1Le présent numéro constitue une nouvelle étape dans la longue histoire des relations que les chercheurs régulationnistes entretiennent avec l’Amérique latine.
2Une des toutes premières raisons de cet intérêt tient au fait que cette approche porte une grande attention à l’analyse des crises, la diversité de leurs formes dans le temps et l’espace. Or, c’est en Amérique latine qu’interviennent les premières crises qui vont culminer avec la faillite de Lehman Brothers et la récession mondiale qui en a suivi. En effet, dès le début des années 1980, l’afflux des capitaux en direction du pays émergent de l’époque à savoir le Mexique précipite des déséquilibres macroéconomiques majeurs et débouche sur une crise de la dette souveraine et du système bancaire en 1984. Une telle séquence se répétera ensuite à l’occasion de la crise asiatique de 1997 et en 2008 pour les pays d’Europe centrale qui se sont endettés massivement en devises étrangères. Par parenthèses, c’est à l’occasion de cette première crise que l’on procède à une titrisation de certaines dettes publiques grâce à l’invention des bons Brady, et cette innovation a contribué à surmonter la crise des dettes souveraines. La crise mexicaine de 1984 annonce aussi le basculement à l’échelle internationale des relations entre prêteurs privés et prêteurs publics : l’emballement du crédit privé déclenche une crise majeure qu’il importe ensuite aux autorités publiques de surmonter, quitte à inventer de nouveaux instruments financiers privés. C’est un autre indice de l’intérêt d’une analyse rétrospective de la dynamique des pays latino-américains pour la compréhension de l’un des enjeux qu’a révélé la crise américaine : comment réduire les externalités négatives associées à l’explosion du volume et de la gamme des produits de la titrisation, innovation financière qui à l’origine fut utile ?
3Il faut aussi se souvenir que c’est le Chili de l’après coup d’état qui constitue le premier exemple de mise en œuvre des stratégies de libéralisation tous azimuts, tant domestique qu’en matière d’articulation à l’économie internationale. C’est ainsi que l’on dispose d’un recul suffisant pour juger de l’impact du passage d’un système de retraite par répartition à un système par capitalisation, tant en termes d’efficacité que d’inégalité sociale. De même le caractère extrême de la libéralisation financière conduit à une crise bancaire d’une telle ampleur que les autorités publiques sont contraintes de réintroduire un contrôle public d’abord par la nationalisation puis grâce à un minimum de réglementation financière imposée aux banques redevenues privées. Dans le même temps, on rétablit une fiscalité sur les exportations de matières premières au premier rang desquelles le cuivre comme source de financement commode de dépenses publiques, certes fort modestes en comparaison internationale. Les recherches portant sur ce pays comme une coupe internationale concluent que le succès ultérieur du « modèle chilien » est en fait venu des réformes et réglementations qui ont corrigé les excès de la première vague de libéralisation (Inter-American Development Bank, 1995). Ainsi s’est trouvée inversée la séquence qui traditionnellement conduisait les pays en rattrapage à imiter ceux qui étaient les plus avancés puisqu’au contraire l’ampleur des crises qu’ils subissent et les conditions particulières de leurs trajectoires les conduisent à innover en proposant des institutions et formes d’organisation qui, d’une certaine façon, feront ensuite école dans les pays les plus avancés.
4De ce fait, beaucoup de pays américains ont une telle expérience de la dureté des crises, de leur répétition et de leur coût social et économique, qu’ils ont fini par apprendre, par un processus d’essais et erreurs, comment en éviter la répétition. Mais hélas les gouvernements n’apprennent pas des crises survenues dans d’autres contrées car ils les considèrent trop souvent comme exotiques et tenant à quelques archaïsmes ou irrationalités dont ils seraient immunisés. En définitive, une partie significative de la crise américaine dite des subprimes ne tient-elle pas à un afflux permanent de capitaux qui alimente un excès de liquidité favorisant une succession de bulles spéculatives, ce qui contribue à détériorer la compétitivité à long terme de l’économie ? Pourtant le fait que les États-Unis puissent pleinement utiliser le privilège d’émettre la monnaie internationalement acceptée va introduire une différence majeure dans les sorties de crise puisque les économies latino-américaines souffrent du péché originel selon lequel ils ne peuvent s’endetter sur le marché international qu’en devises, d’où la fréquence de crises jumelles, bancaire et de change. On perçoit l’intérêt des recherches régulationnistes pour les approches historiques et comparatives qui sont l’une des voies vers l’obtention d’une théorie générale respectueuse des faits stylisés ainsi mis à jour.
