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SECONDE PARTIE
Lectures

Lara HARB, Arabic Poetics. Aesthetic Experience in Classical Arabic Literature

Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Cambridge Studies in Islamic Civilization », 2020
Pierre Larcher
Référence(s) :

Lara HARB, Arabic Poetics. Aesthetic Experience in Classical Arabic Literature, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Cambridge Studies in Islamic Civilization », 2020, ISBN 9781108490214

Texte intégral

  • 1 L’auteur laisse le soin au contexte de distinguer entre balāġa comme objet et la discipline dont la (...)

1Un Européen formé au moule des humanités n’a aucun mal à définir la poétique : c’est la discipline ayant pour objet la poésie et, plus largement aujourd’hui, où elle est devenue une branche de la linguistique, le langage poétique. Et s’il n’a aucun mal à le faire, c’est parce qu’il est l’héritier d’une longue tradition prenant son origine dans la Poétique d’Aristote. Il en va tout autrement dans la tradition arabo-islamique et l’illustration de couverture du présent ouvrage… illustre à merveille la difficulté de l’entreprise. C’est la reproduction d’un manuscrit, datant du xviiie siècle, du Talkhīṣ al-Miftāḥ d’al-Qazwīnī (m. 739/1338). Comme son titre l’indique, cet ouvrage est le résumé du Miftāḥ al-‘ulūm d’al-Sakkākī (m. 626/1229), non pas d’ailleurs de tout le Miftāḥ, mais de sa troisième partie, intitulée ‘Ilmā al-ma‘ānī wa-l-bayān (à peu près « Les deux sciences des significations et de l’expression »), où l’on s’accorde généralement à voir une « rhétorique » : l’usage des guillemets s’impose, car il ne s’agit en aucune manière, à l’inverse de la Rhétorique du même Aristote, d’un art oratoire. On devine ainsi d’emblée que par Arabic Poetics, il ne faut pas entendre ici une discipline concrète, mais un objet abstrait de plusieurs (essentiellement celles qui seront rassemblées à l’époque postclassique sous l’appellation de ‘ulūm al-balāgha) et ayant lui-même pour objet ce que l’auteur, Lara Harb, appelle « poeticity », à rechercher, non seulement dans la poésie proprement dite, mais encore dans le Coran et la prose artistique, le fameux saǧ‘. Le titre de l’ouvrage serait donc trompeur, si, outre l’illustration de couverture, le sous-titre (« Aesthetic Experience in Classical Arabic Literature ») ne commençait à nous détromper et si l’auteur, dans sa Préface (p. XI-XIV), très bien venue, n’achevait de le faire. Elle y passe au crible et justifie chacun des termes qu’elle emploie : medieval ; arabic (à entendre bien sûr dans un sens purement linguistique et aucunement ethnique) ; literary ; theory (dont elle souligne qu’il est anachronique, les théories n’étant jamais explicites, mais seulement explicitées par l’historien). La remarque la plus importante se trouve sous literary : l’auteur y indique que, pour elle, [‘ilm al]balāgha 1 correspond mieux à Poetics qu’à Rhetoric et, par suite, qu’elle emploiera les deux termes ([‘ilm al-]balāgha et Poetics) de manière interchangeable, mais qu’il n’en irait pas de même pour un scholar musulman du Moyen Âge ; pour lui Poetics exclurait d’emblée le Coran : son transmetteur y est accusé par ses adversaires à trois reprises (21, 5 ; 37, 36 et 52, 30) d’être un poète, ce que le Coran nie à deux reprises (36, 39 et 69, 41). À l’inverse, balāgha non seulement inclut le Coran, mais encore l’y met au plus haut niveau, qualifié de « miraculeux » (mu‘ǧiz).

2L’ouvrage, issu d’une thèse soutenue à New York University, est divisé en cinq chapitres, précédés d’une introduction (p. 2-24) qui les résume parfaitement et suivis d’un épilogue et d’une conclusion. C’est dans la première moitié de cette introduction (p. 2-12) que l’auteur définit le concept de wonder, dont le meilleur correspondant arabe serait le terme de ta‘aǧǧub (« émerveillement »). C’est en lui que s’ancre, selon l’auteur, l’expérience esthétique dans la littérature arabe classique et c’est lui qui sert de fil conducteur à l’ouvrage. Je conserverai le terme anglais dans la suite de ce compte rendu.

