Je remercie Cécile Boëx, Thierry Boissière, Mohamed Dbiyat et Elisabeth Longuenesse de leur lecture d’une première version de ce texte
1Intrigant objet que ce gros travail de Fabrice Balanche – un livre, pratiquement. Au premier abord, c’est une étude solide, cadrée par les expectatives du centre qui la publie. Une lecture plus complète révèle nombre de contradictions, paradoxalement suscitées par la connaissance détaillée de son sujet par Balanche, connaissance qui l’amène à formuler des hypothèses qui vont à l’encontre de certaines des affirmations de son texte. En fin de compte, la construction de la problématique de cette étude et ses choix conceptuels pourraient expliquer cette discordance.
2Sectarianism in Syria’s civil war est présenté comme une « étude de géopolitique » assortie de tableaux et graphiques, et surtout de cartes de l’auteur, peut-être originales pour le lecteur de langue anglaise. Le lecteur francophone a pu en voir de nombreuses versions depuis sept ans, dans les publications de F.B., sur le site du GREMMO et sur Academia.edu. Leur caractère démonstratif est remarquable grâce à leur clarté graphique, à une utilisation savante de la couleur et à leurs légendes.
3Le non-géographe s’étonne pourtant du caractère succinct des sources et des références accompagnant ces documents illustratifs. Les « données brutes » sélectionnées pour chaque carte concernent principalement soit des appartenances identitaires, confessionnelles et ethniques, soit des rapports de force armée. Elles ne sont guère mises en lien avec la diversité des terroirs et des formations sociales en Syrie dans leur complexité. Pourtant, comme le rappelle Nathalie Koch dans un numéro récent d’IJMES (49, 2017, p. 317), les concepts spatiaux qui sous-tendent une étude de géopolitique sont loin d’être neutres. Le graphique 13, par exemple, qui illustre la croissance démographique syrienne depuis 1940 est construit sur des périodisations d’ampleur inégale, allant de 6 à 21 ans. La carte 41 combine une évaluation démographique datant de 2010 (donc fortement bouleversée depuis) et un projet politique conçu en 2016. Certaines cartes ne sont pas datées, comme la 29 ou la 24, laquelle illustre le scénario intemporel de la formation d’un État indépendant (statelet) alaouite. Ce thème, favori des opposants au nationalisme arabe installés en Occident et des stratèges qu’ils conseillent, est repris dans la carte 57 des potential statelets in Levant (carte qui inclut l’Irak dans le Levant). L’objectif démonstratif de ces cartes conduit parfois à la schématisation, voire à la « caricature », reconnaît F.B. (p. 95). Il malmène quelque peu la complexité humaine et écologique du pays, comme par exemple la carte 49 dont sont issus les quatre « scénarios pour le futur » (50 à 53) esquissés dans le cinquième chapitre. Enfin, la terminologie utilisée dans les légendes imprime elle aussi sa marque sur les faits : la carte 4 indique des « combats » (fighting) là où se déroulent des manifestations contre le régime à l’automne 2011. Toujours à cette période, elle colorie en « soutiens du régime » la province druze et la région de Salamiye. Le processus de déportation des populations rebelles par le régime est euphémisé en « migration potentielle » dans la légende de la carte 19.
4Ce qui soulève des interrogations sur la question des sources. Lesquelles sont d’une part, l’utilisation du SIG, ce qui implique une interprétation des données par la méthode quantitative alors que l’ampleur de la guerre qui dévaste la Syrie depuis sept ans rend encore plus incertaines qu’en temps de paix les informations chiffrées (où elles étaient déjà sujettes à forte caution). Et, d’autre part, les « sources de l’auteur » qui se fonde principalement sur sa longue connaissance du pays et qui s’est rendu plusieurs fois durant la guerre dans les régions tenues par le régime et dans la zone sous le contrôle du PYD kurde. F. B. recourt aussi nécessairement à d’autres sources, pas toujours explicitées. Par exemple, on s’interroge sur la ventilation par confession en 2017 des déplacés et réfugiés de la guerre, chiffrée d’une manière étonnamment précise (cartes 16, 17 et 18). S’ajoute que les cartes se succèdent dans un désordre chronologique qui n’est pas sans conséquence sur la démonstration.