5Cependant le trait le plus déterminant quant à l’origine de ce numéro est sans doute le caractère précoce des recherches régulationnistes portant sur quelques-uns des pays d’Amérique latine. Très peu de temps après les travaux fondateurs sur les capitalismes américains et français, Carlos Ominami (1980) rédige une thèse sur l’évolution en longue période de l’économie chilienne puis un ouvrage à vocation plus générale sur les spécificités du Tiers Monde (Ominami, 1986a et 1986b). Un petit groupe d’économistes mexicains appartenant à l’UAM invite certains régulationnistes à donner un séminaire d’initiation à la théorie de la régulation et dès les années 1980 Angel de la Vega Navarro (1999), Raul Condé, Jaime Aboites (1989), Victor Soria (1997), Juan Castaingt diffusent ces travaux et commencent à appliquer les concepts de cette théorie à l’histoire économique mexicaine et d’autres chercheurs des sciences sociales reprennent à leur compte l’apport régulationniste (Gutiérrez Garza, 1983). Le traitement du travail informel apparaît rapidement comme une étape essentielle dans la mise en œuvre de la problématique, par exemple pour le Pérou (Huanacune Rosas, 1991). Le trait majeur de ces travaux est de montrer que si la méthode et les concepts de base peuvent s’appliquer, ces pays sont loin de ressembler à (ou cheminer vers) une variante du fordisme car les modes d’industrialisation et donc de développement sont largement originaux. Dès lors vont se multiplier les études comparatives (Aboites et al., 1995 ; Quemia, 2001, Marques Perreira et Théret, 2001) qui vont affiner les concepts et étendre le domaine de validité de la théorie. En un sens le présent numéro s’inscrit dans cette lignée et il apporte de nouveaux résultats.
6La diversité s’accroît plus encore lorsque l’on inclut les pays producteurs de pétrole. En effet, on doit à Ricardo Hausmann (1981) et son collègue Gustavo Marquez (1986) d’avoir livré une analyse saisissante des contradictions de l’économie du Venezuela à partir des problèmes structurels que rencontre la gestion d’une rente pétrolière, tout à la fois origine de la base monétaire et ressource déterminante des finances publiques. Puis se multiplieront les recherches portant sur l’Argentine, auxquelles participent très tôt Guilhermo Hillcoat (1986), Julio Neffa (1998), Luis Miotti (1991 ; 1994), Carlos Quenan (2003). Deux précédents ouvrages collectifs ont rassemblé divers auteurs qui ne se reconnaissaient pas dans le consensus de Washington et chercheurs régulationnistes, afin de formuler un diagnostic sur les origines et stratégies de sortie de la crise Argentine de 2001-2002 (Boyer et Neffa, 2004 ; 2007) avant qu’émerge une nouvelle génération représentée dans l’actuel numéro par Demian Panigo, Éduardo Torija Zane et bien d’autres encore.
7En un sens, le présent numéro est bâti sur l’approfondissement d’une hypothèse majeure qui résulte de ces travaux. Traditionnellement les analystes tendent à caractériser les formes de capitalisme à partir de leur appartenance à une même zone géographique : certes les pays latino-américains partagent des traits communs mais le plus frappant est le caractère contrasté de leurs trajectoires nationales. En dépit des échanges relativement intensifs entre les deux pays, Argentine et Brésil ne partagent pas le même mode de régulation, alors que le Mexique occupe une place très particulière dans la taxonomie des capitalismes. Une des contributions essentielles de ce numéro spécial est de replacer les pays d’Amérique latine par rapport à l’analyse des variétés de capitalisme d’une part et de la transformation de la nature des crises économiques et financières d’autre part.
