Abir KREFA, Amélie LE RENARD, Genre et féminismes au Moyen-Orient et au Maghreb
Abir KREFA, Amélie LE RENARD, Genre et féminismes au Moyen-Orient et au Maghreb, Paris, Editions Amsterdam, 2020, 184 p.
Texte intégral
1L’ouvrage Genre et féminismes au Moyen-Orient et au Maghreb est une contribution nécessaire au paysage éditorial français et offre une synthèse d’une littérature désormais indispensable pour qui s’intéresse aux droits et aux modes de vie des femmes de cette région.
2L’ouvrage est une synthèse sur la question du genre et du féminisme au Moyen Orient et au Maghreb. Ecrit par deux sociologues, une partie importante de leur travail (chapitres 1 et 2) s’appuie largement sur une littérature historiographique francophone et anglophone, fruit d’une véritable renaissance de l’histoire sociale et culturelle au prisme du genre au Moyen-Orient et au Maghreb. Ce livre met en lumière tout particulièrement le militantisme féminin sur lequel la recherche s’est concentrée en France (Dakhli et Abdallah, 2010 ; Bruzzi et Sorbera, 2020).
3La première partie de l’ouvrage est consacrée à la « genèse d’une question clivante » et couvre une période clé de l’histoire des mobilisations féminines au Moyen-Orient et au Maghreb, de la fin du XIXe siècle jusqu’aux indépendances. Cette période est marquée par l’impérialisme européen, les mouvements anticolonialistes et nationalistes. Au cours de cette période, l’hégémonie coloniale européenne s’est imposée à travers une série de représentations homogènes des femmes musulmanes et orientales qui ont laissé un héritage important dans l’imaginaire européen contemporain. Ces représentations s’exprimaient tant dans l’art que dans la littérature orientaliste, véhiculant des stéréotypes de l’oppression féminine dans les sociétés musulmanes, ainsi que des images et des fantasmes de la sexualité lascive de femmes invisibles, opprimées et confinées dans les espaces domestiques. Cependant, comme les autrices le soulignent à juste titre, l’instrumentalisation des droits des femmes musulmanes par les puissances coloniales européennes a eu lieu dans un contexte marqué par une importante discrimination à l’égard des femmes européennes elles-mêmes. À l’époque, ces dernières étaient exclues du droit de vote, de l’accès à diverses professions, et étaient considérés comme juridiquement désavantagées, en particulier lorsqu’elles étaient mariées selon le Code civil napoléonien qui eut un impact important dans de nombreux pays européens, mais aussi au Moyen-Orient, et notamment dans la codification du statut personnel égyptien (Sonbol, 2009). La position d’une figure de proue de l’impérialisme britannique comme Lord Cromer est particulièrement significative à cet égard : d’une part, il indigne de l’oppression supposée des « femmes musulmanes » au Moyen-Orient et, d’autre part, il se prononce contre le droit de vote des femmes en Angleterre (Ahmed, 1992 : 30).
