Pour quel Droit ? L’ordre juridique et national à l’épreuve de la double absence/présence
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- 1 cf. Le débat juridique au Maghreb. De l’étatisme à l’État de droit. Études en l’honneur de Ahmed Ma (...)
Q : Vous êtes une des grandes figures du droit international, vous avez exercé plusieurs fonctions universitaires, plusieurs activités internationales (participation à de nombreuses conférences internationales, membre de la Commission du droit international des Nations Unies, juge ad hoc à la Cour internationale de Justice) et vous avez publié une douzaine d’ouvrages et une centaine d’articles en droit international, six ouvrages et plus d’une trentaine d’articles en droit algérien. Votre activité et vos missions embrassent presque tous les continents ; Yadh Ben Achour, Jean Robert Henry et Rostane Mehdi écrivent dans une très belle introduction à un livre en votre honneur que « toute votre tradition familiale vous a poussé dans cette direction »1. Quand on est né dans un village austère des hautes montagnes de Kabylie au milieu des années 1930, une décennie particulièrement misérable, comment arrive-t-on à faire une trajectoire scolaire aussi brillante que la vôtre ; un hasard selon vous ?
Ahmed Mahiou : Le hasard a parfois joué, la chance aussi, mais surtout l’environnement familial et sans doute également la volonté de réussir dans ce que je voulais entreprendre. Alors, pour moi, je garde un souvenir assez merveilleux de ma jeunesse et de mon adolescence, même si la Seconde Guerre, intervenue alors que j’avais 3 ans, avait assombri l’horizon et entraîné une période de misère (faim et épidémies, notamment le typhus) pour la population. Toutefois, étant fils d'un instituteur, j’étais plutôt privilégié par rapport au reste de la population, même s’il y a eu quelques moments difficiles. La famille était du village de Taka nath Yahia, pas loin de Ain-El Hammam, ex-Michelet (Grande Kabylie) ; toutefois elle avait quitté Taka pour construire, un kilomètre plus bas, un tout petit village où il n'y avait que des Mahiou, ce qui a donné notre nom au village Ait Mahiou. J’étais voisin d'ailleurs du village de Lemkharda situé encore un peu plus bas, qui est celui de la famille Ali Yahia dont deux membres sont bien connus dans l’histoire politique du pays (Abdenour et Rachid,) pour leur militantisme en faveur de l’identité berbère, l’indépendance du pays et les droits humains.
Mon père ayant été nommé instituteur en petite Kabylie, je suis donc né du côté de la vallée de la Soummam et plus précisément à Takerboust, près de Mchedallah (ex-Maillot) et c’est là que j’ai entamé l’école primaire avec mon père dans une classe unique où il devait assurer tous les différents niveaux de l’école. Comme il est mort jeune, en 1944, ma mère avec mes frères et sœurs a rejoint mes grands-parents et on s’est retrouvé, vers la fin de la guerre, de retour en Grande Kabylie où j’ai poursuivi les études à l’école de Taka, beaucoup plus grande que celle de Takerboust, puisqu’il y avait 3 instituteurs. Cette école avait la particularité d’avoir un champ d'environ un hectare pour initier les élèves du cours moyen aux travaux agricoles. C’est ainsi que, dès l’âge de 11 ans, j’ai été initié à toute une série de travaux des champs (plantation d’arbres, greffes, récoltes de fruits, etc.). Je ne regrette pas du tout ces travaux, même si le directeur de l’école – originaire de Corse, bien que son nom ne soit pas de consonance corse, puisqu’il s’appelait Meunier – a quelque peu abusé de cette main d’œuvre écolière gratuite ; en effet, au lieu de faire une demi-journée de travaux agricoles, on faisait parfois deux demi-journées, en fonction de l’importance des travaux à accomplir.
Ce que je regrette, en revanche, c’est le fait que le directeur de l’école n’a pas voulu que je passe l’examen de 6ème pour aller au collège ou au Lycée. En effet, lorsque j’ai demandé à passer cet examen, il m’a répondu qu’il me fallait passer le certificat d’études primaires pour aller dans une école d’agriculture et ensuite rejoindre les fermes coloniales de la Mitidja. Heureusement pour moi, mon frère aîné venait juste d’obtenir son bac et il a été nommé instituteur à Saharidj, petit village à côté de Mchedallah (ex-Maillot) et me voilà de retour en petite Kabylie. Là j’ai passé l’examen de 6ème ainsi d’ailleurs que le certificat d’études primaires et, comme j’ai été reçu aux deux, j’ai naturellement choisi d’aller au Lycée Ben-Aknoun, annexe du Lycée Bugeaud à Alger.
J’ai donc rejoint le Lycée où je voulais m’inscrire en classique pour faire du latin et du grec ; mais le directeur de l’école m’a mis d’office en 6ème moderne ; malgré mes protestations réitérées, j’y fus maintenu – au motif qu’il n’y avait pas qu’une classe moderne qu’il fallait pourvoir alors qu’il y avait deux classiques déjà surchargées. C’est ainsi que j’ai entamé mes études secondaires en ayant comme professeur de français un certain Mouloud Mammeri dont l’enseignement m’a, en quelque sorte, fait oublier mon souhait d’aller en classique.
Tout en étant au Lycée, j’ai continué à apporter mon aide aux différents travaux agricoles chez mon grand-père où tous les membres de la famille devaient contribuer aux multiples tâches d’une petite ferme : piocher ou labourer avec une paire de bœufs, faucher et battre le blé, récolter les olives et les emmener au pressoir, s’occuper des animaux, car il y en avait quelques bovins ainsi que quelques moutons et chèvres, ainsi qu’un élevage de différentes volailles. Tout en étant intéressé par ces travaux, j’avoue que battre le blé en plein midi au mois de juillet en tournant derrière une paire de bœufs ou encore récolter les olives en novembre ou décembre (en les cherchant parfois dans la neige) ne m’a pas toujours laissé un souvenir très agréable. En revanche, au Lycée, je voulais épater mes copains de classe en m’en glorifiant lorsque je revenais des vacances de Noël, de Pâques, ou les grandes vacances d’été. En effet, en entendant mes petits copains, notamment pieds-noirs, qui parlaient de leurs vacances et de ce qu’ils ont fait (sports, voyages à la montagne ou à la mer, etc.), moi je leur disais que j’ai labouré, pioché, gardé des animaux dans le pré, etc. en exagérant quelque peu le plaisir que j’ai eu à faire tout cela. Il est vrai que si la chaleur de juillet et le froid de décembre étaient parfois décourageants, je ne regrette point ces astreintes et si c’était à refaire je suis encore partant. D’ailleurs depuis que je suis à Aix-en-Provence et ayant l’avantage de disposer d’un modeste jardin, j’ai repris ces travaux de jeunesse pour planter et entretenir quelques arbres fruitiers, cultiver tomates, courgettes, courges, fraises et plantes aromatiques, dans le respect de l’environnement. Pour ma part, je regrette que l’enseignement actuel (école primaire, collège et lycée) en Algérie comme en France, ignore presque totalement ces travaux d’initiation aux différents métiers.
Q : Comment avez-vous concilié vos brillantes études avec le contexte politique et militant de la guerre d’Algérie ?
Ahmed Mahiou : Je crois que j’ai toujours été très motivé pour faire les études, surtout que plusieurs membres de la famille (mes oncles maternels et mon frère aîné) ont fait des études secondaires et l’un des oncles a même fait l’enseignement supérieur en intégrant une grande école en agronomie à Paris. Donc une fois au Lycée de Ben-Aknoun, où j’étais effectivement un très bon élève, je pensais aux grandes écoles, un peu à l’image de l’oncle maternel et aussi pour montrer à mes collègues lycéens - et surtout français - qu’un indigène peut être parmi les premiers de la classe et faire de grandes études.
Q : Et comment en êtes-vous venu au droit ?
Ahmed Mahiou : Intéressante question, car ne n’était pas du tout un choix de longue date. En fait, c'est la grève scolaire du 19 mai 1956 qui a été l’élément décisif. J’étais alors en première au lycée Ben-Aknoun lorsque le mot d’ordre de grève a été lancé le 18 mai et, le 19 Mai au matin, comme tous les élèves algériens j’ai pris ma valise pour quitter le lycée. Toutefois, au lieu de rejoindre le village Ait Mahiou en Kabylie où il y avait des opérations militaires, je me suis retrouvé à Oran chez un oncle maternel ; celui-ci travaillait à la Maison du colon (nom donné à l’époque à la Maison de l’agriculture) et, peu après d’ailleurs, la famille restée au village est venue également à Oran avant de partir pour la France. J’y suis resté jusqu’à la rentrée de septembre/octobre 1956.