8De façon récurrente, les recherches régulationnistes ont mis en évidence combien les concepts de « Tiers Monde », puis celui « d’économie émergente » étaient trompeurs. D’abord parce que la notion de Tiers Monde repose sur une définition en creux, et non en extension : il serait constitué de l’ensemble des économies et des sociétés qui n’appartiennent ni à la catégorie des capitalismes historiques ni à l’alternative de l’époque qui était le modèle soviétique. Ensuite et surtout, parce que les termes « Tiers Monde » aussi bien qu’« économie émergente » postulent une homogénéité entre des pays dont l’organisation économique et sociale est en fait extrêmement diverse. De fait, la distinction repose sur l’opposition entre économies mûres menacées par la stagnation et celles émergentes en forte croissance. La confusion culmine avec le concept de BRIC auquel il faudrait aujourd’hui ajouter l’Afrique du Sud, la Turquie… et pourquoi pas l’Argentine, sous prétexte que leur taux de croissance est bien supérieur à la moyenne de l’économie mondiale.
9En effet, est-il légitime d’assimiler le modèle d’économie rentière russe avec la dynamique industrialiste de la Chine ou encore le modèle mixte, c’est-à-dire rentier et industrialiste, brésilien ? Certes leur point commun est de constituer des marchés prometteurs pour les financiers internationaux (Vercueil, 2011). Tel est d’ailleurs l’origine du concept : « Votre marché en forte croissance et vos profits m’intéressent, ouvrez-vous au libre-échange et à la sophistication financière venue de Wall Street ! » Il est une dernière erreur fréquemment commise par les financiers internationaux, à savoir croire que l’appartenance à une même zone géographique impliquerait une communauté de modes de développement. Il faut en effet rappeler la diversité des formes de capitalismes au sein même de l’Union européenne puisque certains sont construits sur l’impulsion de l’État, d’autres sont dominés par la logique des marchés financiers, d’autres encore sont régis par un compromis social-démocrate. Ainsi n’était-il pas naïf de considérer que la qualité de la croissance et celle de la dette publique étaient devenues identiques grâce à l’adhésion à l’euro, tant en Allemagne qu’en Grèce ?
10Les différents articles du présent numéro spécial contribuent de la même manière à la littérature sur les variétés de capitalisme et la diversité de leurs évolutions au sein même d’une économie mondiale dans laquelle la finance globalisée joue un rôle de plus en plus grand. Mais ce n’est que l’un des résultats centraux puisque bien d’autres viennent enrichir la connaissance de l’Amérique latine mais aussi contribuer à une extension et généralisation de la théorie de la régulation (cf. section 3.).
11C’est très tôt une question adressée aux recherches régulationnistes : comment les pays de vieille industrialisation, ceux de l’Amérique latine et d’Asie se distinguent-ils en matière de rapport salarial et de mode de développement (Boyer, 1994). Les travaux accumulés depuis lors, tout comme quelques grands indicateurs statistiques, suggèrent que trois facteurs interviennent dans la différenciation de ces deux zones géographiques.
12Une première différence tient à la spécialisation et à la nature des liens entre la dynamique internationale et l’évolution nationale (tableau 1). D’un côté, nombre de pays latino-américains continuent à dépendre de l’exportation de matières premières, en dépit même de leurs efforts pour s’industrialiser. Tel n’est pas le cas pour les pays asiatiques qui, très généralement, se sont insérés dans l’économie mondiale à travers des opérations de sous-traitance industrielle puis de remontée de filières correspondantes, un cas emblématique étant constitué par l’économie taïwanaise. En un sens, leurs spécialisations sont complémentaires, comme en témoigne la forte croissance des exportations de matières premières latino-américaines en direction de l’Asie et tout particulièrement de la Chine. Des indices convergents suggèrent même que cette différenciation des spécialisations s’est approfondie au cours des années 2000 (cf. Miotti, Quenan, Torija Zane, 2012).