5Car ce travail de géographie vise la démonstration. En l’occurrence, s’il ne « sert » pas directement à « faire la guerre », comme l’énonçait un ouvrage célèbre en son temps (Lacoste, 1976), du moins ambitionne-t-il d’en expliquer les motivations ainsi que les objectifs et les stratégies des acteurs. Sectarianism in Syria’s civil war est publié par le Washington Institute of Near East Policy qui a accueilli F. B. en 2015. L’étude fait en outre un abondant usage des descriptions et analyses du conflit proposées par l’Institute for the Study of War et par Thomas Joscelyn à la Foundation for Defense of Democracies. A la date de sa publication, F. B. avait rejoint le groupe d’étude « Islamism and the International Order » de la Hoover Institution. Son travail s’inscrit donc sous l’égide de ces quatre centres de recherche à l’idéologie et aux orientations politiques marquées.
6Le public auquel s’adressent généralement ces think tanks d’outre Atlantique réclame des réponses simples, centrées sur le souci des intérêts américains porté par les Néo-conservateurs. Ainsi les trouve-t-il dès le premier chapitre de l’ouvrage, et même déjà dans son titre et dans les titres des différentes parties et sous-parties.
7Il les trouve aussi dans d’abondantes données démographiques sur les principaux groupes confessionnels, mais aussi ethniques (comme les Kurdes et les Turkmènes) qui composent la population en Syrie. Sur ce sujet brûlant et controversé à propos duquel toute enquête indépendante est interdite en République arabe syrienne depuis les années 1950, F. B., qui s’appuie sur ses propres enquêtes, note la tendance à un amenuisement démographique relatif de tous les groupes de population autres que les Arabes sunnites depuis plusieurs décennies - ce qui est confirmé par maints observateurs de la Syrie. Il estime aussi que la guerre a freiné sinon inversé cette tendance, puisque la Syrie de 2017 ne compterait plus dans sa population résidente que 61 % d’Arabes sunnites, au lieu de 65 % en 2011 (figure 16).
8Ces évaluations au caractère incertain et éphémère donnent alors du grain à moudre tant aux partisans du régime d’Assad qu’aux défenseurs des droits des minorités, au fil d’une série d’imperturbables syllogismes : la communauté (sect) sunnite est largement majoritaire en Syrie. Qui détient la majorité pourrait imposer sa dictature aux minorités. La mouvance Etat islamique est sunnite. La communauté sunnite a des ambitions dictatoriales en Syrie. Les populations sunnites sont susceptibles d’abriter des terroristes (p. 37). En clair, « presque tous les groupes impliqués dans la rébellion contre Bachar al-Assad sont arabes sunnites. Ce descripteur est important parce qu’il détermine leur motivation première pour prendre les armes : soit, la défense de la communauté sunnite par l’éviction d’un régime non-sunnite » (p. 68). La lutte du régime contre ses opposants est par conséquent une lutte pour la défense du pluralisme identitaire et des minorités. Rappelons pour le moment qu’une minorité démographique est susceptible elle aussi d’exercer une dictature (le cas de l’Irak de Saddam est connu) et remettons à plus tard la déconstruction, par F. B. lui-même, de cette menaçante « communauté sunnite ». La thèse du rôle décisif de la variable identitaire est réitérée plus loin par la négative : « ce n’est pas le conflit social ni la lutte des classes qui ont poussé tant de Syriens à s’engager dans des milices » (p. 95).
9Le public des think tanks mentionnés plus haut s’intéresse prioritairement aux issues possibles de la guerre. Le cinquième et dernier chapitre de la première partie constitue donc un requit de ce genre d’étude, même s’il n’est pas suivi de recommandations directes. F. B. reste prudent et le lecteur pressé ne peut qu’être déçu car ses prévisions sont vagues, illustrant les obstacles et les limites auxquels se heurte l’exercice. D’autant que la situation sur le terrain a continué d’évoluer rapidement et dramatiquement dans les mois qui ont suivi cette publication, la rendant en partie obsolète.
