BELLIL Rachid (ed), Anthologie du conte Amazigh d’Algérie, Edition bilingue, 3 tomes, Éditions du CNRPAH, Alger, 2017, 2092 p
Texte intégral
1C’est au Salon International du Livre d’Alger (SILA, 2018) où nous étions conviés par les éditions du Centre National de Recherches Préhistoriques, Anthropologiques et Historiques (CNRPAH) que nous avons découvert le coffret en trois tomes de l’Anthologie du conte amazigh d’Algérie établie par Rachid Bellil et publiée par le (CNRPAH). Le premier tome (gris) est consacré aux Berbères de l’Est (l’Aurès, Oued Righ, Ouargla, le Mzab) tandis que le deuxième (rose pâle) contient ceux de l’Ouest (le Chenoua, les At Menacer, l’Ouarsenis, les At Snous et les Monts des Ksours), suivi d’une description des aires d’où proviennent les contes et d’une annexe bio-bibliographique des auteurs qui les ont recueillis en Algérie à la fin du XIXe siècle, entre 1886 et 1898 plus précisément. Le troisième tome (jaune) est entièrement consacré au conte kabyle. Plusieurs visiteurs, des Kabyles sans doute, ont emporté plusieurs coffrets sans même les ouvrir ; mais de nombreux autres, plus jeunes ou moins fortunés, hésitaient et demandaient s’ils pouvaient acheter « le tome jaune » seulement : celui consacré à la Kabylie. La demande fut telle ce jour-là que la vente en volume fut autorisée, ce qui occasionna l’amoncellement de plusieurs coffrets à deux tomes sous le présentoir du stand du CNRPAH.
2À l’exception de Si Amar Saïd Boulifa (Kabylie) et de Belkacem Ben Sedira (Aurés) qui ont recueilli l’essentiel des contes du troisième tome (Kabylie), tous les autres sont des instituteurs/professeurs d’arabe et de berbère venus de la France métropolitaine (Ile de France, Bretagne, Lille, Doubs) et affectés en Algérie (Oran, Constantine, Batna) à partir des années 1880. Pour rappel, cette décennie marque le passage de la conquête militaire à la colonisation civile et institutionnelle qui a vu la mise en place des premières réalisations d’infrastructures coloniales (routes, ports, chemins de fer, villages de colonisation) et des premières institutions et sociétés savantes (éditions, écoles, fouilles archéologiques, recueils de littératures orales...). Émile Masqueray (1845-1894), premier directeur de l’École d’Alger inaugurée en 1880, avait qualifié ce moment comme celui du « désordre des dévouements et des ambitions qu’admettait la liberté de la première heure ». Le but immédiat de ces instituteurs d’arabe et de berbère n’était pas la collecte des contes mais celle des parlers et dialectes pour l’élaboration d’un manuel de grammaire arabe et/ou berbère pour les besoins pédagogiques et scolaires du moment. Car les contes étaient considérés non seulement comme des lieux de la « pureté linguistique » mais aussi comme un conservatoire des traditions anciennes dégagées des influences modernes et monothéistes. Cela explique aussi le désarroi des sciences humaines et sociales devant ces contes où règnent une confusion absolue et une indistinction totale entre l’homme et la femme, l’humain et l’animal, le naturel et le surnaturel. C’est ce « cafouillage » des genres qui a conduit la majorité des chercheur-e-s travaillant sur le conte à se limiter au travail d’enregistrement, de classement et d’édition sous forme de catalogue ou de recueil.
3Du bon usage de l’ethnologie coloniale
4Cette anthologie réalisée par Rachid Bellil n’est pas seulement la réunion et l’édition en volumes compacts de textes anciens éparpillés dans des revues rares et difficilement accessibles, c’est une opération scientifique semblable à celle que réalise un tableau statistique ou une table généalogique et qui nous permet d’avoir, d’un seul coup d’œil, un regard totalisant que ne peut obtenir le point de vue particulier d’un observateur/collecteur isolé et situé. Pour des raisons géographiques et sociologiques, les communautés et les aires culturelles amazigh réunies dans ces trois volumes par le fait de la publication n’entretenaient pas entre elles, à l’époque, un échange social véritable.