La famille, comme beaucoup d’autres familles à cette époque, était partagée entre deux attitudes, d’une part, ceux qui continuaient d’assumer normalement leurs fonctions dans la société coloniale et ceux qui commençaient à s’engager plus ou moins clandestinement dans la lutte de libération. Par exemple, l’oncle agronome a intégré le corps des administrateurs civils et il est même devenu sous-préfet, tout en apparaissant suspect pour ses supérieurs, car il entretenait de bons rapports avec la population dite indigène qu’il administrait. L’oncle de la Maison du colon était déjà plus engagé, car il s’est retrouvé dans l’action clandestine en faisant la connaissance d’un responsable clandestin du FLN. À l’époque, alors que j’étais chez lui, j’ignorais totalement qu’il était dans ces activités clandestines et, plus précisément en contact avec Rachid Zegar qui a joué un rôle important pendant la lutte de nationale, en tant que chargé de pourvoir à l’armement de l’armée de libération nationale en liaison avec Boussouf, puis après l’indépendance par sa proximité avec le colonel Boumediene devenu président de l’Algérie. Après avoir travaillé avec lui en Algérie, mon oncle l’a rejoint finalement au Maroc en 1957-58 jusqu’à l’indépendance en 1962 pour s’occuper du ravitaillement en armement de l’ALN.
Je ferme cette parenthèse pour revenir à mon option pour les études de droit. Au lycée et bien que je sois bon élève dans la plupart des disciplines, j'étais plutôt un scientifique et mon ambition n’était pas modeste puisque je voulais aller à l’école normale supérieure ou à polytechnique. Mais voilà la grève du 19 mai 1956 va remettre en cause ce projet. Étant donné que je suis rentré au lycée à un âge assez avancé (13/14 ans) et qu’en outre j’ai fait grève - ce qui m’a fait perdre une année supplémentaire - je risquais d’être atteint par la limite d’âge, puisqu’à l’époque celle-ci était de 23 ans pour se présenter à l’école normale supérieure. Comme il fallait passer le baccalauréat de mathématiques élémentaires, puis faire les deux années préparatoires (maths sup. et math. spé.), cela ne collait pas. Aussi après avoir passé la première partie du bac, au lieu de m’inscrire en classe de mathématiques élémentaires, j’ai opté pour la classe de philosophie. De ce fait, au moment d’aller à l’Université, j’ai été m’inscrire à la fois en droit et en lettres à Toulouse, avec déjà une certaine attirance pour l’enseignement.
Q : Comme votre père.
1Ahmed Mahiou : Non seulement comme mon père, mais, avant lui, mon grand-père maternel qui était également instituteur et, ensuite, mon frère aîné qui a commencé en tant qu’instituteur avant de devenir professeur de collège ; ainsi que je l’ai dit précédemment, c’est grâce à lui que j’ai pu à la fois passer l'examen de 6éme, obtenir une bourse et bénéficier de son aide financière pour les dépenses nécessaires au lycée.
2Q : En quelle année êtes-vous entré en classe de philo ?
3Ahmed Mahiou : C'était en septembre 1957 au lycée d’Albi où je venais d’arriver, après avoir passé les mois précédents en Algérie à faire des métiers provisoires, à la fois pour m’occuper et gagner un peu d’argent. D’abord, j’ai travaillé à Alger quelque temps comme rédacteur dans un Fonds d’aide aux personnes âgées, ce qui m’a valu de vivre une partie de la bataille d’Alger (fin 1956 et début 1957). Ensuite, j’ai quitté Alger pour rejoindre le village de Courbet (actuellement Zemouri, au sud-est d’Aïn Taya) où mon frère aîné venait d’être nommé instituteur. Et là j’ai commencé à enseigner dans les écoles primaires pour remplacer les institutrices en congé de maternité. J’ai débuté aux Issers pendant deux mois, puis j’ai été nommé à Chabet El-Ameur dans les contreforts montagneux à environ 40 kms d’Alger du côté de l’Arbaa. Et j’y suis resté jusqu’aux vacances d’été pour aller ensuite sur Albi et reprendre le lycée au moment de la rentrée scolaire.
4Q : En philo donc c'est un choix par défaut.
5Ahmed Mahiou : Oui et c’était en octobre 1958. Après le Bac philo, j'ai été à l’université de Toulouse et je me suis inscrit à deux facultés en même temps, celle de lettres et celle de droit ; pendant un mois je suivais les cours des deux et au bout de cette période, j'ai fait mon choix, en considérant que la propédeutique Lettres n’était pas très convaincante, alors que les juristes apparaissaient plus sérieux et mieux organisés. Il convient de rappeler qu’à cette époque l’enseignement du droit avait un côté quelque peu impressionnant : les professeurs de droit venaient faire cours avec la toge et certains d’entre eux portaient même un chapeau assez solennel rappelant celui des magistrats. En outre, avant d’entrer et d’aller vers leur chaire, ils étaient précédés de l’appariteur qui annonçait à haute voix leur entrée et nous faisait lever. J’ai donc renoncé à l'inscription en Lettres et j’ai continué en Droit. Mais tout même pour ne pas rester un juriste fermé, je me suis inscrit à l’Institut d’études politiques. Voilà donc comment je suis devenu juriste et politologue, d’abord du fait de la grève, puis par choix, ce que je ne regrette pas, car si c’était à refaire je le referais, parce que finalement je me suis retrouvé très heureux comme juriste. Quant au choix de l'enseignement, il s'est fait pratiquement en 4éme année de droit ; à ce moment-là, j'étais assez motivé pour savoir ce que je voulais faire ; je pensais que la carrière de professeur de droit était un bon choix et je n’allais plus changer d’avis malgré les sollicitations nombreuses pour d’autres carrières.
6Q : 4éme année c’est-à-dire en 1962, au moment même de l’indépendance.
7Ahmed Mahiou : C'était effectivement en 1961/62 que j'avais décidé d’opter pour l’enseignement du droit, malgré les appels du pied du directeur de l'institut d’études politiques de Toulouse. Comme j’ai été major de promotion de la 3ème année de Science Po, il voulait que je passe l'École nationale d’administration (ENA) ; pour lui faire plaisir, je me suis inscrit au concours de préparation de l'ENA qu’il suivait de très près, notamment en faisant faire aux étudiants des exposés oraux et écrits en vue des épreuves. Mais quand le concours est arrivé, j'ai été l’informer que cela ne m’intéressait plus et que je n’envisageais pas d’aller dans l’administration ; désormais, mon choix est clairement fait : je veux être professeur de droit point et c'est terminé. Il était malheureux que je ne me présente pas parce qu’il pensait que j’étais susceptible de réussir le concours, ce qui serait un bon point pour son Institut dans la rivalité scientifique qui opposait les instituts politiques de Province entre eux et par rapport à l’IEP de Paris qui s’emparait de la majeure partie des places au concours de l’ENA.
8Ce choix étant fait, et ayant obtenu la licence en droit, j’entame mon premier DEA de droit public en 1962-63, puis en 1963-64 mon deuxième DEA de science politique, puisqu’il fallait passer deux DEA pour pouvoir se présenter à l’agrégation de droit. Ce second DEA passé, en novembre 64, je me suis retrouvé à Alger assistant à la faculté de droit que la plupart des enseignants français avaient quitté lors de l’exode massif des Européens d’Algérie.
9Pendant cette période d’études de droit et de science politique, j’ai adhéré à l’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA) qui a été créée en juillet 1955 lors d’un congrès tenu à Alger et qui venait d’être dissoute en janvier 1958. En effet, après avoir lancé la fameuse grève de mai 1956, elle s’est engagée derrière le FLN en faveur de la cause de l’indépendance. L’administration française, considérant que ce mouvement est devenu une instance subversive, décide de l’interdire et d’arrêter un certain nombre de ses fondateurs ou animateurs. Ce faisant elle lui a rendu service, car elle a donné une grande publicité à l’action de l’UGEMA qui obtient la solidarité et le soutien non seulement de l’Union nationale des étudiants français (UNEF) qui venait de passer à gauche, mais aussi de la plupart des organisations étudiantes du monde entier. Mais les membres de l’UGEMA doivent se résigner à agir, sinon dans la clandestinité, du moins avec la plus grande prudence pour ne pas tomber sous le coup de la répression.
10Q : Est-ce que je peux revenir sur quelque chose que vous avez dit tout à l’heure que « faire du droit ça paraissait, ça semblait plus sérieux », mais est-ce qu’il n’y avait pas peut être à ce moment-là des lectures ou quelque chose qui faisait que, vous étiez socialisé ?