3Le chapitre I (« Wonder : A New Paradigm », p. 25-74) décrit le changement de paradigme qui a lieu entre ce que l’auteur appelle respectivement « The Old School of Literary Criticism » and « The New School of Criticism ». Chronologiquement, ces deux écoles correspondent aux périodes classique (IIe-IVe siècles de l’Hégire) et postclassique (à partir du Ve siècle de l’Hégire) de l’histoire de l’islam. La « vieille école » est exclusivement centrée sur la poésie et on peut donc parler à son propos de poétique au sens concret du terme. Elle s’intéresse en particulier au caractère naturel ou artificiel de la poésie, ainsi qu’à sa vérité ou à sa fausseté, et aboutira à une définition de ce qu’est « fondamentalement » la poésie (‘Amūd al-shi‘r). La « nouvelle école » est symbolisée par l’œuvre majeure de ‘Abd al-Qāhir al-Ǧurǧānī (m. 471/1078 ou 474/1081), par ailleurs grammairien, consistant en deux traités : Asrār al-balāgha et Dalā’il al-i‘ǧāz. Bien sûr, le changement de paradigme ne s’est pas fait en un jour et l’œuvre d’al-Ǧurǧānī, pour novatrice et capitale pour la suite de l’histoire qu’elle soit, n’en est pas moins d’abord une synthèse d’éléments antérieurs : la badī‘, auquel s’attache le nom d’Ibn al-Mu‘tazz (m. 296/908), le bayān, auquel s’attache celui d’al-Ǧāḥiẓ (m. 255/868) et le i‘ǧāz al-Qur’ān, auquel s’attachent divers noms, dont le plus connu est celui d’al-Bāqillānī (m. 403 ou 404/1013) : c’est l’extension même du domaine qui rend impossible de parler du [‘ilm al-] balāgha comme d’une poétique en un sens concret, même s’il est possible d’en parler en un sens abstrait. C’est sur le badī‘ que se concentre ce chapitre, ainsi que sur un nouveau concept, celui de takhyīl (« make believe », litt. « produire des images, faire imaginer »), probable emprunt à la falsafa (cf. infra). Ce sont eux qui font sortir du débat vérité/fausseté de la « vieille école », en proposant l’idée d’une « vérité littéraire », et suscitent le wonder. Rappelons qu’à l’origine le badī‘ est le « nouveau style » des poètes « modernes » (muḥdath) de l’époque abbasside, mais qui, pour Ibn al-Mu‘tazz, très old school, n’est pas si nouveau que cela, chacune des dix-sept figures qu’il subsume sous ce nom (cinq principales, douze secondaires) se trouvant déjà dans la vieille poésie, le Coran et le hadith. Et c’est parce que le Kitāb al-badī‘ d’Ibn al-Mu‘tazz est un catalogue de tropes qu’il est lui-même à l’origine du ‘ilm al-badī‘ (tropologie) qu’al-Qazwīnī, à la suite du Miṣbāḥ de Badr al-dīn Ibn Mālik (m. 686/1287), ajoutera au diptyque d’al-Sakkākī pour former un triptyque appelé ‘ilm al-balāgha : chez al-Sakkākī lui-même, les tropes ne constituent, sous le nom de wuǧūh taḥsīn al-kalām (« modes d’embellissement du discours »), qu’un appendice au ‘ilm al-bayān, al-Sakkākī ne donnant pas de nom à son diptyque.

4Le chapitre II (« Wonder in Aristotelian Arabic Poetics », p. 75-134) traite d’une autre poétique concrète, représentant la postérité de la Poétique d’Aristote en terre d’islam. Elle pourrait être qualifiée de « philosophique », dans la mesure où elle prend d’abord place dans la falsafa, ou mieux « logique », dans la mesure où la falsafa, héritière d’une tradition alexandrine tardive, fait de la Poétique, ainsi que de la Rhétorique, des œuvres logiques : si la Rhétorique est bien, pour partie, une œuvre logique (elle est à l’origine de ce qu’on appelle aujourd’hui logique naturelle ou argumentation), la Poétique ne l’est au vrai que pour un élément : le rapport d’analogie, au fondement de la métaphore. C’est ce rapport que la poétique logico-philosophique mettra en syllogisme et, sous le nom de shi‘r (« poésie »), mis pour qiyās shi‘rī (« syllogisme poétique »), la seule chose qui en subsistera dans la logique scolastique. Mais les grands falāsifa, eux, avec des débuts chez al-Fārābī (m. 339/950), puis des développements chez Ibn Sīnā (428/1037) et Ibn Rushd (m. 595/1198), se concentreront sur les deux concepts de muḥākāt (« imitation ») et de takhyīl (les prémisses du syllogisme poétique sont dites mukhayyila) : si le premier concept est directement aristotélicien (mimêsis), le second, semble-t-il, ne l’est qu’indirectement (via phantasia) et c’est lui qui produit, chez le destinataire du discours poétique, le wonder. L’auteur, très bien informée, étudie avec un soin extrême les modifications que ces deux concepts subissent d’un auteur à l’autre. Cette poétique connaîtra à son tour une postérité hors de la falsafa, spécialement au Maghreb, avec al-Qarṭāǧannī (m. 684/1285) et al-Siǧilmāsī (m. après 704/1304) : ceux-ci sont influencés par al-Fārābī et, plus encore, Ibn Sīnā, mais non Ibn Rushd, ce qui vient confirmer que ce dernier n’a pas fait école, même en ce domaine, chez lui ! Si l’auteur postule un lien entre le takhyīl logico-philosophique et le takhyīl ǧurǧānien, elle ne mentionne pas le violent rejet que cette poétique (et rhétorique) logico-philosophique suscitent chez Ibn al-Athīr (m. 637/1239).