Tableau 1. À propos de la spécificité de l’Amérique latine par rapport à l’Asie
Régime économique
|
Degré de contrainte de l’insertion internationale
|
Modérée
|
Intermédiaire
|
Forte
|
À dominante industrialiste
|
Taïwan Corée du Sud
|
|
Mexique
|
Mixte
|
|
Brésil
|
Argentine
|
À dominante rentière
|
|
Venezuela
|
|
13Une seconde différenciation a trait aux modalités de l’insertion internationale : est-elle essentiellement une contrainte qui induit périodiquement un mouvement de stop and go lié aux difficultés d’équilibrage de la balance des paiements ? Ou au contraire, l’ouverture sur le marché mondial est-elle une opportunité dont se saisissent des entrepreneurs pour développer de nouveaux secteurs, principalement manufacturiers ? La plupart des pays latino-américains appartiennent au premier groupe et les pays asiatiques au second. Pourtant la question des raisons de cette différenciation doit être explorée plus avant puisque, à la fin des années cinquante, le niveau du revenu par tête de la Corée ou de Taïwan était finalement très similaire à celui du Mexique.
14Faut-il faire appel à la différenciation des régimes politiques ? C’est la question, largement évoquée dans la littérature, des relations entre démocratie et développement. Pour les pays attardés dans leur modernisation, les régimes autoritaires ne sont-ils pas plus efficaces ? Or on trouve des exemples contradictoires tant en Amérique latine qu’en Asie. Des années 1970 aux années 2000, les régimes autoritaires ont été nombreux en Amérique latine mais ils ne semblent pas avoir eu le même rôle favorable à l’accumulation qu’en Asie. Par ailleurs, on ne note aucune claire correspondance entre l’opposition croissance par substitution d’importation / croissance tirée par les exportations d’une part, l’adhésion à un régime démocratique ou autoritaire de l’autre. Les travaux précurseurs des régulationnistes (Marques-Pereira, Théret, 1999 ; 2001) avaient déjà souligné l’intérêt d’une comparaison de quelques cas emblématiques respectivement en Amérique latine et en Asie, mais aussi la complexité des liens qui lient stratégie économique et régime politique. Au sein de chacun de ces deux ensembles géographiques peuvent se déployer des trajectoires nationales extrêmement contrastées (tableau 2).
Tableau 2. Les relations entre régime économique et régime politique dans les Nouveaux Pays industrialisés
Régime politique →
Régime économique
|
Régime alternant militarisation et libéralisation
|
Régime de parti unique d’origine révolutionnaire
|
Substitution d’importation
|
Brésil (harmonique)
|
Mexique (disharmonique) ↓
|
Tiré par les exportations
|
Corée du Sud (disharmonique) ↑
|
Taïwan (harmonique)
|
Source : Marques-Pereira Jaime et Bruno Théret (2001, p. 133).
15Tantôt régime politique et régime économique sont en concordance, tantôt ils entrent en conflit et se manifeste une dynamique particulièrement complexe, associée au passage d’une configuration à une autre. La stabilité est l’exception, le changement constitue la règle, ce qui invalide nombre des analyses des politologues qui importent la théorie des choix rationnels de la discipline économique dans la quelle le temps du calcul efface la possibilité même du temps de l’histoire.
16Par ailleurs, une large fraction de la littérature se concentre sur l’opposition entre État et marché, conçus comme des mécanismes alternatifs de coordination des agents économiques. En fait, les recherches institutionnalistes suggèrent que la libéralisation des marchés a accru le nombre de règles émises par les autorités publiques et que par ailleurs, les plus vigoureuses des déréglementations ont été mises en œuvre par des États autoritaires, sur l’exemple de ce qu’on a observé au Chili après le coup d’état du général Pinochet. Dès lors, il importe de croiser deux critères au moins. D’une part celui, traditionnel, qui mesure la fraction des ressources qui sont redistribuées à travers la fiscalité et le budget public, d’autre part celui, plus difficile à cerner, bâti sur la capacité de l’État à influencer la stratégie des acteurs privés (tableau 3).