11Ahmed Mahiou : Si, c'est la guerre de libération elle-même - qu’on appelait alors pudiquement les « évènements d’Algérie » - qui a interféré et joué un rôle dans ma socialisation ou, pour être plus précis, dans mon engagement politique. Je peux même dire que le début de mon « patriotisme » est né au lycée Ben Aknoun, juste après le déclenchement de la lutte armée, lors des débats avec mes collègues algériens. Je mentionne un indice tout simple, mais assez significatif : au début des années 1950, lorsque l’on jouait au football, on jouait classique contre moderne avec des équipes mélangées d’indigènes et de pieds noirs de part et d’autre ; à partir de 1955, on jouait plutôt européens contre musulmans, même si l’on gardait des relations relativement cordiales entre élèves des deux communautés. C’est surtout la grève du 19 mai 1956 qui a été un élément décisif, en entraînant une séparation et même une cassure dans les relations entre les élèves des deux communautés, sans cependant rompre complètement les liens forts d’amitié individuelle entre un Algérien et un Européen.
12Q : Donc quelle langue parlaient-t-ils ?
13Ahmed Mahiou : Tout le monde parlait français, même si l’on parlait un peu d’arabe et de berbère. Mais la dominante restait le français.
14Q : Était-ce la langue courante ?
15Ahmed Mahiou : Oui sauf que, en jouant au football, on utilisait un sabir mélangeant tout (français, arabe et berbère), notamment en matière d’injures, car les élèves européens connaissaient le catalogue arabe des insultes même si très peu d’entre eux parlaient l’arabe populaire. La langue française était courante puisque le pourcentage d’Algériens d’origine n’était pas très élevé, au Lycée Ben-Aknoun, environ un quart par classe.
16Q : Et le berbère et l’arabe, le parliez-vous dans votre famille ou également ailleurs ?
17Ahmed Mahiou : À la maison, la famille ne parlait que berbère alors même que ma mère pouvait parler français ; en effet elle a fait sa scolarité primaire comme élève de son père instituteur et elle était d’ailleurs la seule représentante de la gente féminine dans sa classe.
18Quant à la langue arabe, elle était pour moi en quelque sorte une « langue étrangère », formule pouvant paraître curieuse que j’ai parfois utilisée dans les débats avec mes collègues arabisants lors du lancement de la politique d’arabisation. Évidemment, en parlant de langue étrangère, je ne veux pas dire étrangère à l’Algérie, je veux dire qu’elle est étrangère à ma personne et à ma pratique linguistique, car il était très rare que l’on entende parler arabe dans les montagnes de Grande Kabylie. La première fois où j’ai réellement entendu des conversations en arabe, c’est quand je suis arrivé à Alger, d’abord au lycée, puis évidemment dans la rue. Donc jusqu’à l’âge de 13 /14 ans, je n’entendais parler que berbère qui est tout de même mâtiné de nombreux mots arabes, mais sans que je le sache à cette époque. Avant d’aller au lycée, je n’ai vécu et voyagé qu’en Kabylie et, par conséquent, j’ai très rarement entendu parler couramment arabe, mais seulement des mots ou des bribes de phrase.
19Q : Et comment l’avez-vous apprise ?
20Ahmed Mahiou : Je ne l’ai pas réellement apprise. Dans mon village, il n’y avait pas d’école coranique pour apprendre le Coran et donc la langue arabe classique. Par ailleurs, mon père en tant qu’instituteur de la 3ème République, bien que musulman, était méfiant à l’égard des cheikhs religieux pour leur confier ses enfants. J’ai donc commencé à apprendre l’arabe populaire au lycée, d’abord avec les copains dans les cours de récréation, puis par le fait que j’ai choisi l’arabe parlé comme seconde langue pendant 3 à 4 ans au lycée Ben-Aknoun. Comme première langue, j’avais choisi l’anglais et non l’arabe classique. L’enseignement de l’arabe populaire n’était pas toujours fait très performant et on ne peut pas dire qu’il nous enrichissait particulièrement ; mais cela m’a permis au moins de ne pas être entièrement analphabète, puisque je peux plus ou moins lire les textes en arabe, sans toutefois comprendre tout ce que je lis, surtout si c’est du classique. L’arabe classique - que je n’ai jamais étudié - était vraiment une langue qui m’est étrangère. Une petite anecdote : plus tard, dans mes activités internationales, lorsque je rencontrai des collèges du Moyen-Orient et que l’on doit parler sérieusement, je ne peux pas utiliser l’arabe classique ; j’ai recours soit au français, soit à l’anglais, selon la connaissance de l’une ou l’autre par mon interlocuteur. Les gens du Moyen-Orient ne comprennent pas bien l’arabe populaire nord-africain, surtout l’algérien trop pénétré pas des mots français et berbères. Par ailleurs, si je comprends assez bien l’arabe populaire, je le parle fort mal, avec un vocabulaire bien pauvre.
21Q : Comment avez-vous vécu ce premier jour de l’indépendance, le 05 Juillet 1962 ?
22Ahmed Mahiou : Tout simplement avec mes collègues de l’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA), à Toulouse, puisque nous avons fait une réunion et une sorte de petite fête pour la reconnaissance de l'indépendance du 05 juillet. En effet l’UGEMA, dissoute en 1956 comme je l’avais indiqué précédemment, est redevenue légale et elle pouvait désormais avoir des activités visibles et non plus clandestines. Jusqu’au printemps 1962, j'étais membre d'une association illégale et il a fallu camoufler nos réunions et autres activités et on a pu le faire avec la complicité des étudiants marocains et tunisiens. Comme ils avaient leurs associations nationales légales, l'UGEMA leur a demandé de réactiver en France une ancienne association « l’association des étudiants musulmans nord-africains » (AEMNA) créée en 1927 sous l’égide de l’Etoile nord-africaine et elle a donc servi de couverture légale pour les activités des étudiants algériens. Ainsi, lorsque l’AEMNA se réunissait, entre 1957 et 1962, les collègues marocains et tunisiens ne venaient pas, puisque cette association nord-africaine n’était en fait qu’un subterfuge ou une couverture légale permettant à l'UGEMA de fonctionner plus ou moins normalement, car il fallait faire preuve de prudence et veiller à ne pas trop attirer l’attention des services de police. Cela n’a pas empêché l’UGEMA de faire des cartes d’adhésion à son nom avec toutefois la recommandation de n’en faire état nulle part, car cela pouvait attirer l’attention des services de police et entraîner des poursuites pour appartenance à une organisation interdite.
23Une fois l’Algérie devenue indépendante, le pouvoir va progressivement mettre la main sur le syndicalisme étudiant en prenant progressivement le contrôle de la nouvelle organisation, l'Union nationale des étudiants algériens (UNEA) dont la direction était considérée comme procommuniste. Une fois rentré à Alger, je n'étais plus étudiant, mais assistant, et j'ai donc adhéré au syndicat des enseignants universitaires devenu une section de l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA) qui, elle, a rallié le parti unique. Après quelques années, j’ai cessé de militer en tant que syndicaliste et j’ai pris mes distances avec tout ce qui était organisationnel, car je voulais devenir un enseignant-chercheur et surtout un observateur autonome et indépendant pour suivre la vie juridique et politique du pays.
24Q : Pour votre génération et celle du mouvement national en général, la naturalisation fut plus qu’un tabou, un délit politique. Comment avez-vous vécu votre binationalité ou votre naturalisation au lendemain de l’indépendance ?
25Ahmed Mahiou : Il convient d’abord de rappeler que je ne me suis pas fait naturaliser parce que, tout simplement, mon père instituteur a bénéficié d’un texte facilitant l’accès à la citoyenneté française. En effet, des séries de textes sont intervenues pour ouvrir plus largement le passage de citoyen du deuxième collège à celui du premier collège, en ciblant plus particulièrement les agents publics, les personnes qui exerçaient des fonctions électives et plus généralement celles qui avaient fait des études et obtenu des diplômes. C’est donc par filiation que je suis devenu citoyen français, puisque né d’un père ayant bénéficié de cette citoyenneté.
26Quant à l’attitude des autres compatriotes vis-à-vis de cette citoyenneté, je n’ai pas senti d’animosité particulière, même si quelques-uns estimaient que son acquisition était une renonciation au statut de musulman et par conséquent une forme d’apostasie. Certes, juridiquement parlant, le citoyen du premier collège passait sous l’empire du Code civil français, mais dans la pratique familiale comme au village, cela n’a rien changé et, par exemple, les membres de la famille qui priaient et jeûnaient continuaient de le faire, comme si de rien n’était.
27Q : Avez-vous toujours grandi avec cette double nationalité ?
