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SECONDE PARTIE
Lectures

Clémence LEHEC, Sur les murs de Palestine, Filmer les graffitis aux frontières de Dheisheh

MétisPresses, 2020
Joséphine Parenthou
Référence(s) :

Clémence LEHEC, Sur les murs de Palestine, Filmer les graffitis aux frontières de Dheisheh, MétisPresses, 2020.

Texte intégral

1Sur les murs de Palestine. Filmer les graffitis aux frontières de Dheisheh est un ouvrage esthétique issu du travail de thèse en géographie de Clémence Lehec sur les graffitis du camp palestinien de Dheisheh, situé en Cisjordanie. À travers l’analyse de ces productions et de leurs auteurs, elle nous emmène dans une interrogation sur ce qu’est la frontière et ce qu’elle fait à des individus placés dans un contexte social et politique d’enfermement et, en retour, comment ces individus s’approprient les frontières à travers l’art notamment. Le livre se présente de plus comme la partie écrite d’une recherche ludique et hybride où le lecteur est vivement invité à visionner le documentaire Les murs de Dheisheh, co-réalisé par la chercheure et la réalisatrice Tamara Abu Laban. En effet, les enjeux de production de la recherche et du documentaire tiennent une place centrale dans la réflexion de l’auteure (1) puisqu’ils sont indissociables de la manière dont elle aborde et décrit les graffitis du camp (2) et, a fortiori, de l’analyse des différentes représentations de la frontière qui se forgent dans le camp autant qu’elles en façonnent l’espace (3).

2Chercher, filmer

3Comprendre d’où le chercheur parle, soit son positionnement face et dans l’espace israélo-palestinien, permet d’expliciter les conditions de production du savoir, lesquelles sont indissociables de l’analyse in fine. En dévoilant sa subjectivité l’auteure montre en effet le caractère construit et contextualisé du savoir : être étrangère non-arabophone dans l’espace palestinien, être émotionnellement engagée ou encore composer avec l’imprévisibilité du terrain sont autant de facteurs qui façonnent les résultats obtenus. Par dérivation, la chercheure affirme son engagement éthique et politique comme condition de la recherche en intégrant une approche décoloniale et féministe qui innerve également la production de l’objet audiovisuel. Sur le plan académique, la réalisation d’un film s’apparente à un exercice de décloisonnement des disciplines et modes de production du savoir qui, s’il intéresse de plus en plus la recherche elle-même, demeure marginal selon l’auteure. La double casquette du chercheur-réalisateur exige donc qu’il travaille efficacement en équipe lors du processus de production et lors de l’intégration au terrain. Clémence Lehec cherche à actualiser par ce biais les démarches participatives instaurées depuis la fin du XXe siècle, qui se concentreraient davantage sur la production des données que sur celle des résultats. Le film documentaire devient alors un résultat de la recherche et des méthodes participatives instaurées avec les individus présents sur le terrain. Le visionnage du film montre bien à quel point il résulte d’une somme de compromis et de collaborations à chaque étape de sa réalisation, de la constitution d’une équipe intégrant les acteurs locaux, notamment pour dépasser les contraintes de la langue, au partage de points de vue dans le travail d’écriture avec la coréalisatrice et cinéaste palestinienne Tamara Abu Laban.