Tableau 3. Des implications de l’État dans l’économie très variables
Degré d’autonomie
|
Niveau des dépenses publiques
|
Faible
|
Moyen
|
Relativement élevé
|
Très limité
|
Mexico 2000 -…
|
|
|
Modéré
|
|
En transition Argentine post-2003
|
|
Significatif
|
|
|
Brésil 1990 - …
|
17C’est la conjonction de ces divers déterminants qui est à l’origine des évolutions relativement contrastées dont rendent compte les divers articles du présent numéro. On propose ensuite d’expliciter des enseignements généraux transversaux.
18On le sait, depuis l’origine, les recherches s’interrogent sur les facteurs qui assurent, au moins transitoirement, la cohérence d’un mode de régulation. Rencontre accidentelle de transformations affectant les diverses formes institutionnelles ? Simple résultat d’un processus de sélection et d’apprentissage qui finit par converger vers une configuration institutionnelle dotée de résilience ? Manifestation de la supériorité de certains assemblages institutionnels, conformément à l’hypothèse d’une complémentarité entre formes institutionnelles ? Conséquence des demandes des entreprises qui chercheraient à organiser au niveau national une complémentarité homologue de celle qui garantit leur compétitivité au niveau microéconomique ?
19L’Amérique latine apporte une confirmation de l’intérêt d’une autre hypothèse, celle d’une hiérarchie institutionnelle qui, expression du pouvoir d’un groupe hégémonique, tente et parfois réussit à organiser un mode de régulation résilient et un type de développement permettant de satisfaire la conjonction des demandes exprimées par divers groupes sociaux. Tout au long de la période qui s’étend de la fin des stratégies de croissance par substitution d’importation à la diffusion à l’Amérique latine de la crise des subprimes, la plupart des pays sous revue ont été caractérisés par la domination de l’insertion internationale sur la configuration institutionnelle d’ensemble. Les études de cas permettent au demeurant de distinguer entre deux expressions différentes du rôle hiérarchique de l’insertion internationale.
-
La première conception est dynamique : l’articulation à l’économie mondiale est dominante si l’on observe que c’est elle qui pilote la politique monétaire, le style des relations entre État et économie, la configuration du rapport salarial et finalement la forme de concurrence. Selon cette acception, rien ne garantit que les évolutions ainsi induites finissent par dégager un système cohérent. Qu’on songe à la convertibilité argentine à partir des années 1990 : elle induit certes une transformation générale des formes institutionnelles mais elle réduit tellement la taille du secteur exportateur qu’il s’avère impossible de rembourser un volume de dettes, exprimé en dollars, croissant au cours du temps (Kalantzis, 2003 ; Espanol, 2007). Il semblerait qu’un processus équivalent opère au Mexique depuis son adhésion à l’Alena : la structure industrielle se recompose à partir de la sous-traitance à la frontière avec les États-Unis mais elle n’a pas un impact suffisant pour compenser l’érosion du modèle productif domestique antérieur ; en conséquence, l’accroissement des inégalités et le recours massif à l’immigration s’avèrent nécessaires pour contrebalancer les effets négatifs d’un mode de développement qui a perdu toute cohérence sur la base du territoire national. À la lecture des évolutions de la dernière décennie au Brésil, on peut avoir l’impression que la montée en régime de la financiarisation interne n’est pas sans conséquence sur la segmentation du rapport salarial, les formes de la concurrence et plus généralement l’insertion du pays dans la division internationale du travail (Araújo, Bruno, Pimentel, 2012). Ce qui est pour l’instant présenté comme une hybridation avec le modèle antérieur, définit en fait un processus dont le point d’aboutissement demeure incertain (Miotti, Quenan, Torija Zane, 2012).
