Navigation – Plan du site

AccueilNuméros151SECONDE PARTIELecturesAli GUENOUN, La question kabyle d...

SECONDE PARTIE
Lectures

Ali GUENOUN, La question kabyle dans le nationalisme algérien, 1949-1962,

Paris, Éditions du Croquant, 2021, 508 pages
Yassine Temlali
Référence(s) :

Ali GUENOUN, La question kabyle dans le nationalisme algérien, 1949-1962, Paris, Éditions du Croquant, 2021, 508 pages

Texte intégral

1La question de la place de la Kabylie, région berbérophone, dans un mouvement national algérien radical (indépendantiste) se revendiquant quasi-unanimement de l’arabisme fait l’objet d’une pléthore de discours. En revanche, elle a été peu étudiée dans une approche historienne ne sacrifiant pas à la tentation d’une quête hâtive d’antécédents à la question berbère/kabyle dans l’Algérie indépendante, dans le but d’en montrer le caractère ancien voire intemporel. Longtemps négligée, elle n’a été abordée en tant que question particulière que tardivement, avec la parution, dans les années 1980, d’un article de Mohammed Harbi (1980), suivi d’un autre de Omar Carlier (1986). Depuis, plusieurs études ont été consacrées à cette question (Ouerdane, 1987 ; Abrous et Chaker, 1988 ; Aït Kaki, 2004 ; Temlali, 2016) ; elle n’en reste pas moins le parent pauvre des recherches sur l’histoire du mouvement national algérien. C’est au regard de ce champ d’étude aride et/ou orienté dans une direction militante qu’il convient d’apprécier la parution de La question kabyle dans le nationalisme algérien, 1949-1962, tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2015 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Cet ouvrage se veut une réponse circonstanciée à la question de savoir « comment le référent identitaire kabyle est devenu un paramètre de l’histoire politique de l’Algérie contemporaine et du nationalisme radical et indépendantiste ». L’auteur, Ali Guenoun, en pousse l’exploration plus loin que jamais auparavant, mobilisant de nombreuses sources primaires qu’il soumet à une critique rigoureuse. Outre une trentaine de témoignages oraux, ces sources comprennent une large collection de la presse de l’époque, un fonds documentaire jusque-là inexploité de la wilaya de Tizi Ouzou (Grande-Kabylie) et diverses archives françaises, dont des archives militaires et policières (Renseignements généraux et Service des liaisons nord-africaines).

  • 1 Terme par lequel le discours colonial français désignait des colonisés censés partager des valeurs (...)

2La question kabyle dans le nationalisme algérien se compose de deux parties principales consacrées chacune à un temps de la manifestation de ce « référent identitaire kabyle » au sein du courant indépendantiste à l’époque coloniale. Le premier temps est la crise du PPA-MTLD (Parti du peuple algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) en 1949, passée à la postérité sous le nom trompeur de « crise berbériste », qui a vu la direction de ce parti exclure de ses rangs nombre de cadres et de militants de base nés pour la plupart en Grande-Kabylie. Pour avoir redouté qu’avec la création du MTLD en 1946, le PPA, interdit depuis 1939, n’eût pris un virage légaliste, pour avoir aussi revendiqué une plus grande démocratie interne et, pour certains, préconisé une redéfinition de la personnalité culturelle algérienne intégrant sa dimension berbère, ces cadres et militants étaient accusés de « berbérisme », terme désignant alors les idées d’une poignée d’« évolués »1 kabyles niant tout lien de l’Algérie au monde arabe.

3L’auteur consacre un chapitre entier de cette première partie à la sociologie des cadres du PPA-MTLD exclus en 1949 pour « berbérisme ». Il s’agit de jeunes militants instruits, en rupture avec leur milieu familial pro-français comme avec les idées de ces « évolués » berbéristes ; pour avoir prôné une remise en cause violente du fait colonial ils n’étaient pas démunis de base, si bien qu’avant d’être écartés, ils avaient réussi à imposer leurs représentants dans l’encadrement de la Grande-Kabylie et jusqu’au sein de l’exécutif du parti.

4Les sources mobilisées par A. Guenoun convergent pour attester que l’aspect identitaire de cette crise, bien que réel, a été amplifié au détriment d’autres par une direction du PPA-MTLD œuvrant à délégitimer les contestataires mais aussi, involontairement, par ces derniers, excédés par la campagne de stigmatisation qui les prenait pour cible. Ces autres aspects étaient l’un politique (divergences sur les délais de passage à la lutte armée et la fonction de l’action politique légale), l’autre organisationnel (divergences sur les formes de démocratie interne, fonctionnement « fractionnel » d’une partie des opposants favorisé par les liens ethnolinguistiques et personnels qu’ils entretenaient, etc.). Une preuve parmi d’autres de l’importance de ces deux aspects est que la contestation, qui avait pour centre de gravité la Grande-Kabylie et la France, a affecté des régions non berbères, comme l’Oranie. Dans un contexte d’interrogations sur les conséquences concrètes de la création d’un parti légal, le MTLD, nombre de nationalistes arabophones prenaient les accusations de « berbérisme » pour une entreprise de délégitimation de cadres préconisant comme eux un recours rapide à la lutte armée pour libérer l’Algérie de l’occupation française.