5Le chapitre III (« Discovery in Bayān », p. 136-170) pointe ce qu’on pourrait appeler le paradoxe du bayān. Nom verbal du verbe bāna-yabīnu (« to be distinct and clear » ; en fait : « être distinct », d’où, par métonymie, « être clair »), il désigne d’abord le fait, pour les choses, de devenir distinctes, c’est-à-dire signifiées, par divers moyens, dont le langage n’est qu’un parmi d’autres. Il se spécialise ensuite dans l’un de ces moyens : ce qu’on pourrait appeler l’articulation (traduction étymologiquement plus adéquate que celle d’élucidation employée par l’auteur, mais on verra comment elle la justifie) du sens (ma‘nā, litt. « intention ») en expression verbale (lafẓ), mais pas n’importe quelle expression, la seule susceptible de provoquer le wonder, c’est-à-dire littéraire ou esthétique. D’où la traduction de bayān, en ce second sens, par « éloquence », ce qui pose alors la question de la différence entre bayān, faṣāḥa et balāgha (cf. infra). D’où aussi le caractère paradoxal du bayān, car, ainsi que le note l’auteur (p. 136), «[i]ronically, for this to happen [i.e. susciter l’émotion], meaning has to be conveyed in indirect and inexplicit ways », beauté ne rimant pas forcément avec clarté ! Mais le plaisir est justement dans la « découverte », ce pour quoi l’auteur interprète bayān comme un processus d’élucidation. À l’époque postclassique, le bayān, par systématisation des vues d’al-Ǧurǧānī, deviendra l’objet d’un ‘ilm, le ‘ilm al-bayān constituant le second volet du diptyque d’al-Sakkākī et du triptyque d’al-Qazwīnī. Chez ce dernier, sur lequel se fonde l’auteur, les moyens du bayān ne sont pas innombrables, se limitant à trois, pas un de plus, pas un de moins : tashbīh (« comparaison »), maǧāz (« langage figuré »), kināya (« métonymie »). C’est à la comparaison qu’est consacré ce chapitre, le chapitre suivant étant consacré au maǧāz et à la kināya. L’auteur propose une description remarquablement détaillée, chez al-Ǧurǧānī et ses successeurs, des deux termes de la comparaison et de leur combinaison : mushabbah et mushabbah bihi, primum comparandum et secundum comparatum, auxquels elle aurait pu ajouter le tertium comparationis, c’est-à-dire ce qu’il y a de commun (mushāraka) aux deux termes et permet la comparaison. Une remarque en passant : j’ai toujours trouvé piquant que nos collègues d’expression anglaise, spécialement américains, continuent d’employer une foule de vieux termes scolastiques, alors même que les humanités sont de l’autre côté de l’Atlantique en un état encore moins bon qu’elles ne le sont de ce côté-ci, mais peut-être s’agit-il maintenant d’une réaction d’érudits à la cancel et woke (in)culture…