4Graffeurs et graffitis

5Partant d’une démarche longuement réfléchie et décrite, Clémence Lehec retrace ensuite l’histoire des graffitis du camp de Dheisheh depuis leur début dans les années 1960 jusqu’à leur organisation progressive et la consolidation de règles qui en régissent la pratique. Si les productions des années 1960 se développent notamment au gré des matériaux disponibles et exigent une grande justesse grammaticale dans les slogans inscrits en arabe, le graffiti s’organise surtout à partir de la première intifada par l’entremise des commandes de partis politiques, avec la conviction d’alors que les graffitis ont un effet performatif dans le cadre de la résistance civile. Durant cette période, des auteurs de slogans émergent, tout comme des codes couleurs spécifiques en fonction du parti commanditaire. C’est aussi l’époque où la pratique de nuit et en groupe se généralise. L’auteure considère que c’est un effet générationnel qui modifiera la pratique du graffiti à la suite des Accords d’Oslo : celle-ci n’est alors plus tant motivée par un parti que par les individus, dont le volontarisme aurait pour effet de retourner le stigmate de réfugié. Le slogan, jusqu’alors majoritaire, perd en importance au profit des représentations de shuhadâ’ (martyrs) ; les graffeurs conservent néanmoins l’essentiel des conventions précédemment établies. Clémence Lehec identifie une dernière période qui débute en 2015 et se caractérise par une recrudescence des graffitis impulsée par la « troisième intifada » (p. 102) : c’est durant cette période que les portraits de shuhadâ’ et les représentations d’Hanthala (personnage créé par le dessinateur Naji Al-‘Ali et devenu un symbole du peuple palestinien) constitueront des motifs récurrents et définiront la spatialité contemporaine du camp de Dheisheh.

6Les portraits de martyrs, c’est-à-dire des personnalités issues ou non du camp de Dheisheh ayant perdu la vie dans le cadre de l’occupation et de l’opposition aux forces israéliennes, constituent les représentations majoritaires de cet espace. L’analyse de ces images permet de déconstruire la relation entre art et graffiti, là où les analyses du graffiti dans les pays moyen-orientaux depuis 2011 tendent à la naturaliser. Les shuhadâ’ palestiniens échappant majoritairement à une conception artistique de la fresque sanctifiée par la signature de l’auteur, il semble donc que la fonction mémorielle l’emporte : cette conception rejoint certains mouvements graffitis au Liban, en Syrie et en Iran, où la martyrologie est fortement ancrée dans l’histoire et l’histoire de l’art – bien que l’auteure considère cette thématique comme spécifique à la Palestine (p. 141). Les portraits de martyrs ne sont pour autant pas exempts de toute considération esthétique puisque leur représentation répond à des règles bien définies qui permettent leur individualisation et leur rattachement simultané à la lutte palestinienne : usage de la décalcomanie de portraits, du noir et blanc, ajout d’éléments contradictoires illustrant l’ambiguïté des stratégies de résistance adoptées tels que la colombe et les armes (p. 139), etc. En creux de la représentation des héros du camp se dessine celle des soldats israéliens, dont la désincarnation extrême fait de ces « sans-visages » un symbole de l’occupation.

7Personnage iconique créé par le dessinateur palestinien Naji Al-‘Ali (1937 – 1987), Hanthala constitue un autre motif central des graffitis de Dheisheh. La diversité des représentations murales d’Hanthala lui confère de multiple significations, interprétations et appropriations : les plus communément acceptées voient dans ce petit garçon aux mains croisées dans le dos l’attente du droit au retour, ou un signe de résistance et de rejet des négociations de paix. C’est justement cette représentation polysémique qui le transforme en symbole, c’est-à-dire un objet qui évoque plus que ce qu’il représente directement. Ces représentations nous intéressent en ce qu’elles s’adressent à plusieurs types de récepteurs présents dans le camp, en particulier les touristes, les enfants et les habitants, mais aussi les soldats israéliens. La pluralité des récepteurs de graffitis induit dès lors des fonctions diverses qui convergent vers une appropriation symbolique de l’espace et un retournement du stigmate lié à la situation d’enfermement, au sens où la soumission « à un régime de frontiérité très fort [peut] être un élément favorisant la volonté d’expression » (p. 162).