5L’exploitation de ces sources permet de nuancer notre connaissance de la crise de 1949 sur d’autres aspects encore. Nous n’en mentionnerons ici que deux qui intéressent des recherches historiques connexes. Premièrement, la lutte contre les contestataires taxés de « berbérisme » a mobilisé principalement, et par moments de façon exclusive, des cadres et des militants kabyles. C’est là un élément d’un intérêt certain pour l’étude de ce qu’on peut appeler le « loyalisme kabyle », souvent caricaturé en un courant opportuniste quand il n’est pas accusé, suivant une logique segmentaire transposée dans le champ politique, de trahir la communauté pour un « étranger » malveillant (la direction du PPA-MTLD, Ahmed Ben Bella s’emparant du pouvoir en 1962 avec l’aide de l’état-major de l’Armée de libération, l’État central algérien, etc.). Deuxièmement, ces présumés « berbéristes » ne formaient pas un groupe monolithe. Non seulement les issues organisationnelles qu’ils ont envisagées après leur exclusion variaient entre la création d’un parti nationaliste concurrent et le refus d’un tel projet, en passant par l’adhésion au Parti communiste, mais, en plus, leurs conceptions de la personnalité culturelle nationale et leurs représentations de l’histoire nord-africaine n’étaient pas uniformes : c’est là un fait que d’autres chercheurs ont étudié (Harbi, 1984 : 125 ; Temlali, 2016 : 157, 173, 181-182) mais que l’auteur documente de façon exhaustive. Un premier groupe, partisan résolu de « l’Algérie algérienne », niait tout rapport des Algériens au monde arabe et poussait l’anti-arabisme jusqu’au refus de soutenir la lutte nationale palestinienne. Un autre, tout en se méfiant des régimes arabes proche-orientaux, ne ménageait pas son soutien aux Palestiniens, reconnaissait l’arabe comme « langue nationale » et voyait en l’islamisation de l’Afrique du Nord l’amorce de la projection des Berbères sur la scène d’une histoire propre, en toute indépendance de centres impériaux exogènes et lointains. Ces positionnements aux antipodes permettent d’étudier les idées politiques défendues par les élites à cette époque comme étant le fruit d’une permanente imprégnation réciproque. Tout indépendantiste qu’il fût, le premier des deux groupes était indéniablement influencé par le berbérisme pro-français. Quant au second, il était influencé par les historiens oulémas (M’barek El Mili, Ahmed Tewfik El Madani, etc.) qui, tout en professant l’origine orientale des Berbères liés aux Arabes par un cousinage immémorial, faisaient la part belle à une Antiquité nord-africaine ignorée dans la littérature indépendantiste, laquelle faisait coïncider la naissance de la nation avec l’islamisation de l’actuel Maghreb, au vie siècle.

6Le second temps étudié est la période allant de la fin de la crise de 1949 à l’indépendance de l’Algérie. Comme le souligne la préface de O. Carlier, ce n’est pas la moindre des qualités de l’ouvrage que d’éclairer les rapports des cadres nationalistes en Grande-Kabylie à leur parti durant les années ayant précédé le déclenchement de l’insurrection du 1er novembre 1954. C’est pendant cette période qu’a commencé l’ascension politique de Belkacem Krim et de ses lieutenants. Aux yeux de la direction du PPA-MTLD, en luttant par la violence contre les contestataires, ils avaient donné des preuves suffisantes de leur anti-berbérisme ; ils présentaient probablement aussi l’avantage – A. Guenoun ne le formule pas de façon très explicite – de rétablir sur le terrain kabyle cette marginalité des intellectuels dans l’encadrement du parti, marque de fabrique du nationalisme indépendantiste algérien. Cependant, apprend-on à la lecture de La question kabyle dans le nationalisme algérien, en 1949-1954, le PPA-MTLD en Grande-Kabylie n’a pas été dirigé de façon ininterrompue par ce groupe. A contrario d’un récit en vogue, il a connu une valse de chefs et son organisation a été plusieurs fois réaménagée. En raison de l’exclusion de cadres kabyles au cœur de réseaux militants transrégionaux, explique l’auteur, ces cinq années ont été marquées par un reflux momentané du rôle de la Grande-Kabylie dans l’encadrement militant d’autres régions du pays, ainsi que par son isolement – auquel la direction aurait délibérément œuvré – du reste de la militance indépendantiste. Après le déclenchement de la seconde grande crise du PPA-MTLD en 1953, conclut A. Guenoun de l’étude de plusieurs sources, dont des témoignages oraux, la méfiance de Belkacem Krim et de ses lieutenants à l’égard du comité central et de ses partisans (les « centralistes »), soupçonnés de rétiveté à la lutte armée, les a rapprochés des partisans du chef charismatique du parti, Messali Hadj, crédité d’un plus grand radicalisme ; conjuguée à la solitude organisationnelle de la fédération kabyle, cette méfiance a retardé les premiers contacts de celle-ci avec les activistes qui, en rupture avec les deux ailes en conflit, préparaient la lutte armée mais qui étaient alors encore suspectés d’être des centralistes déguisés.