28Ahmed Mahiou : Non, car jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, il n’y avait qu’une nationalité, la française, mais avec deux collèges, celui des citoyens français et celui des indigènes devenus des Français-musulmans. En devenant citoyen français, mon père transmettait automatiquement le même statut à ses enfants. La nationalité algérienne n’était alors qu’une aspiration, portée à l’époque par un seul parti, celui de Messali ; elle était un projet, exprimé ou latent, parmi une partie de la population algérienne.
29Q : À l’indépendance, vous devenez algérien et que faites-vous de votre carte d’identité française ?
30Ahmed Mahiou : Je suis parti en Algérie en 1964 pour être assistant à la faculté de droit, avec ma carte d’identité française puisque celle-ci demeurait valable et que chacun avait, en vertu des Accords d’Evian, un délai de trois ans (jusqu’en 1965) pour choisir sa nationalité. Ma carte ayant d’ailleurs expirée, j’ai fait à Alger ma nouvelle carte d’identité algérienne, ensuite mon passeport algérien, ces documents ont été mes seuls papiers officiels jusqu’au moment où je suis revenu en France au début des années 1990. En 1993, ayant fait le choix de m’installer en France et voulant également éviter les multiples difficultés, notamment les refus de visa opposés aux citoyens algériens, j’ai décidé de faire également mes papiers français. Pour moi la procédure était simple : en fournissant les extraits de naissance des parents faits par le Service de l’état civil français, cela suffisait pour obtenir la carte d’identité et le passeport français, car cela équivalait à une simple réintégration dans la citoyenneté de naissance.
31Sur le plan juridique, je suis effectivement binational que je le veuille ou pas. En effet, au regard du droit algérien et du droit français, chacun me considère comme son national. C’est ce que l’on appelle les conflits de lois, un problème traditionnel et bien connu en droit international qui considère que chaque État est souverain pour reconnaître, attribuer ou dénier sa nationalité. Je peux éventuellement renoncer à la nationalité française, mais je ne peux pas renoncer à la nationalité algérienne, puisque la loi sur la nationalité ne prévoit pas une telle renonciation ; en revanche, le code de la nationalité permet à l’État de déchoir quelqu’un de sa nationalité algérienne.
32Q : Quelle était l’ambiance de l’époque à la faculté de droit où venaient des jeunes ministres et hauts responsables politiques du FLN et de l’administration du jeune État algérien ?
33Ahmed Mahiou : Non il n’y avait pas de ministre en poste inscrit à la Faculté de droit, mais il y avait un grand nombre d’étudiants occupant des fonctions très élevées dans les différents appareils de l’État et du parti unique. Toutefois, un ancien ministre de l’agriculture (Abdenour Ali Yahia) s’est inscrit à la Faculté de droit après avoir démissionné de ses fonctions, du temps de Boumediene, en raison d’un désaccord avec la politique suivie par le pouvoir ; il a été le seul à avoir le courage de le faire pour s’inscrire en licence en droit, devenir avocat et se faire connaître comme un grand défenseur des droits de l’homme.
34Il reste que c’était cette période de la fin des années 1960 et du début des années 1970 a été tout à fait intéressante avec le mélange de deux générations d’étudiants : celle des jeunes qui s’inscrivaient, après avoir obtenu leur bac et celle provenant de deux sources, soit celle des étudiants ayant fait la grève de 1956 et qui voulaient reprendre leur cursus, soit celle, beaucoup plus nombreuse, qui passait des examens spéciaux d’accès à l’université. En effet, pour celles et ceux dont les études secondaires ont été perturbées par la grève, on leur a donné pendant quelques années une chance d’intégrer l’université sans avoir le bac, mais à la suite de ces examens spéciaux permettant de s’assurer de leur niveau pour suivre un cursus universitaire. C’est dans ces conditions que nous avons eu une génération d’étudiants relativement âgés (entre 30 et 40 ans) et parfois donc plus âgés que leurs enseignants, notamment les jeunes assistants algériens. La plupart d’entre eux se sont révélés de bons étudiants et ils étaient souvent reçus avec un bon classement et certains d’entre eux sont devenus par la suite ministres et même premiers ministres.
35Les enseignants, notamment étrangers, n’étaient pas toujours au courant qu’ils avaient comme étudiants des officiels de hauts rangs des ministères, des services de sécurité (police, gendarmerie, sécurité militaire), des douanes., etc. À titre d’anecdote, moi-même j’ai été surpris lors de mes interrogations orales, en deuxième année de droit, de voir se présenter devant moi le directeur de la sécurité militaire - que je rencontrai au cours de cérémonies officielles alors que j’étais doyen de la Faculté de droit - qui était en fait le personnage le plus puissant après Boumediene. Ainsi la plupart des enseignants ignoraient qu’ils avaient corrigé des copies ou interrogé oralement de très hautes personnalités. Il est vrai que certaines d’entre elles étaient davantage connues sous leur nom clandestin de la lutte de libération ; or, comme étudiants, ils se présentaient avec leur nom normal d’état civil et rares étaient les enseignants capables de faire un lien entre les deux. Pour reprendre l’exemple du directeur de la sécurité militaire, connu sous le nom de Kasdi Merbah, son nom normal porté sur la carte d’étudiant était Khellaf.
36Q: Khalef ?
37Ahmed Mahiou: Oui ! Vous avez raison, c’était effectivement Abdallah Khalef. En revanche, son frère qui était directeur général d’un établissement touristique s’est inscrit sous son nom normal.
38Pour revenir à votre question sur l’ambiance à la Faculté de droit, je dois dire que ces années ont été très marquantes pour moi et avouer en même temps que si je n’étais pas d’accord avec tous les choix politiques, économiques, sociaux et culturels de l’époque, j’étais un partisan du socialisme. Je croyais, honnêtement et sérieusement comme la majorité de mes collègues universitaires, qu’on allait construire le socialisme. On était dans cette illusion jusque vers la fin des années 1970, même si le coup d’État contre Ben Bella, la place prise par l’armée dans l’Etat et le côté très autoritaire du régime de parti unique introduisaient parfois le doute. En effet, la répression des diverses mouvances de l’opposition (les partisans du parti communiste algérien, d’Ait Ahmed, de Boudiaf et autres) n’était pas un bon signe. Mais progressivement la répression s’est atténuée au cours de la décennie 70 et il y a eu une sorte de ralliement assez large, bien qu’ambigu, pour soutenir les trois fameuses révolutions : agraire, industrielle et culturelle. Il faut reconnaître qu’entre partir 1970 et 1978, nous avions tous plus ou moins soutenu la politique de Boumediene et l’on a ainsi vécu dans le rêve d’aller vers le socialisme. J’ai incontestablement partagé ce rêve, notamment en contribuant à rédiger beaucoup de projets de textes, dont certains sont devenus des lois, décrets et circulaires, pour construire le socialisme.
39Q : L’Algérie a reconduit le droit français dans de nombreux domaines, administratif, économique, politique, pénal, etc. Sauf dans le droit personnel et familial qui a soulevé et soulève encore des contestations et des malentendus au sein de la société civile. Pourquoi ne pas avoir pensé, dès le départ à adapter pour ne pas dire inventer une législation plus proche, qui a plus d’adhérence à la société algérienne au lieu de reconduire aveuglément le droit français et colonial ? Pourquoi par exemple faire des mandats de 6 ans pour les maires, de sept ans pour les présidents, de 5 ans pour les députés comme en France, alors que l’État pouvait inventer autre chose qui aurait été efficace empiriquement et important symboliquement ?
40Ahmed Mahiou : Vous soulevez là un énorme problème sur lequel j’ai quelques écrits, notamment dans la revue de la Faculté de droit d’Alger qui a été créée pendant la période coloniale et relancée en 1964, après une interruption de deux années. Il faudrait alors tout un autre entretien pour en discuter et en éclairer le contenu et la portée. Pour ne pas trop allonger le présent entretien, je dirai que le débat a eu lieu aussi bien dans les instances préparant les textes qu’à l’université, avec des points de vue fort divergents sur les options qu’il fallait adopter.
41Certains estimaient que l’Algérie s’inspirait ou copiait ce que faisaient les pays socialistes, notamment l’URSS (planification et entreprises publiques) et la Yougoslavie de Tito (autogestion). D’autres jugeaient au contraire que l’Algérie est restée prisonnière de son héritage juridique colonial, dans l’organisation et le fonctionnement de l’administration, ainsi que de son passé traditionnel dans le domaine du statut personnel. Un troisième courant - dont je faisais partie - était que l’Algérie ne devrait pas copier tel ou tel système juridique, mais plutôt s’inspirer de toutes les expériences, mais en s’efforçant d’en tirer le meilleur bénéfice pour avancer dans ses projets. Évidemment, c’est plus facile à dire qu’à faire et c’est sur cette voie qu’elle a tenté de s’engager, en y parvenant plus ou moins bien, selon les domaines.