10Si le lecteur ne se laisse pas emporter par la frénésie du décideur politique, la lecture approfondie lui réserve cependant d’heureuses surprises. F. B. est un observateur minutieux dont la connaissance du terrain syrien et la collecte des informations sont d’un apport précieux. Du fait de son expérience personnelle et universitaire, il a une longue et directe familiarité avec la région côtière. Il en a tiré une dense thèse de doctorat soutenue en 2000 et publiée en 2006, La région alaouite et le pouvoir syrien. Il a continué ensuite à étudier et cartographier la Syrie, ce dont témoignent ses nombreuses et intéressantes publications. Et, comme mentionné plus haut, il est un des rares chercheurs occidentaux à avoir circulé dans les régions de Syrie tenues par le régime d’Assad après 2011.
11Laissant de côté les cartes et schémas qui illustrent les forces en présence et les affrontements armés au long de sept années de crise – sans manquer de saluer l’intérêt de représentations comme celles de Damas (cartes 20, 21 & 22) ou d’Alep (cartes 26 & 27) en guerre, examinons les nuances, les complexités et parfois les contradictions que le corps du texte apporte à la thèse affichée de l’appartenance confessionnelle comme « motivation première » des mobilisations. Deux thèmes circulent au long de ces pages et sont repris dans la deuxième et dernière partie de l’ouvrage, également numérotée sixième chapitre : le premier est celui des interactions entre les facteurs identitaires et les facteurs socio-économiques ; le second est celui de la responsabilité du régime des Assad dans l’exacerbation et l’instrumentalisation du pluralisme identitaire – une politique clivante qualifiée à bon droit de sectarianism.
12Les analyses proposées par F. B. concernent principalement la dimension identitaire du conflit. Néanmoins, les observations semées au long de son texte font état d’une aggravation des tensions socio-économiques dans les années précédant le soulèvement, années où la Syrie s’enfonçait dans une « crise socio-spatiale » si profonde que la rébellion « contre la négligence de l’État » se répandit dès les premiers mois de 2011 dans « nombre de villes » (p. 126). L’inégale redistribution des richesses creusait l’écart entre centres urbains et périphéries néo-urbaines, plus encore entre la Syrie occidentale développée et les marges orientales en déréliction (p. 42). Au sein des populations de toute confession, cette inégalité croissante avivait des oppositions de classe et poussait la petite bourgeoisie conservatrice à chercher les faveurs du régime en rompant avec les classes populaires (p. 13, 31-32). Si bien que même dans les régions qui restèrent soumises au pouvoir au long de la guerre, « les divisions sociales (de classe ou villes-campagnes) jouèrent un rôle plus déterminant que les affiliations confessionnelles » (p. 48), comme le montre la cartographie du soulèvement dans Lattaquié (p. 128). En résumé, lorsque l’insurrection éclata, les critères territoriaux et socio-économiques pesèrent lourd dans sa diffusion (p. 44).
13L’analyse prend une dimension clairement socio-économique dans le troisième chapitre consacré aux régions dominées par le PYD. Elle fait apparaître l’impact de l’échec des politiques publiques dans la désaffection des populations, pas seulement kurdes, à l’égard du régime. Elle met l’accent sur les carences en matière d’infrastructures, surtout en matière d’irrigation, et sur la montée du chômage des jeunes en lien avec l’échec du régime d’Assad en matière de scolarisation. Pourquoi privilégier dans ce chapitre l’entrée par le socio-économique ? Le « Rojava » est loin d’abriter une population homogène et les tensions arabo-kurdes et entre Kurdes et minorités non-musulmanes s’y greffent sur le sous-développement. Le soulèvement kurde de 2004 et sa répression brutale dans le silence des contestataires arabes ont laissé des fractures ouvertes. Est-ce parce que F. B. en a traité ailleurs (dans une note pour le gouvernement suisse en septembre 2017) ? Est-il pertinent d’isoler une variable de l’analyse à rebours de ce qui est fait dans le reste du texte ?