-
La seconde vision insiste au contraire sur l’état final lorsque le principe de hiérarchie institutionnelle livre un système cohérent dès lors qu’un pouvoir politique ou économique est suffisamment fort pour imposer un ordre institutionnel qui soit tout à la fois cohérent à moyen long terme et favorable au groupe hégémonique qui le met en œuvre. Le régime de croissance tirée par la finance des États-Unis est un bon exemple de ce principe hiérarchique puisqu’un mouvement continu de libéralisation, d’innovation et de globalisation financière a institué une architecture institutionnelle où politique monétaire, système fiscal, relation salariale et couverture sociale ont tout incorporé dans leur principe l’impératif d’une rémunération élevée et stable du capital financier (Boyer, 2011a). L’après 2002, fournit un exemple de tentative de resynchronisation des formes institutionnelles sous l’hégémonie d’un État capable de décider de nouvelles taxes, garant de la pesification et promoteur d’une progressive ré-institutionnalisation du rapport salarial (Neffa, 2012). Les simulations menées à l’aide d’un modèle macro-économétrique inspiré par la théorie de la régulation semblent confirmer l’existence d’un processus de croissance autosoutenue (Panigo, Chena, 2012). Rien ne garantit bien sûr la stabilité à long terme du régime de croissance correspondant qui, à travers l’accélération de l’inflation et la permanente érosion de l’excédent commercial extérieur et du surplus budgétaire, enregistre des tensions croissantes (Prévôt-Schapira, 2011 ; Salama, 2011).
20Il est intéressant de noter une différence entre la conception traditionnelle de la complémentarité (Amable, 2003 ; Aoki, 2002) et celle de hiérarchie institutionnelle, selon que l’on retient comme critère celui d’efficacité économique ou que l’on s’intéresse à la distribution du pouvoir qui façonne une architecture institutionnelle indépendamment de ses effets économiques, favorables ou non. Dans le premier cas, on postule que la résilience du mode de régulation tient à la supériorité des performances macroéconomiques qu’il permet d’atteindre. Dans le second, il se peut qu’une coalition socio-économique dominante parvienne à imposer une architecture institutionnelle, certes cohérente, mais surtout favorable à l’intérêt des groupes qui en sont parties prenantes… fut-ce au détriment de la prospérité de la société correspondante (Amable, Palombarini, 2005). Tel fut le cas pour la coalition des entrepreneurs et des rentiers dans l’Italie des années 1980 et 1990… jusqu’à ce que l’accumulation de la dette mette un terme à la viabilité du mode de régulation correspondant (Palombarini, 2001). Ainsi, ce concept de hiérarchie s’avère-t-il éclairer la configuration de nombre de pays latino-américains caractérisés par de fortes asymétries de pouvoir et d’amples inégalités sociales, au sein de régimes dominés par l’insertion internationale.
21L’analyse qui précède pourrait donner l’impression au lecteur que les approches de la régulation ne sont finalement qu’une variante contemporaine de la théorie de la dépendance dont le terreau a été précisément la réalité latino-américaine et tout particulièrement l’Argentine (Prebisch, 1981). Finalement, la domination d’une insertion internationale subie ne naturalise-t-elle pas un réseau de relations sociales en le faisant dériver d’une dotation en ressources naturelles et de l’hystérèse d’un lointain passé colonial qui a implanté une articulation de l’économie domestique par rapport aux intérêts d’une puissance dominante ? La chronique des deux dernières décennies dément ces deux interprétations.
22En effet, l’une des particularités des recherches régulationnistes est d’insister sur la rupture que marquent les grandes crises structurelles : les déterminismes économiques se rompent pour partie car ils engendrent une dynamique macroéconomique qui approfondit la crise, de sorte que c’est l’action collective qui seule peut éventuellement permettre de retrouver une nouvelle configuration institutionnelle, viable tant dans l’espace économique que politique. Ainsi, la particularité de la plupart des articles de la présente livraison de la Revue est de mettre en évidence le possible basculement des hiérarchies institutionnelles en réponse à une crise systémique. C’est intervenu dans les années 2000 tant en Argentine qu’au Brésil (Miotti, Quenan, Torija Zane, 2012), et cela se traduit par de nouvelles priorités dans la politique monétaire, de change et fiscale (Panigo, Chena, 2012) mais aussi une recomposition/ré-institutionnalisation du rapport salarial (Neffa, 2012).