4Dès la fin du XIXe siècle, le débat sur la « question des femmes » (mas’alat al-mar’a) se conjugue au Moyen-Orient et au Maghreb, du Caire à Tunis, avec les mouvements anticolonialistes et nationalistes. Certaines voix du mouvement nationaliste moderniste et réformiste se sont élevées, de Qasim Amin en Égypte à Tahar Haddad en Tunisie, et ont associé la modernité et la libération des femmes à la libération de la nation. Le voile et le dévoilement sont devenus les symboles d’un débat animé sur la modernité, l’authenticité et la défense contre l’hégémonie coloniale. Mais c’est la presse, l’écriture féminine et l’univers associatif qui deviennent les véritables centres névralgiques de l’engagement des premiers mouvements féministes, où se détachent les noms de pionnières comme Hind Nawfal, Louisa Habbalin, Marya Mazhar, Nabawiyya Musa et Huda Sha‘rawi. Même dans les États indépendants, des militantes du Moyen-Orient et du Maghreb de différentes orientations politiques, de l’écrivaine islamiste égyptienne Zeynab al-Ghazal à la peintre communiste Inji Aflatoun, en passant par les militantes sécularistes Doria Shafiq et Nawal Sa‘dawi, se sont retrouvées à « militer sur plusieurs fronts » (chapitre 2) contre l’autoritarisme et les politiques publiques des régimes en place, l’impérialisme, le capitalisme et l’accès inégal aux richesses. Cette position complexe et « inconfortable » de militantes actives sur de multiples fronts les conduit souvent à choisir des stratégies d’action différentes. Elles recourent à l’écriture, même autobiographique, au journalisme, aux pétitions et aux grèves de la faim. Militant initialement dans des mouvements anti-impérialistes et de gauche, elles développent différentes expériences politiques dans les lycées, les campus universitaires et les syndicats, où elles deviennent de plus en plus visibles entre les années 1960 et 1980 (p. 66-67). Les années 1980 marquent une période de forte répression, avec des cas de torture, d’emprisonnement et d’assassinats politiques, dont les militantes ont également été victimes dans différents contextes, de l’Irak de Saddam Hussein à l’Iran post-révolutionnaire en passant par le Maroc, ensanglanté par les années de plomb (p.72). Depuis les années 1980, parallèlement à l’ « ONGisation » progressive du mouvement des femmes (p.75), des références de plus en plus érudites à l’islam sont utilisées par les militantes elles-mêmes, comme les députées et journalistes iraniennes Azam Teleghani et Shahla Sherqat, ou la médecin marocaine Asma Lamrabet, qui ont relu et réinterprété le corpus religieux islamique pour réclamer la reconnaissance de l’égalité entre les hommes et les femmes.
5La deuxième partie de l’ouvrage retrace les travaux sociologiques et anthropologiques les plus récents, en se concentrant sur le travail des femmes (ch.3), les répercussions que les guerres, les occupations étrangères (ch.4) et les révolutions récentes (ch.5) ont eues sur la vie et les conditions matérielles des hommes et des femmes, ainsi que sur les rapports de genre au Moyen-Orient et au Maghreb. Si la médiatisation des révolutions a déjà rendu familier au public francophone l’activisme des femmes pendant les printemps arabes, un aspect trop souvent négligé ou marginalisé dans le débat public sur les « femmes musulmanes », sur lequel les autrices s’attardent à juste titre de manière exhaustive, est la dimension économique et matérielle, qui est au contraire fondamentale pour comprendre les relations de genre au Moyen-Orient et au Maghreb, comme ailleurs. Toute la section consacrée au travail des femmes et aux travailleuses invisibles, au travail informel et non rémunéré (travail domestique, travail de soin, travail familial, etc.), est centrale et constitue la partie la plus intéressante du livre, également parce qu’elle représente un espoir important pour promouvoir la valorisation, le développement et la diffusion d’une recherche, encore trop confidentielle, qui articule genre, islam et économie, dans les domaines de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire (Ross, 2008 ; Talahite, 2014).
6Les autrices se concentrent sur les processus d’invisibilité du travail des femmes, tant dans les sociétés qu’au sein des familles elles-mêmes, où le travail domestique et les soins (aux personnes âgées et aux enfants) ne sont pas reconnus comme un travail rémunéré. Le travail des femmes est également marqué par les processus de migration et de racialisation du travail domestique, comme le montrent les conditions matérielles et de travail précaires des femmes migrantes africaines et asiatiques employées dans les sphères domestiques et des soins dans les pays du Golfe (p.103).
7Un élément crucial sur lequel les autrices insistent à plusieurs reprises dans le livre est la nécessité de contextualiser le genre et la sexualité au Maghreb et dans le Moyen Orient, en considérant la situation coloniale, l’impérialisme, le nationalisme, les régimes autoritaires et le capitalisme, qui minent les relations sociales et de genre dans la région. Enfin, cet ouvrage est une invitation à prendre en compte la pluralité et la complexité de conditions sociales, politiques et économiques qui vont bien au delà de la question religieuse et de celle du voile, qui sont trop souvent mises au centre du débat public.
Pour citer cet article
Référence électronique
Silvia Bruzzi, « Abir KREFA, Amélie LE RENARD, Genre et féminismes au Moyen-Orient et au Maghreb », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 151 | 2022, mis en ligne le 16 décembre 2021, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/16495 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.16495
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