14F. B. a tenté de mettre en regard identités et critères socio-économiques à l’aide du schéma 49 dans le chapitre 5 consacré aux scénarios d’avenir, en combinant quatre variables de niveaux différents : minoritaires vs. sunnites, ruraux vs. citadins, centre vs. périphéries et régions cultivées vs. steppe ou désert. Cette schématisation est susceptible de séduire les stratèges qui cherchent à distinguer une « Syrie utile » d’une Syrie désertique et rebelle, voire à rejouer la division de 1918 pour conjurer le spectre d’une puissance incontrôlable au Moyen-Orient. Mais, en bon connaisseur de la Syrie, F. B. n’ignore pas qu’elle fait violence aux réalités et aux dynamiques locales. La question de l’articulation entre les différents niveaux d’analyse est infiniment trop complexe pour être résolue par le recours à des catégories descriptives fermées organisées selon des affinités supposées et des correspondances mécaniques.
15Le chapitre 6, qui constitue une étude indépendante en soi d’ailleurs titrée « partie II », fournit à ce problème un éclairage bref (p. 109-133) mais salutaire. Il replace l’étude dans la longue durée à travers un résumé de la trajectoire historique syrienne depuis la dissolution de l’Empire ottoman. Surtout, il introduit une comparaison nourrie entre la période 1970-1981 (la première phase de la présidence de Hafez al-Assad) et la période 1994-2004 (l’entrée en politique de son fils Bachar et les premières années de sa présidence). Peut-être F. B. est-il trop indulgent envers les réalisations sociales du régime bacthiste dans la décennie 1970, quand la stabilité interne et le soutien financier des monarchies du Golfe ont permis de réelles avancées (irrigation, électrification, scolarisation). Mais la comparaison des deux périodes en matière de stratégie du développement et de politiques publiques (tableaux 64 à 69) fait ressortir le coût social exorbitant de la politique de désengagement de l’État à partir de l’adoption de la Loi 10 de 1991, une politique accélérée sous Bachar. Une libéralisation économique qui devançait les incitations du FMI et séduisait les investisseurs étrangers a lâché la bride à un capitalisme prédateur intimement lié à la direction civile et militaire du régime. Peu après la publication du travail de F. B., le pilonnage de villages de la Ghouta orientale et de banlieues misérables de Damas (Yarmouk, Hajar Aswad) par l’aviation du régime, au moment de leur reconquête, doit être compris à la lumière du décret 66 de 2012 et de la Loi 10 d’avril 2018 facilitant l’expropriation de larges étendues de terres en vue d’une reconstruction pilotée par les vainqueurs (Syria Report, 1er juin 2018). Il ne laisse pas de doute sur le rôle fondamental des facteurs socio-économiques dans la guerre.
16Aussi nécessaire que soit la prise en compte de la dimension socio-économique de la crise, elle laisse cependant hors champ la désaffection politique des Syriens à l’égard d’un régime qui bafoue l’état de droit et sa propre législation, règne à travers ses polices et use de son pouvoir comme instrument d’accumulation. Cette désaffection touche toutes les communautés ethniques et confessionnelles, y compris la communauté alaouite au sein de laquelle les opposants politiques sont « toujours plus durement frappés » (F. B., 2009, p. 133). Car « le système de pouvoir construit par Hafez El Assad et poursuivi par son fils Bachar repose sur des liens de clientélisme avec l’ensemble des groupes sociaux, indépendamment de leur appartenance communautaire, qui entretiennent des relations directes ou indirectes avec le centre politique » (ibidem, p. 130). Déjà, dans la période développementaliste des premières années du règne de Hafez al-Assad, la criminalisation de toute dissidence et même de toute contestation, qui devait mener aux massacres de 1980-1982, minait la construction nationale syrienne. La géographie, même lorsqu’elle cartographie les prisons et les scènes de crime, ne suffit pas à rendre compte du verrouillage impitoyable de l’espace public, de la destruction juridique ou physique des opposants, de la réduction d’une société au silence ou au mensonge par la terreur. C’est plutôt l’observation anthropologique rigoureusement datée qui révèle que les mobilisations de 2011 et du début de 2012 dans tout le pays furent d’abord et principalement politiques, contre un régime dictatorial (« qu’il tombe ») et pour la défense des citoyens (« le peuple syrien ne se laisse pas soumettre », scandaient les commerçants de Hariqa dans le vieux Damas, dans leur manifestation contre les exactions de la police le 17 février 2011).