42Je me souviens avoir écrit que l’Algérie était condamnée, pendant cette période de transition, à être à cheval entre les règles anciennes qui continuent de survivre et les règles nouvelles qui sont soit en gestation, soit en cours d’application. Autrement dit, nous étions dans une sorte de zone grise, d’entre-deux, avec des efforts heureux ou malheureux en vue de faire naitre un droit proprement algérien. Il y a eu effectivement une période de grand bricolage juridique en Algérie et cela était réellement passionnant pour la plupart des juristes qui y participaient.
43Mais – et en tant que sociologue vous le savez fort bien – un système juridique nouveau ne relève pas de la génération spontanée. On peut innover et inventer des règles, mais en se fixant des objectifs réalistes et avec un calendrier approprié. Faute de quoi, on s’expose à de sérieuses déconvenues ou à l’échec si l’on veut tout chambouler dans un laps de temps limité. La tâche est encore plus longue et complexe si l’on veut avoir des règles en adéquation avec la société, alors que celle-ci est en construction, en cours d’émergence et que les choix politiques n’ont pas réellement été faits sur le type de nouvelle société qu’il faut mettre en place.
44Je vous signale que deux importantes lois ont été prises sur ce problème précis d’un nouveau droit algérien, dont je voudrais vous rappeler très brièvement le contenu et la portée. La première a été votée, au lendemain de l’indépendance et plus précisément le 31 décembre 1962, par la nouvelle Assemblée constituante qui a bien compris les enjeux du problème en faisant deux constats assez réalistes et pragmatiques. Le premier constat est qu’il n’était pas possible de changer, du jour au lendemain, l’énorme masse de droits hérités de la France et de se retrouver dans un vide juridique qui aurait aggravé la situation déjà difficile de l’accès à l’indépendance. Le second est que certaines dispositions sont réellement d’essence colonialiste soit parce qu’elles sont discriminatoires, en visant seulement les Algériens d’origine pour leur infliger le statut indigène ou seulement les Européens pour leur octroyer des droits et avantages, soit parce qu’elles portent atteinte aux droits et libertés. Ayant fait ce double constat, l’Assemblée constituante en tire la conclusion pour dire que le droit hérité va continuer de s’appliquer, mais en écartant les dispositions qui sont d’inspiration colonialiste ou qui portent atteinte aux droits et libertés.
45La seconde loi est une ordonnance prise une décennie plus tard (juillet 1971) qui abroge tout le droit hérité de la France et fixe un délai à juillet 1975 pour le remplacer. Tout en comprenant la portée politique et symbolique de ce texte, j’avais dit à l’époque que c’était irréaliste de fixer une période aussi courte (trois ans). En effet, pour remplacer tout l’ancien droit, il fallait élaborer des dizaines de codes de plusieurs centaines de pages et des dizaines de milliers d’autres textes (lois et décrets). Mon appréciation a été confirmée puisque, quantitativement, une bonne partie des nouveaux textes n’a été achevée que quelques années après la date fixée et, qualitativement, la rédaction a été parfois défectueuse pour un bon nombre d’entre eux. J’ajoute que certains textes, de nature plutôt technique, n’avaient pas réellement besoin d’être abrogés.
46Pour conclure sur ce point à la lumière de l’ensemble de l’évolution du droit algérien, je dirais qu’il y a eu paradoxalement une révolution dans les deux sens de ce terme :
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une révolution politique dans une première phase (décennies 1960 et 1970) pour introduire un droit socialiste et remplacer au moins partiellement le droit libéral hérité de la colonisation ;
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une révolution au sens scientifique, dans une seconde phase (les décennies suivantes), consistant à revenir au point de départ, en renonçant au socialisme et en adhérant partiellement aux standards libéraux de la mondialisation. Certes, il ne s’agit pas des standards du siècle dernier, mais c’est la nouvelle économie internationale de marché qui reste libérale.
47Finalement, le droit algérien actuel se cherche toujours et il reste dans une posture ambiguë, avec la cohabitation de règles s’inspirant de l’économie de marché tout en maintenant une très forte intervention de l’État dans tous les domaines, par une réglementation tatillonne, confuse et souvent instable.
48Q : Que pensez-vous de ce double débat ; celui de la déchéance de la nationalité pour les binationaux en France et celui du décret algérien qui veut limiter aux binationaux Algériens le droit d’accès à la haute fonction publique en Algérie ?
49Ahmed Mahiou : Rappelons que le problème de la double nationalité s’est posé dans le contexte particulier des négociations franco-algériennes ayant abouti aux Accords d’Evian du 18 mars 1962. La France voulait obtenir la double nationalité pour les Européens, mais l’Algérie s’y est opposée, craignant que la présence d’un grand nombre de binationaux ne soit un moyen de pression. Toutefois, les Accords ont décidé d’offrir une option entre le choix de la nationalité algérienne ou française ouverte pendant une période de trois ans (1962-1965) et pour le reste, chacun des deux États garde sa liberté d’action pour légiférer souverainement.
50Aujourd’hui, je constate que, aussi bien du côté français que du côté algérien, on se préoccupe de nouveau de la nationalité, en ayant des projets de révision de la constitution ou de la loi régissant ce domaine (France) ou en les révisant effectivement (Algérie). Du côté français, c’est surtout un enjeu politique et polémique lié à l’accueil et la place des étrangers. Pour m’en tenir à l’Algérie, auparavant l’exigence de nationalité ne se posait que pour le candidat à la présidence de la République. Mais au fur et à mesure des révisions constitutionnelles, on a introduit d’autres exigences concernant la femme du candidat pour qu’elle soit, d’abord, simplement algérienne, puis algérienne d'origine ; on empêche ainsi un président de se marier avec la femme qu’il voudrait choisir librement. Lors de la dernière révision, on a encore élargi les exigences aux personnes susceptibles d’exercer des fonctions d’autorité. J’attends la prochaine révision pour voir si on va encore ajouter autre chose ! On peut s’interroger sur les tenants et les aboutissants de telles propositions et décisions concernant la nationalité qui viennent souvent perturber voire polluer le débat, notamment en faisant l’amalgame avec le combat contre le terrorisme islamiste (en France) et l’immixtion ou l’influence étrangère (en Algérie).
51Q : En fait, finalement, c’est un outil de pouvoir.
52Ahmed Mahiou : Sans doute. D’ailleurs, en Algérie, lorsque le problème de la nationalité s’est posé pour la première fois, c’est en 1989 avec la nouvelle constitution qui mettait fin au régime autoritaire antérieur et introduisait la démocratie. En disant que l’épouse devait être algérienne, on voulait cibler un potentiel candidat, en l’occurrence Ahmed Taleb Ibrahimi dont l'épouse était libanaise. En revanche avec les changements ultérieurs concernant la femme du candidat à la présidence, je ne vois pas qui on a voulu viser parce que, à ma connaissance, je ne vois pas de candidat dont l’épouse n'est pas algérienne. S’agit-il simplement de surenchère nationaliste ? Il faut prouver qu’on est un candidat algérien 100 %, que sa femme est algérienne à 100 %, etc. J’avoue ne pas bien comprendre cette logique animée par un nationalisme exacerbé et un repli identitaire qui sont pour le moins fort regrettables.
53Rappelons que lorsque le problème s’est posé en 1989, il est devenu une question contentieuse portée devant le Conseil constitutionnel. Le chef de l’État, Chadli Bendjedid, ne voulait pas introduire cette fermeture, mais l'Assemblée nationale a tout de même voté la disposition ; il a alors saisi le Conseil constitutionnel pour qu'il se prononce et celui-ci a écarté la disposition. Le juriste internationaliste que je suis relève, avec un grand intérêt, la motivation du Conseil qui déclare ladite disposition contraire à la constitution parce qu’elle viole les engagements internationaux du pays (d'une part la Déclaration universelle des droits de l'homme et, d’autre part, la charte africaine des droits de l'homme) et c’est la première fois que l’Algérie reconnaît non seulement l’introduction du droit international dans le droit interne, mais aussi la primauté de ses règles sur celles du droit national.
54Q : Je me demandais en fait s’il y avait un contexte spécifique qui façonne l’histoire de la double nationalité française algérienne.
