Ibn MUBĀRAK SHĀH, The Sultan’s Feast. A Fifteenth-Century Egyptian Cookbook
Ibn MUBĀRAK SHĀH, The Sultan’s Feast. A Fifteenth-Century Egyptian Cookbook, edited, translated and introduced by Daniel L. Newman, Londres, Saqi Books, 2020
Texte intégral
1Sur les dix livres de cuisine arabe médiévaux qui nous sont parvenus, le Kitāb Zahr al-ḥadīqa fī l-aṭʿima al-anīqa était à ce jour le seul qui ne disposait pas encore d’une traduction en langue européenne. Datant du xve siècle, cette compilation égyptienne que l’on doit à Ibn Mubārak Shāh est en grande partie inspirée du Kanz al-fawāʾid fī tanwīʿ al-mawāʾid, un autre livre de cuisine égyptien du xive siècle, lui-même récemment traduit par Nawal Nasrallah (Kanz, 2017). Daniel L. Newman, professeur de littérature arabe moderne à Durham University, en rééditant ce texte et en le traduisant pour la première fois en anglais, vient donc achever une entreprise commencée il y a désormais presque un siècle. En effet, la recherche sur le corpus culinaire arabe médiéval a débuté en 1934 avec la première édition du Kitāb al-Ṭabīkh d’al-Baghdādī (m. 637/1239-1240) (al-Baghdādī, 1934) et, surtout, en 1939 avec sa première traduction en anglais (al-Baghdādī, 1939). Ensuite, elle s’est développée lentement jusque dans les années 2000 avant de connaître un véritable renouveau ces dernières années. Le bilan dressé par David Waines et Manuela Marín en 1994 (Marín et Waines, 1994) était en effet encore assez maigre, et, mises à part quelques éditions et l’article de Maxime Rodinson (Rodinson, 1949), ce corpus culinaire restait largement inexploré. En revanche, depuis vingt ans, les éditions, les traductions ainsi que les études se sont multipliées en Espagne, en Italie, au Royaume-Uni ainsi qu’en France où Limor Yungman a récemment soutenu une thèse sur ce sujet (Yungman, 2020). À ce titre, le travail de Daniel L. Newman apparaît à la fois comme la conclusion d’un cycle et le point de départ vers de nouvelles pistes de recherches.
2L’objectif de l’éditeur et traducteur est de contribuer à la compréhension de la littérature culinaire médiévale en langue arabe, mais aussi de faire découvrir cette cuisine aux passionnés. Pour ce faire, il a su allier les exigences scientifiques et des choix d’édition et de traduction destinés à rendre le Kitāb Zahr al-ḥadīqa fī l-aṭʿīma al-arīda le plus intelligible possible pour un lecteur non initié. De manière très juste, il évoque dans la préface (p. ix-xi) la fascination sensorielle et intime que peut susciter chez l’auteur et le lecteur l’étude d’un tel sujet, mais il rappelle aussi combien la cuisine est un sujet pertinent pour l’historien qui étudie les cultures et les sociétés du passé.
3L’introduction (p. xiii-lxiv) est divisée en deux parties. La première présente de manière assez générale la cuisine arabe médiévale (p. xiii-xli), et la seconde est consacrée à la présentation plus détaillée de l’ouvrage édité et traduit (p. xli-lxiv). Dans la première partie, Daniel L. Newman s’attarde en réalité sur deux aspects : les livres de cuisine en tant que tels et la cuisine dont ils témoignent. Sur ce second point, il ne dit rien de plus que ce que l’on trouve déjà bien résumé chez Maxime Rodinson, David Waines, Manuela Marín ou Nawal Nasrallah, à savoir qu’il s’agit principalement d’une cuisine destinée aux élites, aux héritages géographiques et historiques variés (mésopotamien, perse, arabe, gréco-romain, indien et turc), très influencée par la médecine humorale gréco-arabe, et qui présente des différences notoires entre l’Orient et l’Occident islamiques. En revanche, sa réflexion sur les livres de cuisine est intéressante et résume des recherches plus récentes et moins connues. En effet, il prend le temps de s’attarder sur chacun des dix livres de recettes en arabe rédigés entre le xe et le xve siècle qui nous sont parvenus (p. xiv-xvii), et de rappeler que cela reste très peu au regard de la quarantaine de titres cités dans les sources. En outre, ces textes sont tous des