7L’ouvrage consacre un long développement aux discussions qui ont eu lieu à l’été 1954 entre les responsables du PPA-MTLD en Grande-Kabylie et les activistes au sujet du statut de la Kabylie au sein de la nouvelle organisation politico-militaire à construire. Krim Belkacem a vaincu leurs réticences à considérer cette région comme une zone à part entière, au même titre que l’Algérois ou le Nord-Constantinois, et pendant les deux premières années de l’insurrection (1954-1956), il en a étendu le territoire jusqu’à ce qu’il englobe les deux Kabylies berbérophones créant ainsi, au sein du FLN, une subdivision politico-militaire strictement kabyle. L’auteur étudie aussi longuement ce qu’on peut qualifier de prééminence kabyle dans les rangs de l’insurrection jusqu’à 1959 : des Kabyles ont commandé trois wilayas du FLN sur six et ont conduit des missions pour l’implanter ou le réorganiser dans d’autres régions (Aurès-Nememchas et Sahara), ce qui n’a pas manqué de susciter des craintes régionalistes d’une kabylisation en marche du mouvement de libération. Cette prééminence paraît d’autant plus spectaculaire que jusqu’à l’été 1954, la Grande-Kabylie était restée isolée des autres fédérations du PPA-MTLD, si bien qu’elle n’avait quasiment pas de contacts avec la Petite-Kabylie voisine ou le tout proche piémont sud du Djurdjura. L’ascension politique kabyle dans le FLN a été vite suivie d’un déclin dont les facteurs sont multiples et au nombre desquels A. Guenoun, pertinemment, en compte un rarement pris en considération : il s’agit des coups sévères portés à l’insurrection en Kabylie par la répression coloniale (opération Jumelles, etc.), laquelle, en l’affaiblissant militairement, a privé son représentant attitré au sein de la direction installée à l’extérieur d’atouts dont il se prévalait dans sa lutte pour le pouvoir suprême. Tout en étant portée par une solidarité de type régional avéré, cette prééminence kabyle, rappelle l’auteur, n’a pas empêché la poursuite d’une politique d’hostilité active, quelquefois meurtrière (liquidations physiques), envers les anciens « berbéristes » dont aucun n’a pu rejoindre l’insurrection en Kabylie.

8Outre sa riche documentation, le nombre impressionnant d’acteurs-témoins qu’il met en scène – dont les fiches biographiques publiées en fin d’ouvrage ne donnent qu’une image partielle – et, enfin, les questions qu’il permet de soulever (celle du « jacobinisme » algérien, par exemple), ce travail a une qualité première. Il s’agit du courage déployé pour démystifier-démythifier deux temps de l’histoire nationaliste par une double opération de clarification. La première les soustrait à l’ombre épaisse dans laquelle les tient une certaine histoire convenue, celle des vainqueurs. La seconde les retire de l’aveuglante lumière dans laquelle les plonge le récit historique du mouvement berbère qui, souvent, réduit leurs débats et conflits à leurs aspects ethniques et fait des acteurs kabyles du nationalisme radical, quand bien même eussent-ils eu des différends quelquefois sanglants, un objet unique de dévotion identitaire.

Haut de page

Bibliographie

ABROUS Dahbia et CHAKER Salem, 1988, « De l’Antiquité au musée : berbérité ou... la dimension in-nomable », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée 48-49, p. 173-197.

AÏT KAKI Maxime, 2004, De la question berbère au dilemme kabyle à l’aube du XXIème siècle, Paris : L’Harmattan.

CARLIER Omar, 1986, « La production sociale de l’image de soi. Note sur la ‘crise berbériste’ de 1949 », L’Annuaire de l’Afrique du Nord, 1984, p. 347-371.

HARBI Mohammed, 1980, « Nationalisme algérien et identité berbère », Peuples Méditerranéens 11, p. 59-68.

HARBI Mohammed, 1984, La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Éditions Complexe.

OUERDANE Amar, 1987, « La ‘crise berbériste’ de 1949, un conflit à plusieurs faces », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée 44 [dossier thématique « Berbères, une identité en construction »], p. 35-47.

TEMLALI Yassine, 2016, La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie, Paris, Éditions La Découverte.

Haut de page

Notes

1 Terme par lequel le discours colonial français désignait des colonisés censés partager des valeurs et des comportements en « évolution » par rapport aux valeurs et comportements de la société indigène.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Yassine Temlali, « Ali GUENOUN, La question kabyle dans le nationalisme algérien, 1949-1962, »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 01 avril 2022, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/16674 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.16674

Haut de page

Auteur

Yassine Temlali

Aix-Marseille univ., Cnrs, Telemme UMR 7303, Aix-en-Provence, France ; yassin_temlali[at]yahoo.fr

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search