55Ahmed Mahiou : Il y a sans aucun doute un particularisme algérien et c’est d’ailleurs cela qui fait une grande différence entre la colonisation de l’Algérie et celle des deux voisins, la Tunisie et le Maroc. La nationalité des populations tunisiennes et marocaines n’était pas en cause même si elles étaient devenues des sujets français. En Algérie, la France n’a jamais eu une politique claire sur le statut à accorder aux populations d’origine algérienne, qu’elles soient d’ailleurs musulmanes ou juives. Ceux-ci ont été d’abord des indigènes (avec le code de l’indigénat), puis des sujets français, ensuite des Français musulmans cantonnés dans un deuxième collège et, enfin, avec la politique de l’Algérie française des citoyens. Cette incertitude se retrouvait même dans l’enseignement reçu en Algérie, où les indigènes apprenaient à l’école primaire qu’ils avaient des ancêtres gaulois qui avaient les cheveux blonds et les yeux bleus. Je suppose qu’ils ont fait la même chose en Afrique noire, où le paradoxe est encore plus grand et même stupéfiant.
56Finalement, je pense tout simplement qu’en raison de cette histoire mêlée, il y a à la fois des événements objectifs qui font qu’il y a une singularité de l’Algérie par rapport au Maroc ou à la Tunisie où, tout en étant sujet français les ressortissants n’avaient pas le sentiment de perdre leur « tunisianité » ou « marocanité ». En Algérie, en devenant français, les citoyens avaient le sentiment de perdre leur « algérianité ». À cet égard, j’ai une anecdote intéressante à rappeler datant de la période où j’étais à la Faculté de droit de Toulouse. J’étais dans la même classe qu’un autre étudiant algérien, Amine Boussoumah qui était d’Oran et on avait un professeur de droit constitutionnel d’extrême droite, qui défendait la thèse de l’Algérie française et aimait bien provoquer parfois son auditoire, lequel manifestait bruyamment à ses propos pour les appuyer ou les contester, notamment en tapant sur les pupitres. En l’occurrence, le professeur parlait de l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir en disant qu’il « avait chaussé les bottes du Maréchal, mais en y mettant des semelles de feutre ». Boussoumah tapait tellement fort qu’il s’est fait remarquer par ledit professeur, - surtout qu’il était très brun et pouvait passer pour un étudiant africain - qui l’interpelle en lui disant : « vous l’Africain, en quoi ça vous regarde les affaires françaises ! ». Boussoumah se lève et répond sur un ton ferme : « Monsieur je suis français ! ». L’aspect intéressant vient du fait que Boussoumah était alors membre actif de l’UGEMA clandestine qui militait pour l’indépendance de l’Algérie et donc pour une autre nationalité. Cette anecdote montre que le débat sur la nationalité a toujours été au cœur des relations entre la France et l’Algérie.
57Je vais même citer une autre anecdote qui montre les problèmes nés lors de l’indépendance de l’Algérie à propos du choix entre la nationalité algérienne ou française. J’ai un oncle paternel qui a travaillé toute sa vie à la ville de Paris dans le service de nettoiement et qui était sur le point de prendre sa retraite. En 1965, la question lui a été posée de savoir s’il optait pour la nationalité française ou algérienne pour les années restantes. Je lui avais conseillé d’opter pour la binationalité afin de sauvegarder ses droits à la retraire pleine, ce qui ne l’empêchait pas de bénéficier de sa nouvelle nationalité algérienne et de conserver ses papiers officiels algériens qu’il venait d’obtenir. Par réaction patriotique assez compréhensible, il a décliné la nationalité française et il décède en 1968. Comme j’ai eu à gérer le dossier de pension de sa veuve restée en Algérie, j’ai alors constaté les importantes conséquences financières de la répudiation de la nationalité française sur la pension : la pension est gelée définitivement à la date du décès et elle a fini par devenir dérisoire quelques années plus tard du fait de l’inflation qui l’a érodée. Voilà un exemple très concret des conséquences du choix de la nationalité.
58Q : Il y a aussi la question de l’héritage et de la transmission des biens privés.
59Ahmed Mahiou : Il peut y avoir des situations complexes et conflictuelles, notamment parce que les règles algériennes régissant l’héritage découlent du droit musulman et que le droit français n’accepte pas les discriminations posées par ces règles. Parmi ces discriminations on peut citer celle qui réduit l’héritage de la femme à la moitié de la part de l’homme ; ou encore celle qui interdit à un non-musulman d’hériter d'un musulman. De tels problèmes sont parfois venus devant les tribunaux en France qui ont écarté les règles discriminatoires en invoquant l’ordre public français conformément à ce que reconnaît le droit international privé. En effet, chaque pays est libre de définir les règles qu’il considère comme étant très importantes et qui caractérisent son ordre juridique. Si une règle étrangère est invoquée dans un contentieux devant un tribunal en France et si celui-ci constate que son application va violer l’ordre juridique français, il va tout simplement l’écarter. Les difficultés sont moindres en matière de biens, car, en règle générale, le statut du bien relève du droit du lieu – et donc du pays – où il se trouve.
60Q : Et justement, dans le cas algérien, à votre avis est-ce que la binationalité ne démobilise pas politiquement ces ensembles « communautaires » binationaux du fait notamment que le sentiment d’appartenance se trouve, dans ce cas précis, partagé pour ne pas dire divisé ?
61Ahmed Mahiou : Je ne suis pas sûr qu’il y ait un « cas algérien » comme vous dites en matière de binationalité. La binationalité pose toujours quelques problèmes pour tout un chacun, qu’elle soit franco-algérienne, franco-marocaine, franco-tunisienne, ou autre. Rappelons, toutefois, que normalement on ne peut pas invoquer sa seconde nationalité dans le pays d’accueil pour échapper, par exemple, à l’application des règles françaises. Prenons le statut des communautés étrangères établies en France, elles s’organisent et fonctionnent en constituant des associations comprenant de nombreux binationaux, parfois majoritairement. Elles sont chargées de les représenter et de défendre leurs droits et intérêts, tant auprès de leurs autorités nationales qu’auprès des autorités doivent respecter les règles du pays d’accueil, notamment le statut régissant leur création et leur fonctionnement qui relève strictement du droit français.
62Pour revenir à l’exemple algérien, du temps du parti unique, il y avait une Amicale des Algériens en France qui était puissante et qui encadrait les activités de la communauté. Depuis le passage au multipartisme, l’Amicale a disparu et la communauté algérienne se retrouve inorganisée aussi bien sur le plan national que local. Il y a bien ici et là quelques Amicales locales dont la représentativité est problématique et surtout la plupart sont en sommeil ou, en tout cas, elles ne sont pas réellement actives. Il y a donc un vrai problème d’organisation des Algériens en France alors que leur communauté est la plus importante communauté étrangère, sans que l’on connaisse d’ailleurs, même approximativement, le nombre. Il y a diverses statistiques qui évaluent la communauté avec des écarts considérables allant du simple au double voire au triple (entre 2 et 5 millions) : les immatriculations consulaires, les estimations de l’INSEE, celles des chercheurs, etc. Il faudrait confronter tout cela pour avoir une idée plus précise de cette communauté et peut-être parvenir à une évaluation plus satisfaisante, ne serait-ce qu’à propos de la répartition entre ceux qui ont la seule nationalité algérienne, les binationaux et les clandestins. Voilà peut-être un projet de travail pour un sociologue qui pourrait rassembler les informations disponibles, les traiter et en faire une étude.
63Pour ma part, je participe à un effort pour organiser la communauté algérienne de la Région PACA et je voudrais faire état des difficultés que l’on rencontre. La plus importante est la suspicion, en raison précisément de l’expérience de l’Amicale des Algériens en Europe et en France qui fait que toute tentative d’organisation de la communauté est interprétée comme une forme d’embrigadement au profit du pouvoir ou de l’opposition. Le résultat est que la communauté algérienne n’a pas d’instance représentative à l’instar des autres, comme la communauté marocaine, tunisienne, arménienne, etc. Lors de mes discussions avec le Consul général d’Algérie, il voulait exercer un contrôle sur la future association et notamment interférer dans le choix des membres de la future direction de l’association. J’ai refusé qu’une autorité quelconque ou toute autre instance interfère dans la création et le fonctionnement du Conseil de la communauté algérienne en Région Provence, Alpes et Côte d’Azur (CCA-PACA). Il faut, en effet, tourner la page de l’ancienne amicale des Algériens réservée aux membres du parti unique, en créant une organisation représentative ouverte à tout algérien, y compris les binationaux, et qui ne tombe pas sous la coupe d’un parti ou de tout autre mouvement. Pour ceux qui sont engagés dans des partis, il leur est demandé de respecter cette indépendance, d’y adhérer individuellement et de venir débattre des seuls problèmes de la communauté, c’est-à-dire contribuer à la défense des droits et intérêts des Algériens résidant dans la Région. Le CCA-PACA a désormais une existence officielle depuis l’été 2017 et il a commencé à s’activer en informant les différentes autorités (algériennes et françaises) de son existence, de ses objectifs, de ses projets et de ses premières actions. Il faut attendre un certain temps pour évaluer l’accueil qui sera réservé à ce Conseil par les membres de la communauté.