6Le chapitre IV (« Metaphor and the Aesthetics of the Sign », p. 171-202) traite, comme il vient d’être dit, du maǧāz et de la kināya. L’auteur interprète correctement le maǧāz, non, ainsi qu’on le voit hélas ! trop souvent écrit, comme le sens figuré, par opposition au sens propre, mais bien comme l’expression employée de manière figurée, par opposition à l’expression employée proprement (ḥaqīqa). Le maǧāz est un genre dont la métaphore (isti‘āra) est la principale espèce, la différence spécifique de la métaphore étant que la relation entre sens littéral et sens dérivé est la ressemblance (mushābaha) ou similitude (mumāthala) entre terme métaphorisant et terme métaphorisé. La kināya ne fait pas partie du maǧāz, parce que le sens dérivé n’y efface pas le sens littéral, au contraire de la métaphore : si l’on dit, pour prendre l’exemple usuel, Zaydun asadun (« Zayd est un lion »), c’est le sens dérivé (« courageux ») qui est engendré, Zayd n’étant pas par nature même un lion, mais si l’on dit, là encore pour prendre l’exemple usuel, qu’Untel est kathīr ramād al-qidr ( « il a beaucoup de cendres sous le chaudron »), le sens dérivé kathīr al-ḍīfān (« il est très hospitalier ») n’efface pas le sens littéral, qui demeure. Ḥaqīqa et maǧāz seront replacés dans la classification, héritée de la falsafa, de la signification (dalāla) en waḍ‘iyya (« institutionnelle ») et ‘aqliyya (« logique », exactement : fondée sur un raisonnement, ce qu’al-Ǧurǧānī appelait ma‘nā al-ma‘nā « le sens du sens »), la première également appelée muṭābaqa (« adéquation ») et la seconde subdivisée en taḍammun (« compréhension ») et iltizām (« implication »). La ḥaqīqa est alors l’expression employée dans son sens institutionnel et le maǧāz l’expression employée dans un sens implicite (lāzim), qu’on atteint via une « connexion » (qarīna), condition non requise pour la métonymie. On comprend aussi pourquoi le tashbīh fait partie du bayān, même si sa présence y est parfois contestée, mais non du maǧāz, pour une raison comparable à celle de la kināya, mais qui concerne l’expression et non le sens : c’est l’affirmation d’un rapport de similitude, où, en plus du mot-outil (adāt), ne manque aucun des trois termes de la comparaison (cf. supra), la métaphore étant généralement comprise, comme dans notre propre tradition, comme une comparaison tronquée (i.e. « Zayd est [courageux comme] un lion »). Certains auteurs sont allés plus loin dans le sens de la logicisation, en faisant de la métaphore et de la métonymie les deux figures du bayān et en les organisant sur l’axe des enchaînements logiques : de l’antécédent au conséquent pour la métaphore, du conséquent à l’antécédent pour la métonymie.

7Le chapitre V (« Naẓm, Wonder, and the Inimitability of the Quran », p. 203-251) traite du naẓm (à peu près « composition »), non cependant comme le principal des « indices de l’inimitabilité du Coran » (dalā’il al-i‘ǧāz), pour reprendre le titre de l’ouvrage de ‘Abd al-Qāhir al-Ǧurǧānī, mais comme suscitant le wonder. Il n’est pas sûr qu’on puisse séparer aussi facilement aspect théologique et aspect esthétique. Rappelons qu’« inimitabilité du Coran » interprète le sous-entendu de i‘ǧāz al-Qur’ān : « le fait que le Coran rende incapable [de produire quelque chose de semblable] ». Pour la tradition islamique, c’est le caractère « unique » du discours coranique qui suscite le wonder chez son destinataire. Pour le linguiste, c’est évidemment la foi qui fait le destinataire, le présupposé fidéique n’étant pas requis dans le cas de la poésie. Quoi qu’il en soit, le concept de naẓm étant au centre de l’ouvrage d’al-Ǧurǧānī, l’auteur le met au cœur de ce chapitre. Elle détaille les différentes « figures de construction » (comme aurait dit notre vieille rhétorique) subsumées sous le naẓm et en quoi, pour al-Ǧurǧānī, elles suscitent le wonder : ordre des mots, ellipse, définition/indéfinition du prédicat, coordination avec/sans coordonnant (asyndète), présence de inna… Le naẓm ǧurǧānien est à la base du ‘ilm al-ma‘ānī, interprété comme « sémantique de la syntaxe » (ma‘ānī al-naḥw). C’est, on l’a vu, le premier volet du diptyque d’al-Sakkākī et du triptyque d’al-Qazwīnī. Si l’auteur pointe la systématisation et l’élargissement que représente le ‘ilm al-ma‘ānī par rapport au naẓm ǧurǧānien, elle ne pointe pas que cet élargissement rend l’interprétation du ‘ilm al-ma‘ānī comme « sémantique de la syntaxe » trop restrictive, notamment chez al-Qazwīnī : sous ce nom, ce dernier traite aussi bien des significations fondées sur des marques syntaxiques dans l’énoncé que de significations fondées sur la seule situation d’énonciation sans marque syntaxique explicite dans l’énoncé…

