Charles GENEQUAND, Max van Berchem, un orientaliste
Charles GENEQUAND, Max van Berchem, un orientaliste, Genève, Droz, 2021, 205 pages. ISBN : 978-2-600-06267-1
Texte intégral
1Max van Berchem (1863-1921) est surtout connu pour avoir initié une grande entreprise épigraphique, le Corpus Inscriptionum Arabicarum (CIA), pendant arabisant des CIG (inscriptions grecques) et CIL (latines) parus respectivement à partir de 1828 et 1863. Sa correspondance scientifique, qu’il avait méticuleusement classée, se trouve à la Bibliothèque de Genève ; sa correspondance privée, notamment avec sa mère (morte en 1917), est conservée par la famille (p. 11). Charles Genequand y a eu accès et a pu ainsi éclairer la biographie de MvB avec les commentaires que ce dernier apportait aux événements de sa vie professionnelle.
2Le livre résultant reflète plusieurs partis pris. En premier lieu, il suit une trame chronologique, prolongée après la mort de MvB par un rapide aperçu de la destinée ultérieure du CIA : sous l’impulsion de George Wiet, le corpus est devenu le Répertoire chronologique d’épigraphie arabe, et plus récemment le Thésaurus d’épigraphie arabe, en ligne depuis 2011 (http://www.epigraphie-islamique.uliege.be/thesaurus/). Le récit est ponctué de nombreux extraits des lettres de MvB, en français ou en allemand (traduit en français), qui donnent à entendre directement celui-ci et parfois ses correspondants. Au lecteur de rassembler de manière thématique les informations dont le livre abonde : essayons-nous y à notre tour.
3Le propos de CG n’est pas d’écrire une biographie psychologique ou intime de MvB : ce dernier, dans ses commentaires sur ses études, ses voyages, ou ses rencontres scientifiques, ne se livre que jusqu’à un certain point à ses correspondants. On devine du reste un cercle familial affectueux, deux mariages heureux, sept enfants, des amitiés solides. La santé fragile de MvB est combattue par l’exercice physique, la randonnée puis la bicyclette qui lui permet d’effectuer des « promenades archéologiques » en Suisse romande. Son violon d’Ingres a très tôt, et toute sa vie, été le piano (p. 14). La richesse des notations contenues dans sa correspondance permettrait une étude fouillée du style de vie de son milieu. Issu de la bourgeoisie genevoise, MvB a partagé son existence entre Genève et les châteaux de famille. N’ayant jamais eu besoin d’une profession pour vivre, il s’est tenu à l’écart du monde universitaire, mais aussi du grand public d’amateurs, qui n’apparaît quasiment pas ici. Les ressources familiales ont pu financer ses études en Allemagne, puis de longs voyages en Orient, fort coûteux à cette époque, comme le faisaient des savants amateurs tel le marquis Melchior de Voguë (p. 47-48). Il ne fait pas de doute que la pratique constante de la sociabilité bourgeoise a constitué un facteur décisif de son activité scientifique.
4Le livre est centré sur l’entreprise essentielle de MvB, le CIA, dont nous suivons pas à pas la genèse, les travaux initiaux, les collaborations qui construisent autour de lui un solide réseau, cimenté par des amitiés profondes. L’éditeur du livre, Droz, a d’ailleurs souligné le primat de cette activité d’épigraphiste en proposant une couverture gaufrée qui rappelle l’estampage des inscriptions arabes, et un dessin amusant reprenant la photographie de notre héros juché sur une longue échelle à Jérusalem. Pour en rester aux aspects formels, soulignons la clarté, la fluidité du texte, ainsi que la qualité impeccable de l’édition. Deux cahiers de photographies en noir et blanc, puisées dans les archives familiales, celles de MvB lui-même, de K.A.C. Creswell et de quelques autres, rappellent l’importance cardinale de la documentation photographique dans le travail de MvB.
5S’il ne traite pas de l’épigraphie proprement dite de MvB, ni de ses compétences linguistiques et historiques, le livre fournit en revanche de nombreux éléments d’une biographie intellectuelle, qui passionneront les épigraphistes et historiens intéressés par l’orientalisme de la Belle Époque. Au-delà des informations factuelles, toujours claires, il met en évidence les principales facettes de la personnalité scientifique de MvB. Ses études en premier lieu : effectuées en Allemagne dès 1877, elles l’orientent vers l’histoire et l’archéologie, et son choix se porte à partir de 1881 vers les langues orientales ; l’intérêt pour l’arabe naît progressivement, de la rencontre avec Carlo Landberg (p. 17-21) qui éveille en lui le goût des voyages. Son orientation se confirme avec Theodor Nöldeke puis Eduard Sachau (1845-1930), qui dirige sa thèse soutenue en 1886. C’est alors qu’a lieu l’événement décisif, le premier séjour en Orient, en l’occurrence l’Égypte (hiver 1886-1887), qui va orienter la suite de son activité intellectuelle : au-delà de la visite attendue des monuments islamiques — désormais étudiés par le Comité de conservation des monuments de l’art arabe, créé début 1882, quelques mois avant le début de l’occupation britannique —, MvB découvre l’intérêt des inscriptions sur pierre mais aussi sur les objets, et conçoit d’emblée une méthode dont il ne se départira pas (p. 37-38). C’est son troisième voyage en Égypte, en 1889-1890, qui décide de son grand œuvre, d’abord consacré au relevé, à l’étude et à la publication des inscriptions arabes de ce pays, ensuite étendu au reste du Proche-Orient. La rupture avec une science de cabinet, exclusivement consacrée aux manuscrits anciens, est chez lui explicite, de même que la conscience de se lancer dans une spécialisation neuve et exigeante (p. 54-55, 58-59).