17La dimension politique étant éclipsée, la contrepartie de la dégradation des conditions socio-économiques n’est plus, dans ce texte, que la stratégie sectaire du régime. Le terme de sectarianism lui confère un sens intentionnel et dynamique plus évident que son équivalent français de communautarisme. Ici, la géopolitique prend son sens, celui des tactiques et stratégies de pouvoir appliquées à un territoire, selon Michel Foucault (entretien au premier numéro d’Hérodote, 1976). F. B. montre explicitement au long de son texte l’instrumentalisation du pluralisme identitaire des populations syriennes par les Assad aux fins de discréditer et affaiblir leurs opposants, puis pour vaincre militairement la rébellion à partir de 2011. « Les nouveaux dirigeants, écrit-il p. 94, ont mis en place un système de pouvoir qui a renforcé la politique sectaire ». Depuis son accession au pouvoir, Hafez al-Assad a institué un jeu de division, de cooptation et d’exclusion des opposants politiques, qu’a poursuivi et amplifié Bachar : au sein des partis de gauche comme le Parti Communiste Syrien (p. 66), dans les formations kurdes et assyriennes (p. 13, 62 & 100), parmi les tribus (p. 89), etc. Le découpage administratif des provinces et l’extension des voies de communication s’inspirent d’une vision sectaire du territoire national (p. 121), renforcée par l’installation à la périphérie des grandes cités sunnito-chrétiennes, Alep, Hama et bien sûr Damas, de garnisons et de fortifications tenues par des unités majoritairement alaouites (p. 8 & 43). Cette stratégie s’accélère face à l’ampleur du mouvement protestataire : l’armement de villages dont la population est majoritairement alaouite (près de Jisr al-Choghour) ou chrétienne (autour de Safita) commence dès 2011 ; en 2012, le pouvoir libère des centaines de prisonniers détenus pour leur appartenance à la mouvance jihadiste (p. 86-87) ; en 2015, la région côtière est quadrillée par des milices stipendiées du régime, tel le fameux Liwa darac al-sahel, le « Bouclier de la côte » (p. 38).
18La chronologie de l’engagement des Druzes de la muhâfaza de Soueida pour ou contre le régime montre comment se déploie cette stratégie sectaire. Depuis la révolte de 2000, les relations entre Damas et le Jabal al-cArab demeuraient tendues (p. 41). F. B. note des manifestations anti-régime et des mobilisations populaires au long de 2011. Mais, dès le début de 2012, le pouvoir propose son soutien à des fractions tribales anti-sunnites (p. 42), contraignant les élites de la communauté à l’attentisme. À l’automne, il lève des milices locales « d’autodéfense ». À partir de l’été 2014, les attaques des formations islamistes liées à al-Qacida puis à l’État Islamique contre les marges druzes se multiplient. L’autodéfense des Druzes implique désormais qu’ils se rangent sous la bannière du régime. La démonstration de F. B. à propos de la stratégie du régime à l’égard de la résistance à Homs et des affrontements entre proches du Hezbollah libanais et militants des Jamâcât Islamiyya dans la plaine de Qousayr, à laquelle on pourrait ajouter sa lutte pour le contrôle du Qalamoun, montre qu’il s’aventure jusqu’à des pratiques de « nettoyage ethnique » par l’expulsion ou la déportation de sunnites vaincus de ces territoires et l’interdiction de leur retour (p. 26). F. B. ajoute que le « rééquilibrage (rebalance) » de la composition confessionnelle de la population syrienne est une des « principales causes » de la guerre. Et qu’il nécessiterait « l’expulsion de millions d’Arabes sunnites supplémentaires » (p. 27).
19Dans la lutte « sectaire », l’ennemi à éradiquer est indistinctement sunnite, radical ou extrémiste (p. 25), islamiste « politique » comme les Frères Musulmans (p. 71) ou jihadiste, voire « radical jihadist rebel » (p. 68) et même terroriste (p. 37 & 44). Tout en se posant en défenseur du pluralisme et des minorités confessionnelles et ethniques, le régime opère des glissements sémantiques et de grossiers amalgames pour justifier l’attaque indistincte des combattants et des civils dans les villes et les territoires en rébellion. Il fait mine d’ignorer que c’est la rupture entre la bourgeoisie et les couches populaires sunnites à Damas qui lui a permis de conserver le contrôle de la capitale à moindre frais (p. 36) ; et qu’en fin de compte, seul le choix des populations locales assurera le succès ou la défaite d’un ennemi comme l’État Islamique (p. 89).
