ne pouvait se terminer sans une analyse fine et documentée des transmissions qui se font et se défont d’une génération à l’autre. L’autrice y consacre la troisième et dernière partie intitulée « Transmettre ». Différentes échelles de transmission sont présentées : les pratiques culinaires, l’héritage linguistique, la pratique du football, marqueur culturel fort qui distingue les Maghrébins des Américains (p. 245). L’autrice met en évidence les accommodements qui se réalisent entre transmission d’une culture maghrébine et construction d’une identité américaine, comme le montrent les pratiques festives du « baby-shower » (p. 288). D’autres échelles de transmission sont explorées qui participent plus largement d’un processus de construction communautaire : celle des réseaux professionnels maghrébins et plus largement des associations assurant sur différents registres une fonction de transmission et de socialisation. Enfin, le riche chapitre consacré au fait religieux montre l’américanisation de l’islam en Californie ainsi que l’émergence d’une communauté juive nord-africaine.
8En somme, près de 20 ans après la publication du livre « Francis Jeanson, un intellectuel en dissidence. De la résistance à la guerre d’Algérie », l’autrice présente un ouvrage précis et contextualisé sur les Maghrébins de Californie qui s’annonce comme la première pierre d’une histoire plus large à écrire. De nombreuses pistes peuvent ainsi nourrir des recherches ultérieures, notamment sur le devenir des couples mixtes, sur les réinventions de la maghrébinité au fil des générations, sur l’impact des dynamiques de changement des pays d’origine. Comme le souligne Farhad Khosrokhavar dans sa préface, le livre « se lit non pas comme un travail aride de sociologie, mais comme un roman d’aventure de Maghrébins venus en Californie ». L’ouvrage ne peut donc qu’intéresser un large public désireux de mieux connaitre les multiples dimensions du rêve américain perçues, négociées et appropriées par les Maghrébins de Californie.
Pour citer cet article
Référence électronique
Constance De Gourcy, « Marie-Pierre ULLOA, Le nouveau rêve américain. Du Maghreb à la Californie », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 07 avril 2022, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/16700 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.16700
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page