8En épilogue (« Faṣāḥa, Balāgha and Poetic Beauty », p. 252-256), l’auteur revient sur les concepts de faṣāḥa et de balāgha. Bien qu’elle s’appuie sur les définitions données par al-Qazwīnī, la traduction de faṣāḥa par « articulateness » reste en deçà de ce qu’est réellement la faṣāḥa. On en a une idée à travers l’unique occurrence coranique d’un terme de cette famille lexicale en 28, 34 : wa-akhī Hārūnu huwa afṣaḥu minnī lisānan. C’est la version coranique d’un épisode biblique (Exode 4, 10) : dans la Bible, Moïse n’est pas, au contraire d’Aaron, « homme de paroles » (ish devarim) mais « lourd de bouche et de langue » (khevad pe u-khevad lashon) ; dans le Coran, Hārūn est plus faṣīḥ que Mūsā, dont « la langue n’est pas déliée » (Cor. 26, 14) mais « nouée » (Cor. 20, 27). Poids ou nœud, cela revient au même : Moïse/Mūsā a une parole aussi embarrassée que celle d’Aaron/Hārūn est aisée ; celui-ci parle mieux, est plus éloquent que celui-là. Ce qui rend la traduction de balāgha par « éloquence » paradoxale, par rapport à l’auteur elle-même, qui, dans sa préface, préférait pour [‘ilm al-]balāgha Poetics à Rhetoric. Dans nos langues, si l’éloquence est une qualité, elle désigne aussi par métonymie l’activité où cette qualité est mise en œuvre : l’art oratoire, ce que n’est justement pas – on l’a dit, on le redit – le ‘ilm al-balāgha ! Cela a conduit les spécialistes à chercher et à trouver depuis longtemps déjà une traduction plus adéquate de balāgha : « efficience ». Ce qui est tout à la fois conforme à la définition donnée par al-Qazwīnī de la balāgha (the ability « to avoid mistakes to conveying the intended meaning ») et à l’étymologie même du mot, par ailleurs rappelée par l’auteur : c’est le nom verbal de balugha, diathèse stative-résultative d’un verbe dont la diathèse active balagha signifie « atteindre ». Pour al-Qazwīnī, la balāgha présuppose la faṣāḥa, mais non l’inverse. Par suite, un discours balīgh est un discours non seulement « éloquent » (faṣīḥ) dans l’expression, mais encore « efficient » dans la communication, par l’énonciateur au destinataire, du sens. Et par suite encore, le ‘ilm al-balāgha n’est ni une poétique, ni une rhétorique, au sens concret de ces termes, ne traitant pas spécifiquement de poésie d’une part, n’étant pas un art oratoire d’autre part. Mais il est bien tout à la fois une poétique et une rhétorique au sens abstrait de ces termes : une poétique, parce qu’il traite bien, pour une part, de ce que l’auteur appelle poeticity et que le linguiste Roman Jakobson (1896-1982) aurait appelé la fonction poétique du langage, centrée sur le message lui-même, c’est-à-dire, en termes saussuriens, le signifiant ; et une rhétorique, parce que, pour une autre part, il met en son centre le destinataire, trait qu’il a en partage avec la rhétorique aristotélicienne, pour différent qu’il en soit par ailleurs.

9L’ouvrage est complété par une excellente bibliographie, polyglotte (p. 265-282), ainsi que d’un index tout à la fois rerum et nominum (p. 283-298), qui se révèle, parfois, à l’usage, lacunaire. On regrettera cependant que sources primaires et secondaires ne soient pas séparées et, plus encore, que sous un même nom les différents titres soient classés par ordre alphabétique et non chronologique, mais il s’agit sans doute là des normes de la collection.

10Au-delà de Poetics, comme objet abstrait, et wonder, comme émotion esthétique, sur lesquels il est centré, cet ouvrage est sans nul doute une excellente synthèse de nos connaissances sur le vaste domaine des ‘ulūm al-balāgha. Mieux : dans la mesure où il fait la généalogie de chaque concept et en suit le parcours en diachronie, il peut servir de manuel pour l’histoire de ce secteur de la tradition linguistique arabe.

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Notes

1 L’auteur laisse le soin au contexte de distinguer entre balāġa comme objet et la discipline dont la balāġa est l’objet.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre Larcher, « Lara HARB, Arabic Poetics. Aesthetic Experience in Classical Arabic Literature »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 16 décembre 2021, consulté le 27 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/16572 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.16572

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Auteur

Pierre Larcher

Aix-Marseille Univ, CNRS, IREMAM, Aix-en-Provence, France, Pierre.Larcher[at]univ-amu.fr

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