20Mais le chercheur ? N’est-il pas nécessaire de déconstruire l’étiquette de Sunni rebellion adoptée « par commodité » (p. 69) ? F. B. allègue (p. 95-96) que « la nature de [son] étude réclame une simplification (que certains pourraient qualifier de caricature) ». Il reconnaît pourtant que « les Sunnites » sont trop divisés pour constituer l’alternative politique menaçante que brandit le régime (p. 100). Alors, à quelle connaissance, vers quelles conclusions peut conduire l’amalgame entre des populations dépossédées par un exode rural massif et acculées à la rébellion par les exactions du pouvoir, d’une part, et des centaines de milliers de fonctionnaires, enseignants notamment, et membres de la petite bourgeoisie urbaine, fragile armature de la société, de l’autre, sous une étiquette unique et stigmatisante ? Sans parler, toujours parmi les Sunnites, de la catégorie des hommes d’affaires et entrepreneurs qui s’enrichissent dans leur exil beyrouthin, stambouliote ou moscovite, en assurant la « ligne de vie » des dirigeants du régime.
21Il manque à cette complexe étude de géographie la rigueur lexicographique qui permettrait de débusquer les confusions sémantiques délibérément entretenues par le régime. Et aussi une mise en perspective historique, afin de ne pas tomber dans le piège d’une perception des identités comme un donné structurel.
22Ainsi que mentionné plus haut, la thèse centrale du livre est que la mobilisation politique dans le conflit syrien des années 2010 s’est opérée (et opère encore) principalement sur la base d’appartenances et de solidarités confessionnelles. Le terme employé ici en anglais (américain) est sectarian. Il traduit le mot arabe tâ’ifî et s’applique pour distinguer des communautés confessionnelles (juive, chrétiennes, musulmanes, druze…) officiellement reconnues dans la vie publique syrienne, en particulier par les institutions judiciaires chargées d’appliquer le code du statut personnel. On peut se demander s’il a été choisi dans cette étude pour sa proximité avec un autre terme, segmentarité, dont F. B. écrit ailleurs (, 2009, p. 131) qu’elle [est] « constitutive de la société syrienne ». Son étude est en tout cas inspirée de la théorie anthropologique des sociétés segmentaires en ce qu’elle place en socle de ses analyses la distribution confessionnelle et ethnique de la société pour en déduire et expliquer des pratiques administratives, politiques et militaires, et non l’inverse.
23Peut-être F. B. avait-il employé dans une version originale en français le terme communautaire dont l’acception est plus large que celle de sectarian puisqu’il s’applique à des entités aussi diverses que les regroupements villageois, ethniques ou locaux, voire à des groupes de solidarité fondés sur une orientation politique, une éthique commune, une identité sexuelle, etc. Mais en Syrie, l’héritage impérial ottoman (et même byzantin), codifié sous le Mandat français et à l’indépendance, a conféré au terme tâ’ifî une dimension exclusivement confessionnelle, comme au Liban et à la différence d’Israël, autre État héritier du système juridique ottoman, qui entretient, lui, une confusion entre la diversité confessionnelle (juifs /musulmans/chrétiens) et la diversité ethnique et culturelle (juifs/arabes/druzes/bédouins).