- 1 István Ormos, Max Herz Pasha (1856-1919): His Life and Career, Le Caire, Ifao, 2 vol., 2009 ; Berna (...)
6MvB, qui partage avec beaucoup de ses contemporains le dédain des signes de modernisation qui se multiplient dans les villes proche-orientales (ex. p. 59-60), est sensible à la dégradation des monuments et à la destruction des bâtiments ordinaires dans les quartiers anciens, qui s’accélère précisément dans ces décennies. Au même titre que Max Herz ou K.A.C. Creswell1, il ressent l’urgence de documenter un legs condamné, et les procédés propres à l’épigraphie — observation directe selon l’éclairage naturel, relevés graphiques, estampage — s’insèrent dans une entreprise plus vaste, dans laquelle la photographie occupe une place prééminente. Dans ce contexte d’urgence les fouilles archéologiques lui semblent un luxe (p. 130), de même que la collection d’objets isolés (qu’il appelle les « bibelots », p. 115 ; d’où l’absence dans le livre du marché de l’art islamique alors florissant) ; il encourage au contraire les études en histoire de l’art, aussi bien dans les collections en cours de constitution en Europe, que sur place. Conscient de promouvoir des disciplines neuves, il estime les synthèses prématurées (p. 55) et critique ses collègues trop prompts aux conclusions mal étayées (p. 148).
- 2 Voir à ce sujet Carine Juvin (éd.), Gaston Wiet et les arts de l’islam, Le Caire, Ifao, 2021.
7L’entreprise du CIA n’était pas concevable sans un solide réseau de collaborations, auquel le livre de CG accorde une place justifiée. Aussi à l’aise en allemand qu’en français, sa langue maternelle, MvB entretient par une correspondance suivie, mais aussi des voyages scientifiques et la pratique de l’hospitalité, des relations étendues avec ses contemporains arabisants. Au fil du livre on croise les grandes figures des études arabisantes et islamologiques d’alors : Nöldeke, Ignaz Goldziher (p. 82-86), Charles Barbier de Meynard, les historiens de l’art Friedrich Sarre et Josef Strzygowski, et parmi les plus jeunes Louis Massignon, Gaston Wiet (p. 121-123)2, Ernst Herzfeld (p. 147-150), etc. Les relations entretenues par MvB montrent la place centrale jouée dans le monde savant de la Belle Époque par l’Allemagne et plus généralement les pays germanophones, mais aussi l’appui des institutions françaises (Académie des inscriptions et belles-lettres, Institut français d’archéologie orientale du Caire dont le directeur, Émile Chassinat, accepte de publier le CIA), ainsi que l’insertion de savants du Proche-Orient : Ali Bahgat au Caire, Halil Edhem (frère d’Osman Hamdi Bey) à Istanbul (p. 124-131) ; ce dernier, collaborateur et ami, a sans doute joué un rôle majeur dans la turcophilie de MvB, manifeste à partir du déclenchement des guerres italo-turque puis balkaniques (p. 151, 155). « Ma neutralité (politique et scientifique) me préserve contre les ambitions nationales et je suis habitué depuis longtemps à recevoir des confidences que ma solitude met à l’abri des indiscrétions », écrit-il à H. Edhem en 1910 (p. 130). Le rôle de coordinateur international que jouait si bien MvB et lui a valu l’estime générale est mis à mal par la Grande Guerre et plus encore ses lendemains ; durant les années de l’immédiate après-guerre 1918-1921, en effet, les ressentiments nationalistes s’exaspèrent chez ses collaborateurs, mettent en péril l’entreprise même du CIA et assombrissent la fin de sa vie.
8Agréable à lire, très instructif, le livre que nous propose CG est une utile contribution à l’histoire de l’orientalisme savant et, plus généralement, des milieux érudits de la période 1870-1920, au cours de laquelle les sciences du passé se sont ramifiées en spécialités à l’identité affirmée et aux méthodes spécifiques. C’est aussi un appel à explorer plus avant la très riche documentation épistolaire, photographique, et bien sûr épigraphique laissée par Max van Berchem.
Notes
1 István Ormos, Max Herz Pasha (1856-1919): His Life and Career, Le Caire, Ifao, 2 vol., 2009 ; Bernard O’Kane (éd.), Creswell Photographs Re-examined: New Perspectives on Islamic Architecture, Le Caire, The American University in Cairo Press, 2009.
2 Voir à ce sujet Carine Juvin (éd.), Gaston Wiet et les arts de l’islam, Le Caire, Ifao, 2021.
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Référence électronique
Nicolas Michel, « Charles GENEQUAND, Max van Berchem, un orientaliste », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 01 avril 2022, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/16658 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.16658
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