8Frontières

9L’analyse des graffitis ne constitue pourtant pas une fin en soi mais vise plutôt à « mettre au jour les différentes frontières qui sont convoquées par les peintres au sein des représentations qu’ils proposent, afin de comprendre leurs représentations de la frontière » (p .171). Au premier plan des régimes de frontiérité représentés à Dheisheh se trouvent donc les frontières matérielles, qui symbolisent et concrétisent l’enfermement au moyen de fils barbelés ou de murs de séparation. S’ensuivent les « frontières classiques » (p.172), signifiées par des éléments comme le keffieh palestinien ou l’olivier et qui symbolisent la frontière comme possibilité et privation de l’État-nation. Les shuhadâ’, réfugiés et exilés feraient quant à eux référence au déplacement des frontières imposé par l’Etat israélien lors d’incursions en zones palestiniennes. Enfin, l’illustration de cartes d’enregistrement, de la Palestine mandataire ou encore des tentes des Nations Unies symbolisent le refus de la frontière et la volonté de préserver le statut de réfugié, perçu comme le seul moyen légitime de revendiquer des territoires perdus dans le cadre du droit au retour et de l’avènement d’un État palestinien indépendant.

10L’analyse des régimes de frontiérité culmine toutefois avec la notion de « frontière de Damoclès, comprise comme l’idée qu’un enfermement plus grand peut toujours advenir et que cette potentialité est toujours couplée d’une atteinte corporelle, soit par une restriction de la liberté de mouvement, soit, dans le pire des cas, par la mort » (p. 186). La frontière de Damoclès intègre ainsi une réflexion sur le contrôle des corps qui y sont soumis et s’incarne particulièrement dans la pratique des graffeurs. En effet, l’auteure considère que leur pratique artistique et leur discours politique restent tributaires du possible resserrement de la frontière sur leur corps. À de rares exceptions près, ces derniers défendent alors un positionnement politique neutre, notamment de peur que leur liberté physique et artistique ne soit remise en cause par une politisation trop explicite des fresques. Le dilemme entre carrière artistique et engagement pour la communauté semble néanmoins essentiellement discursif puisque la majorité des peintures comportent une forte dimension politique. La frontière resurgit également dans le choix de peindre la nuit, bien qu’il s’agisse du moment le plus propice à une invasion du camp par des soldats israéliens. Hors des conditions favorables de la nuit pour peindre, Clémence Lehec interprète ce choix paradoxal comme une manière de rejouer la révolution en défiant le danger d’une part, et comme une dénonciation de la colonisation par le corps du graffeur qui peut être pris pour cible d’autre part (p. 189). Penser la frontiérité exige dans la démarche collaborative de l’auteure d’adopter une posture réflexive sur son rapport à l’occupation et aux frontières dans le cadre de la recherche et du documentaire : Clémence Lehec compare ainsi les inégalités de rapport à la frontière entre elle, chercheure française issue d’un laboratoire européen peu restreinte dans ses déplacements, et sa coréalisatrice Tamara Abu Laban, réalisatrice palestinienne issue du camp, soumise à de multiple contraintes financières et administratives.

11La recherche de Clémence Lehec constitue une source d’informations fiable sur le type de fresques rencontrées et les représentations de la frontière, malgré une absence de définition de ce qu’entend l’auteur par « graffiti » et de démonstration des résultats présentés. Les conclusions analytiques portant par exemple sur les fonctions des productions murales, présentées comme des évidences, restent ainsi fortement sujettes à déconstruction – d’autant que le lien entre les graffitis décrits et les conclusions sur les régimes de frontiérité n’est pas toujours intelligible. La force de l’ouvrage réside en revanche dans la manière de penser les conditions de production du savoir et les formes de la recherche. C’est en ce sens que Sur les murs de Palestine reste une recherche inédite et originale qui bénéficie de cette approche hybride et réflexive, tout comme de l’humilité de l’auteure face à son terrain. L’ouvrage constitue bien une partie d’un tout dont les éléments – le livre, le documentaire, les documents numériques – s’emboîtent et se complètent pour offrir une expérimentation honnête qui interroge le chercheur autant que ses résultats.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Joséphine Parenthou, « Clémence LEHEC, Sur les murs de Palestine, Filmer les graffitis aux frontières de Dheisheh »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 01 avril 2022, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/16689 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.16689

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Auteur

Joséphine Parenthou

Sciences Po Aix, Aix-Marseille univ, CNRS, Mesopolhis (UMR 7064) / Centre Max Weber (UMR 5283) / ENS Lyon ; josephine.parenthou[at]ens-lyon.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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