compilations, il existe donc des emprunts conséquents entre les uns et les autres (p. xxiii). Enfin, leurs auteurs ne sont pas des cuisiniers et c’est en tant que lettrés qu’ils s’attachent à recopier des recettes. Toutes ces remarques amènent à réfléchir à plusieurs problèmes que Daniel L. Newman ne peut malheureusement qu’effleurer. Tout d’abord, les raisons mêmes de la mise par écrit de ces recettes, et plus largement l’identité de leurs destinataires, restent en partie mystérieuses. Le peu de détails techniques dont elles recèlent ont autant fait dire aux historiens qu’elles n’étaient pas rédigées dans le but d’être suivies et appliquées mais pour faire étalage des possibilités culinaires qui s’ouvraient à l’élite lettrée (Marín, 2005), qu’au contraire elles étaient destinées à un public techniquement déjà informé (c’est la position de Daniel L. Newman). Ensuite, ces textes sont le résultat de plusieurs strates de compilation. L’auteur copie des recettes dans différentes autres recensions, puis les copistes successifs peuvent eux aussi retoucher le texte. Cela est à la fois extrêmement déroutant, car aucun de ces livres de cuisine ne peut, à strictement parler, être le témoin de la cuisine de l’époque de son auteur, et, en même temps, cela est fascinant pour l’historien dont le travail consiste à retracer l’histoire de ces textes et de leur transmission. Sur ce point, le Kitāb Zahr al-ḥadīqa fī l-ʿaṭima al-anīqa est d’ailleurs un cas d’école. Daniel L. Newman montre qu’il a 228 recettes en commun avec le Kanz, rédigé au Caire un siècle plus tôt, et 58 avec la Wuṣla (p. xlvii), datant du xiiie siècle. Son auteur aurait donc recopié les recettes à partir, principalement, de ces deux ouvrages préexistants. En tout, seules 49 recettes sur les 332 que compte l’ouvrage sont inconnues par ailleurs, soit seulement 15 % du texte.
4L’auteur du Zahr n’est en effet pas connu pour avoir été un cuisinier novateur, mais comme poète. Ibn Mubārak Shāh, ou Shihāb al-Dīn Aḥmad Ibn Muḥammad Ibn Ḥusayn Ibn Ibrāhīm Ibn Sulaymān al-Miṣrī (ou al-Qāhirī) al-Hanafī (ou al-Ṣūfī), est né au Caire en 806/1403 et y est mort en 862/1458. Il est surtout célèbre pour avoir composé une anthologie de poésie, al-Safīna, en quatorze volumes. C’est donc en tant que compilateur qu’il a rassemblé ces recettes. Le contexte dans lequel il écrit étant celui du sultanat mamelouk en pleine crise politique et économique, il a peut-être souhaité en conserver la splendeur culturelle, et plus particulièrement culinaire, dans cette œuvre. Il reste toutefois à comprendre comment et pourquoi il a choisi de recopier une recette plutôt qu’une autre. Pour Daniel L. Newman, les différentes mentions de ses préférences et de ses goûts dans le texte peuvent être un indice de ses choix. Il aurait ainsi sélectionné les recettes qui lui parlaient plus directement, qu’il avait déjà goûtées ou qui évoquaient quelque chose de positif pour lui. Nous ajouterions qu’il a aussi organisé son propos en chapitres thématiques (pain, sauces, poissons, pâtisseries, plats, conservations des fruits, etc.) qui devaient être complétés et qu’il a donc aussi recopié des recettes qui pouvaient entrer dans ces différentes catégories, sans trop se répéter. Malgré cela, la composition de l’ouvrage reste assez chaotique, il existe par exemple deux chapitres (4 et 16) consacrés aux plats de viande, et qui proposent tous deux des variantes de plats similaires, comme le sikbāj – un ragoût au vinaigre – (n° 10, 238), le zīrbāj – un ragoût de volaille – (n° 49, 236, 285) ou la khayṭiyya – un riz au lait – (n° 52, 71, 235). Quoi qu’il en soit, le Zahr donne une impression d’éclectisme, en faisant coexister des plats très prisés des élites islamiques depuis l’époque abbasside – comme le sikbāj, le zīrbāj ou encore la maḍīra (n° 248), un ragoût au lait aigre – mais aussi des plats rappelant les origines turques des Mamelouks, comme le qāwūt (n° 143), et des plats évoquant l’Égypte, comme la pâtisserie dite al-Qāhiriyya (n° 150).