5Une certaine socio-anthropologie spontanée voit dans le fond ethnologique d’où sont extraits ces contes un savoir au service d’un pouvoir et de l’entreprise de domination coloniale. C’est sans doute cette lecture bornée et paresseuse que Rachid Bellil prévient en disant dans une introduction pleine de précisions que « par ma formation et ma pratique d’ethnologue de terrain, je me sens également héritier de tous ces travaux qui ont été effectués par les enseignants-chercheurs étrangers à cette tradition culturelle berbère et qui se sont trouvés sur cette terre et en contact souvent intime avec ce peuple, au tournant du siècle dernier ». Comment se fait-il que le seul anthropologue de la première génération d’étudiants de l’Algérie indépendante qui a fait toute sa carrière de chercheur dans un centre de recherche algérien (CRAPE/CNRPAH) depuis plus de 40 ans est celui qui s’est montré le moins agité par ce débat « indépassable » sur la question de l’ethnologie coloniale qui passionne encore aujourd’hui les universitaires d’Algérie et d’ailleurs ?
6Selon nous, la réponse n’est pas dans le fait idéologique et/ou générationnel mais dans l’objet lui-même, car Rachid Bellil est l’un des rares sinon le seul anthropologue algérien qui a travaillé sur un terrain et un objet loin de « chez lui » et de son milieu social et géographique de première main. Originaire de Kabylie, sa famille a émigré à Alger au début des années 1950 où il a fait toute sa scolarité jusqu’à l’obtention, en 1976, d’un DEA de sociologie à « la fac centrale ». Mais, au lieu d’aller occuper un poste d’assistant à l’université d’Alger, Rachid Bellil choisira d’aller enseigner le français dans un collège d’un petit bourg saharien à Timimoune ; un choix » désintéressé » mais sans doute illisible et même « désastreux » pour l’entourage familial et le sens commun de l’époque. C’est cette expérience scientifique sur une aire culturelle, ni tout à fait familière ni complétement étrangère, qui nous semble capable d’aboutir à de véritables progrès significatifs pour la recherche anthropologique algérienne et de la faire sortir de ce face-à-face auto-destructeur (parce qu’imitateur et concurrentiel en même temps !) avec l’anthropologie coloniale et occidentale en général qui domine encore aujourd’hui l’inconscient disciplinaire de la pratique anthropologique algérienne et plus largement africaine.
7Au bout du « conte » : une réappropriation désaliénante
8En effet, cette anthologie ainsi que les autres ouvrages de Rachid Bellil comme Les Oasis du Gourara (Alger, CNRPAH, 2004) ou Les textes Zénètes du Gourara (Alger, CNRPAH, 2006) présentent une sorte de continuité positive et féconde de cette tradition scientifique coloniale du XIXe siècle et en même temps, elle fonde une nouvelle façon de regarder la culture locale et l’enquête orale en milieu Amazigh, frappée jusqu’à très récemment par une sorte d’illégitimité et « d’indignité » académique. Plus même, cette anthologie du conte amazigh d’Algérie est, au fond, une réappropriation nationale (voir même nationaliste) d’une production coloniale qui, à l’origine, englobait aussi les amazighs de Tunisie et du Maroc. Finalement, en séparant les contes Amazigh d’Algérie de ceux de Tunisie et du Maroc et en les réunifiant/homogénéisant par la publication et la traduction dans le cadre d’une politique nationale de construction d’un inventaire du patrimoine culturel immatériel algérien lancée en 2011, Rachid Bellil « décolonise » une production académique « coloniale » et « algérianise » un patrimoine culturel maghrébin. Mais cette réappropriation politique et scientifique qu’on peut aussi regarder, d’un point de vue maghrébin, comme une mutilation, n’est-elle pas aussi un passage obligé, une rançon inévitable pour la construction sociale d’une science sociale nationale ?
Pour citer cet article
Référence électronique
Kamel Chachoua, « BELLIL Rachid (ed), Anthologie du conte Amazigh d’Algérie, Edition bilingue, 3 tomes, Éditions du CNRPAH, Alger, 2017, 2092 p », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 147 | 2020, mis en ligne le 03 septembre 2019, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/13009 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.13009
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