64Q : Il faut peut-être légiférer pour aider les gens à sortir de cette fiction juridique et sociologique qu’est la binationalité.
65Ahme Mahiou : Vous semblez faire référence à la fiction juridique comme si celle-ci est quelque chose de curieux ou même d’inexistant, surtout si l’on met l’accent sur le terme fiction. Eh bien, il faut savoir que la fiction juridique est quelque chose de très répandu au point d’être un aspect incontournable de tout système juridique, qu’il soit national, régional ou international. Un cas concret pour bien comprendre : la nationalité elle-même est parfois une fiction. Prenant le cas d’une naissance d’un enfant sur le territoire d’un Etat, il est automatiquement considéré par les États adeptes du droit du sol comme ayant leur nationalité, alors même qu’il est né de parents étrangers dont il a d’ailleurs la nationalité. On peut aller encore plus loin pour dire que l’État lui-même est une fiction puisque l’on qualifie ainsi une chose abstraite qui n’existe pas ; en réalité on qualifie ainsi la réunion de ses éléments constitutifs qui, eux, existent : la population, le territoire et l’exercice de compétences sur cette population et cet espace où tout autre État ne peut interférer sans violer la souveraineté et l’indépendance de l’État concerné.
66S’agissant de la fiction sociologique, vous êtes mieux placé que moi pour en parler. Mais, ce qui m’intéresse c’est l’interférence avec la fiction juridique. Là encore, pour voir de quoi il s’agit, un exemple concret : il y a bien un peuple palestinien établi sur une partie de son ancien territoire, exerçant une partie des pouvoirs étatiques et à la fois en conflit et en négociation avec l’État d’Israël. Comment qualifier cette situation ? Pour beaucoup d’États, on est en présence d’un État qu’ils reconnaissent comme tel et, pour d’autres, il y a un refus de reconnaître cet État. Cela vous montre la complexité du problème de qualification juridique dès lors qu’il y a des enjeux politiques importants.
67Vous vous demandez également s’il ne faudrait pas que l’Algérie légifère dans ce domaine de la binationalité. Nous venons de voir qu’elle a non seulement légiféré, mais qu’elle révisé sa constitution et que cela a suscité de grands débats, notamment dans la communauté algérienne à l’étranger dont les binationaux se sont demandé s’ils ne sont pas devenus des citoyens de seconde zone, rappelant étrangement le deuxième collège du temps de la colonisation, en les excluant de certaines fonctions.
68En tout état de cause, à supposer que l’Algérie veuille encore légiférer en matière de binationalité, elle est tenue par deux limites :
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d’une part, elle ne doit pas violer les traités internationaux, notamment ceux relatifs aux droits de l'homme, dès lors qu’ils régissent les problèmes de binationalité. Par exemple, elle a la possibilité de déchoir un ressortissant de sa nationalité, mais à condition de ne pas en faire un apatride (convention sur l’apatridie) ;
-
d’autre part, son droit souverain de régir le domaine de la nationalité peut se heurter au même droit des autres États qui ne reconnaîtront pas les mesures prises par elle, si elles contreviennent à leur propre ordre juridique.
69On voit donc que l’Algérie ne peut pas faire ce qu’elle veut dans certains domaines couverts par le droit international ou parfois par le droit national des autres États. C’est finalement là que se situe le problème qui devient encore plus compliqué, notamment lorsque l’on rencontre les liens avec le droit musulman, qui n’est pas seulement cantonné au statut familial. En effet, la conformité au droit musulman se pose aussi dans quelques autres domaines comme le droit pénal et plus précisément en matière de peines à appliquer aux délinquants et criminels ou encore dans le domaine économique et financier avec la question de l’intérêt qui est normalement prohibé par le droit musulman.
70Q : Il y a donc un problème de compatibilité entre le droit algérien et les normes islamiques.
71Ahmed Mahiou : Sur un certain nombre de points oui, sur d’autres tout dépend de l’interprétation retenue sur le contenu et la portée de la Shari’a. Au demeurant, les citoyens algériens interpellent parfois l’État à propos du droit ou non droit, dans la mesure où la législation algérienne est parfois lacunaire, insuffisante ou susceptible d’interprétations contradictoires.
72Je vais prendre un exemple qui a fait, pendant une certaine période, la une de la presse algérienne et qui continue d’être signalé maintenant bien que de manière moins polémique. C’est celui du ramadan. On sait que si la grande majorité des Algériens musulmans jeûnent, il y a des réfractaires. Ceux qui ne respectent pas le jeûne sont souvent harcelés par la police et parfois traduits devant les tribunaux, même lorsqu’ils font cela dans des endroits privés. Les juges se retrouvent fort embarrassés parce qu’il n’ y a pas de loi interdisant et punissant la rupture du jeûne. En effet, il n’y a de délit que si la loi en décide ainsi en prévoyant, en outre, la sanction correspondante. Toutefois quelques juges du premier degré, - par incompétence, par excès de zèle ou sous l’influence d’une vision islamiste du monde -, considèrent qu’il y a délit et prononcent des sanctions qui sont ensuite annulées en appel pour absence de fondement juridique. Le législateur algérien n’a pas osé franchir le pas et faire de la rupture du jeûne un délit, mais il a modifié le Code pénal en introduisant un délit pour « offense au Prophète, dénigrement des dogmes de l’Islam par voie d’écrit, de dessin, de déclaration et de tout autre moyen ». C’est donc en se basant sur cette disposition très contestable dans sa rédaction trop vague, que certains juges interprètent très librement et de façon erronée - alors qu’en droit pénal l’interprétation doit toujours être stricte et rigoureuse - et prononcent des peines de prison pouvant aller de 3 à 5 années.
73À cet égard, il est intéressant de noter ce qui s’est passé à Tizi-Ouzou en 2013. Pour dénoncer l’islamisation du pays et la répression contre ceux qui ne jeûnent pas durant le mois du ramadan, des réfractaires s’étaient rassemblés sur la principale place publique de la ville pour rompre le jeûne et rappeler ainsi leur attachement à la « liberté de conscience » ainsi qu’au respect des droits de l’homme. Il en est résulté quelques heurts et violences avec des islamistes venus s’y opposer, ce qui a entraîné l’intervention de la police, pour mettre fin au trouble à l’ordre public. Puis, peu à peu, cette tradition s’est ancrée et les islamistes ne venaient plus s’y opposer ; ils ont choisi une autre tactique qui est de venir, après que le jeûne soit rompu, avec des balais pour nettoyer la place prétendument souillée par les non-jeûneurs et faire une prière, pour en quelque sorte purifier les lieux. Cette anecdote montre que la tolérance a fini par l’emporter et que chacun est libre de se comporter dans une vision plus démocratique de la société. C'est effectivement cela la démocratie et il faut souvent lutter pied à pied pour sauvegarder la liberté de chacun de croire ou non à une religion. Cependant, l’influence salafiste a pénétré profondément la société algérienne au point d’aboutir à des comportements de moins en moins tolérants vis-à-vis de ceux qui ne respectent pas les canons religieux salafistes. À certains égards, les islamistes violents de la décennie noire ont perdu la guerre, mais ils ont gagné la société dont les pratiques sont de plus en plus salafistes (généralisation du hidjab pour les femmes, tenue afghane pour les hommes, accroissement considérable de ceux qui se rendent à la mosquée pour la prière, remarques désobligeantes ou insultes pour des tenues considérées comme provocantes, etc.).
74Q : Que pensez-vous du mouvement pour l’autonomie de la Kabylie devenu ensuite mouvement pour l’indépendance de la Kabylie ?
75Ahmed Mahiou : Je dois dire que si je comprends la revendication de l’autonomie, je ne comprends vraiment pas la revendication de l’indépendance.
76La revendication d’autonomie s’explique par plusieurs raisons. L’Algérie est un pays vaste et il est difficile, voire illogique, que tout se décide à Alger. En outre le pays a hérité de la tradition centralisatrice française à laquelle il a ajouté le centralisme socialiste – dit démocratique alors qu’il est surtout autoritaire - après l’indépendance. Cela en fait l’un des pays les plus centralisés dans le monde. Je me souviens d’ailleurs que je critiquais souvent cette centralisation dans mon cours de droit administratif des années 1970, en disant aux étudiants que si Napoléon revenait sur terre, il donnerait la Légion d’honneur de la centralisation à l’Algérie, car elle a fait mieux que la France dans ce domaine.