5Le Zahr n’est connu que par un seul manuscrit (Ehrfurt, Gotha Library, No.1344, anciennement arab.668, Stz. Kah. 1170) copié après la mort de l’auteur par un certain Muḥammad ʿAbd Allāh al-ʿUmarī. Le texte y semble globalement complet, mais avec quelques lacunes internes, ce qui ne rend pas l’édition aisée. Une première tentative réalisée par Muḥammad ʿAbd al-Raḥmān al-Shāghūl en 2007 (Ibn Mubārak Shāh, 2007), avait eu le mérite de faire connaître davantage cet ouvrage mais restait très fautive et inexacte. C’est pour cette raison que Daniel L. Newman a souhaité rééditer ce texte, bien aidé par le travail qu’avait au préalable réalisé Nawal Nasrallah (Kanz, 2017). Celle-ci avait en effet réétudié le manuscrit du Zahr pour traduire plus justement le Kanz, les deux ouvrages ayant de nombreuses recettes en commun. En tant que spécialiste de la langue arabe moderne et en particulier du moyen-arabe, Daniel L. Newman a porté une attention toute particulière à cette édition et à la restitution du texte. S’il a corrigé quelques fautes évidentes de graphie et de diacritiques et ajouté les hamzāʾ-s et les shadda-s conventionnelles pour faciliter la lecture du texte, il a tenu à conserver tout ce qui témoigne ou peut témoigner dans cet ouvrage d’usages dialectaux, caractéristiques du moyen-arabe égyptien. Il a ainsi conservé les hésitations de certaines graphies (naʿnaʿ et naʿnāʿ pour désigner la menthe), du lexique (qamḥ et ḥinṭa sont tous deux utilisés pour désigner le froment), et de grammaire (construction de l’iḍāfa avec ou sans article ; présence du génitif dialectal mtāʿ). Ce faisant, il a rendu ce texte lisible tout en préservant au maximum son état manuscrit et donc l’état de la langue écrite dont il témoigne.
6Pour accompagner cette édition, Daniel L. Newman propose également une première traduction anglaise qu’il a accompagnée de nombreuses notes concernant l’origine textuelle des différentes recettes. Là encore, tout en cherchant à les rendre intelligibles, il a fait le choix de conserver certains termes arabes pour éviter les biais. C’est évidemment le cas des noms de recettes, mais surtout des termes indiquant les poids et mesures. S’il propose un tableau d’équivalence (p. lxiv), il précise que les unités de poids et de mesure étaient trop changeantes, selon les régions et les époques pour pouvoir être systématiquement traduites, ce dont l’auteur du Zahr a d’ailleurs conscience car il le signale à plusieurs reprises.
7L’ouvrage contient également une bibliographie ainsi que deux index, l’un en anglais et l’autre en arabe, afin de faciliter son utilisation. Malgré la qualité du travail effectué par l’auteur, il nous faut signaler celle moins satisfaisante de la maison d’édition qui, dans l’exemplaire que nous avons pu consulter, a oublié d’insérer les seize premières pages de l’édition arabe, ce qui est assez frustrant, d’autant plus qu’il s’agit là de l’introduction du Zahr et donc d’une partie essentielle pour comprendre la démarche d’Ibn Mubārak Shāh. Quoi qu’il en soit, la lecture de cet ouvrage est plaisante et peut intéresser différentes personnes : le passionné qui veut découvrir la richesse de la cuisine médiévale arabe, l’historien qui s’intéresse à la cuisine comme objet culturel, social et savant, et enfin le linguiste qui cherche à étudier le moyen-arabe. Le travail de Daniel L. Newman vient ici clore la belle série d’éditions-traductions du corpus culinaire arabe médiéval tout en rappelant les nouvelles orientations de la recherche le concernant, à savoir la compréhension de ses origines, de sa compilation et de sa transmission au fil des six siècles qu’il couvre, ainsi que les enjeux linguistiques et littéraires qui l’entourent.
Pour citer cet article
Référence électronique
Audrey Caire, « Ibn MUBĀRAK SHĀH, The Sultan’s Feast. A Fifteenth-Century Egyptian Cookbook », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 16 décembre 2021, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/16510 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.16510
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