24Dans ce texte, on trouve une large et déroutante palette de l’emploi de sectarian, souvent pour regrouper les catégories religious et ethnic (p.68), à l’instar de minority, entendu dans le seul sens de « minorité démographique » et appliqué à tous les groupes religieux, confessionnels, linguistiques et ethniques autres que les Arabes sunnites. Damas est ainsi décrite comme une ville « pluri-ethnique » (p. 32) pour rendre compte du fort pourcentage de sa population alaouite, bien que les Alaouites soient arabes. A contrario, le PYD redouterait les signes d’une « révolte sectaire » dans les zones qu’il contrôle, de la part des Arabes, pourtant sunnites comme la plupart des Kurdes (p. 64). La tribu est par ailleurs qualifiée d’ « unité de base » de la politique sectaire du régime (p. 113). Enfin, le passage sans transition de la notion de sectarianism à celle d’ethnic cleansing ne laisse pas d’étonner puisque le premier terme a une connotation juridique et religieuse tandis que le second relève de la filiation et de la culture. Interrogé par Véronique Nahoum-Grappe dans un séminaire à l’EHESS (12 mars 2018), l’intellectuel opposant Yassin Hajj Saleh a suggéré d’employer plutôt le terme de sociocide en raison du caractère à la fois multidimensionnel et massif des attaques du régime contre ses populations. Le traitement de ces « questions épineuses » (p. 53) réclamerait de plus de prendre en compte les mémoires et les subjectivités individuelles et collectives, sans omettre que les identités sont activées en interaction et se modifient au gré des situations. Il est clair en tout cas que le régime profite des obscurités d’un champ sémantique mal balisé pour déployer sa propagande, en particulier en direction des puissances occidentales et des organisations de défense des droits humains. F. B. n’est pas dupe du stratagème, lui qui invoque les travaux de Maxime Rodinson, pourfendeur de la « peste communautaire » (Le Monde, 1er décembre 1989).
25En tout état de cause, il n’est pas possible de faire, dans une telle étude, l’économie de la dimension processuelle de la politique sectaire si on veut comprendre les enchaînements violents de la crise. F. B. l’écrit lui-même, « les identités territoriales et sectaires ne sont pas des constructions historiques permanentes » (p. 94). Il est nécessaire, d’une part, d’éclairer la chronologie et les discontinuités de la guerre en les examinant en regard des stratégies du régime. Car une chronologie fine permet de marquer la rupture entre le soulèvement politique initial, aux motivations plurielles, à la participation trans-confessionnelle, aux répertoires d’action civils et à la dissémination territoriale quasi-générale (une carte des manifestations de 2011 l’aurait montré), et les affrontements armés qui se sont multipliés, fragmentés et complexifiés depuis 2013, devenant chaque fois plus violents sous le coup d’idéologies excluantes et des interventions étrangères. Entre les deux est passé le rouleau compresseur du sectarianism visant à isoler et contraindre un à un les adversaires du régime avec l’aide des deux États qui le patronnent, l’Iran et la Russie.
26Enfin – et ce point est indispensable pour comprendre la formation et la fonction des appartenances sectaires dans la crise syrienne – il faut inscrire cet examen dans le temps long. La conjugaison de réformes (depuis les tanzimât ottomanes) et des interventions européennes depuis deux siècles a érigé la politique sectaire en paradigme de la construction des États et du gouvernement des populations au Proche-Orient. Ce processus restait masqué par les idéologies nationalistes ou classistes si bien qu’une perception essentialiste des sociétés de la région, et en particulier de la société syrienne, sous-tendait les travaux des orientalistes classiques. Il a été mis au jour par des travaux majeurs comme ceux de Hanna Batatu (1999), de James Gelvin (1999) et, plus récemment, par le livre de Stefan Winter sur les Alaouites (2016). Pour sa part, Ussama Makdissi (2000) a magistralement montré à propos du Liban du milieu du XIXe siècle que le confessionnalisme participe de la modernisation politique des sociétés du Moyen-Orient lorsqu’elles sont confrontées aux nationalismes et aux constructions étatiques. En tant que système d’interprétation du monde, il sert de support à des stratégies identitaires et, en période de crise, il nourrit les conflits de pouvoir. C’est pourquoi il faut relier la violence qui a accompagné les transitions dans le monde arabe « non pas à des traits ataviques des sociétés, mais à l ‘interaction entre le système international et les stratégies internes de reformulation des rapports entre (…) l’État et les acteurs sociaux (Tawil Kuri 2018, p. 54) ». Aujourd’hui en Syrie, sous le rouleau compresseur du sectarianism du régime, des transformations sociales et politiques s’opèrent, qui font bouger les lignes et mentir les cartes.