77Naturellement, il faut s’entendre sur la nature de cette autonomie, car elle peut recouvrir plusieurs contenus. Mais ce débat n’a jamais pu avoir lieu en raison en Algérie en raison de la méfiance à l’égard du régionalisme ou plus précisément du « wilayisme » de la guerre de libération nationale. Comme vous le savez, pendant cette période, le pays était divisé en six wilayas très indépendantes les unes des autres pour des motifs stratégiques leur permettant d’échapper pratiquement à tout contrôle des autorités centrales installées à l’étranger. Vous savez également que, à l’approche de l’indépendance, il y a eu une lutte politique pour la conquête du pouvoir accompagnée de combats entre l’armée des frontières et les wilayas qui s’y sont opposés. De ce fait, toute idée d’autonomie était considérée comme un danger pour le nouvel État qu’il fallait gérer de façon très centralisée, sans tenir compte non seulement de la géographie, mais aussi et surtout de l’existence de populations spécifiques ayant des langues, des cultures et des traditions différentes. L’approche dogmatique et la pratique des autorités n’ont fait qu’aggraver le problème et raviver les tensions, notamment en Kabylie. Il faudra bien, qu’un jour ou l’autre, l’Algérie ouvre le dossier de la régionalisation dans l’intérêt bien compris de l’unité de la stabilité de l’État ainsi que par souci d’une gestion efficace de proximité.
78S’agissant de la revendication de l’indépendance de telle ou telle région, je ne crois pas à un tel scénario dans un monde où le fractionnement en une poussière de petits États n’est réellement pas la solution. En outre elle contredit l’objectif de ses propres partisans, car on quitte un grand État - qui a déjà des difficultés à se faire une place dans le monde - pour créer un micro-État qui aura des difficultés autrement plus grandes pour exister. Ce micro-État sera immédiatement la proie d’autres États plus puissants qui le soumettront d’une façon ou d’une autre. Le projet est tellement irréaliste que l’on voit mal comment il va pouvoir prospérer. Je ne crois pas me tromper en disant que si l’État algérien ouvrait sérieusement le dossier de l’autonomie - au lieu de l’occulter - la revendication de l’indépendance s’étiolerait et deviendrait sans objet.
79Q : La condition de binationalité c’est comme la situation de bilinguisme, il y a une langue qui l’emporte inévitablement sur l’autre, ce qui fait d’ailleurs suspecter éthiquement et politiquement toute personne qui se place dans cette double condition.
80Ahmed Mahiou : Lorsque des personnes optent pour la nationalité du pays où elles résident, tout en continuant à jouir de la nationalité du pays d’origine, il est permis de penser qu’elles ont soupesé les avantages et inconvénients de la situation. C’est ensuite à elles de décider quelle est la nationalité qui leur apparaît la plus utile ou la plus efficace pour lui donner la priorité. Elles peuvent aussi jouer avec l’une et l’autre nationalité dans la mesure où le droit des États concernés permet ce jeu. On peut être d’accord ou pas avec cette possibilité ou flexibilité offerte par la binationalité, mais on ne peut pas réellement l’empêcher. Il convient plutôt de l’aborder de manière pragmatique et sereine aussi bien du côté des États que des binationaux ou des tiers.
81Est-ce que la binationalité rend suspect au regard de l’un ou l’autre pays ? Il faudrait faire des enquêtes pour le savoir. Mais a priori, je dirai qu’il faut sans doute distinguer selon qu’il s’agit de la réaction des États ou des opinions publiques. S’agissant des États, le principal problème qui se pose est celui de la double loyauté. Les États n’acceptent pas généralement de perdre ou de partager le contrôle des populations qui sont sur leur territoire et a fortiori lorsqu’elles ont leur nationalité. Cela peut créer des difficultés dans la gestion des binationaux, d’où des positions différentes selon les pays :
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une minorité d’États (environ une dizaine) refuse la binationalité ;
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environ un quart des États l’autorisent ;
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deux pays apportent des limites pour exercer certains mandats politiques (Australie) ou certaines fonctions publiques (Algérie) ;
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enfin, les autres (soit une large majorité) la tolèrent.
82Le point sensible est celui du service militaire, parce que l’on pense que s’il y a une guerre entre les deux États dont le binational est le ressortissant, cela pose le problème de savoir vers quel pays il va pencher. C’est une préoccupation légitime, mais il ne faut pas en exagérer la portée pour au moins deux raisons : il y a de moins en moins de guerres entre les États et le service militaire tend à disparaître dans beaucoup de pays, avec la professionnalisation des armées. Maintenant, admettons que survienne une telle guerre entre les deux États du binational, il me semble que l’on doit choisir l’État qui respecte le mieux ce à quoi on croit : la démocratie, les droits de l’homme et le droit international. Par exemple, si un État est agresseur, il faut s’abstenir de lui apporter son aide. Je rappelle au demeurant que le même problème se pose en cas de nationalité unique. Les exemples sont nombreux et il suffit de se référer à la guerre d’Algérie : les Français opposés à cette guerre ont refusé de faire le service militaire et ils sont devenus soit des insoumis poursuivis devant les tribunaux, soit des déserteurs réfugiés à l’étranger, parce qu’ils ne veulent pas se battre contre ceux sont opprimés et luttent pour leur libération nationale.
83Du côté de l’opinion publique, je ne sais pas s’il y a eu des enquêtes pour connaître les réactions des gens. Pour prendre le cas de l’Algérie, le débat a tout de même lieu eu lors de la dernière révision de la constitution, mais sans que cela ait permis de déterminer, même approximativement, s’il y a une majorité en faveur ou contre la binationalité. Si l’on s’en tient à la presse, la division apparaît entre la presse francophone qui défend majoritairement la binationalité et la presse arabophone qui semble majoritairement la contester.
84Q : Ça pourrait être aussi un dépassement de l'appartenance à une nation, quelque chose qui se forge.
85Ahmed Mahiou : Oui, je pense que les États qui acceptent de s’engager dans des constructions régionales (notamment les opérations d’intégration) ou des accords bilatéraux d’association (ceux avec l’Union européenne, par exemple) acceptent un certain nombre d’engagements contraignants qui peuvent concerner la binationalité. Pour l’Algérie, si l’Union du Maghreb avait progressé, au lieu d’être bloquée comme actuellement, je pense que les États de cette région auraient eu à discuter, à un moment ou un autre, le problème de la binationalité. Certes gérer la binationalité peut susciter quelques difficultés, mais elle peut constituer aussi un enrichissement, une ouverture vers de nouvelles approches des relations entre les États. On peut concilier le souci de conserver son « algérianité », sa ou ses langues, sa religion, etc., tout en se rapprochant de ses voisins. Il me semble que le nationalisme ou le patriotisme étriqué, refermé sur lui-même n’est pas majoritaire dans la plupart des pays.
86Q : Dans quelle mesure cela ouvre-t-il à un cosmopolitisme, une nouvelle manière de penser le cosmopolitisme ?
87Ahmed Mahiou : Le terme cosmopolitisme est trop connoté idéologiquement du fait de son utilisation abusive par les mouvements d’extrême droite. Je préfère le terme internationalisation voire mondialisation, même si ces deux mots ne se recouvrent pas. L’ouverture au monde est incontestablement une nouvelle manière de penser le cosmopolitisme. En tout cas, cela ouvre un champ de réflexions et d'analyses. Comme vous le savez, l’Europe est la région où l’on a été le plus loin en matière de binationalité, puisque dans le cadre des élections parlementaires européennes les ressortissants de l’Union européenne peuvent voter et être candidats dans les pays d’accueil. Bien qu’il y ait une forte résurgence du nationalisme dans certains États membres (notamment les ex-pays socialistes), ce dépassement ne semble pas remis en cause pour l’instant. Mais, encore une fois, il serait bon qu’il y ait des sondages et autres études d’opinion, même si on le fait sur des échantillons limités (une ville, un département, une région) pour savoir comment les uns et les autres vivent la binationalité. Cela permettrait sans doute de dépassionner le débat sur la nationalité et la place des étrangers dans les pays d’accueil.
Notes
1 cf. Le débat juridique au Maghreb. De l’étatisme à l’État de droit. Études en l’honneur de Ahmed Mahiou réunies par Y ; Benachour, J.-R. Henry et R. Mehdi, Paris, Publisud-Iremam, 2009.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Constance De Gourcy, Kamel Chachoua et Ahmed Mahiou, « Pour quel Droit ? L’ordre juridique et national à l’épreuve de la double absence/présence », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 144 | 2018, mis en ligne le 30 novembre 2018, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remmm/12101 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remmm.12101
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