23On notera une différence sensible par rapport aux analyses qui interprètent ces mêmes mouvements le long du simple axe État marché et non pas comme cheminement dans l’espace des architectures institutionnelles. Les formalisations macroéconomiques ont elles-mêmes à tenir compte d’un tel basculement car les causalités peuvent s’inverser et créer des ruptures dans l’évolution des grandes variables macroéconomiques : une économie nationale qui dépend totalement de son insertion internationale en matière de commerce international, investissement direct et flux financiers n’a donc plus les mêmes propriétés que celle observée au sein d’un régime fordiste (Nishi, 2011). On peut donner une cartographie de l’articulation des formes institutionnelles dans l’économie argentine, respectivement dans la période de la convertibilité (figure 1) puis après le défaut sur la dette publique et les changements politiques qui permettent la récupération d’une certaine autonomie des actions de l’État (figure 2).
Argentine : Après une crise systémique, basculement de la hiérarchie institutionnelle par le politique
24
Figure 1. La configuration de la convertibilité : les années 1990

Figure 2. La configuration émergente après 2002
25L’évolution de l’Argentine est une invitation à explorer à nouveau le chantier des relations entre activité économique et sphère politique (Basualdo, 2010), ce que font différentes contributions à ce numéro. Mais auparavant, une rapide mise en perspective des recherches régulationnistes s’impose. Dès l’origine, elles font trois hypothèses de base qui tranchent par rapport à la tendance qu’ont les approches standard à autonomiser et finalement naturaliser les rapports sociaux qui sont à l’œuvre dans le champ économique.
26D’abord les formes institutionnelles sont à l’intersection du politique et de l’économique, comme le montre le statut des régimes monétaires, expressions d’une souveraineté politique, qui de ce fait instituent un espace économique. C’est aussi le cas de la relation État/économie ou du choix des modalités d’insertion dans l’économie internationale. Il est donc illusoire de fonder une théorie économique pure qui prétendait être générique et indépendante des autres sphères de la société.
27Ensuite, ces formes institutionnelles sont le résultat de luttes et de conflits qui débouchent sur des compromis institutionnalisés, conçus comme un intermède entre des forces. Elles sont localisées dans le temps et l’espace et n’ont a priori pas vocation à perdurer dans la longue durée ni à se diffuser, telles quelles, à l’ensemble des autres sociétés.
28En conséquence elles ne sont pas les formes qui accompagnent l’expression de lois macroéconomiques préexistantes mais elles créent en elles-mêmes des régularités contingentes à une formation sociale située dans le temps et l’espace. D’éventuelles lois générales devraient résulter de l’accumulation de ces régularités situées et rien ne garantit qu’elles s’avèrent génériques, c’est-à-dire s’imposant au-delà de la diversité des configurations institutionnelles. Cet échec est d’autant plus probable que ces lois prétendaient être quantitatives, comme continuent à l’affirmer les approches standard (Boyer, 2008).
29La plupart des articles confirment ces trois hypothèses. Régime monétaire et de change ne sont pas la solution technocratique d’un problème d’optimisation, mais l’expression des intérêts d’un groupe hégémonique qui est différent au Brésil et en Argentine, au Mexique ou au Chili. Le rapport salarial connaît des transformations parfois dramatiques lorsque change la stratégie d’articulation à l’économie mondiale. Quant au système fiscal, son inégal développement exprime souvent les divergences d’appréciation des classes moyennes quant à l’opportunité de lutte contre la pauvreté et de prise en compte d’une citoyenneté sociale. Les formes institutionnelles sont bien fondatrices de configurations nationales.
30Les présents articles vont au-delà car ils explorent une question centrale, beaucoup plus difficile : pourquoi et comment changent les modes de régulation et régime de croissance ? Dans les travaux fondateurs sur l’émergence du fordisme, deux grands facteurs avaient été privilégiés : la crise de 1929 avait montré les limites d’une régulation concurrentielle pour piloter une accumulation impulsée par la production de masse, puis les bouleversements sociaux et politiques de l’après seconde guerre mondiale avaient permis la création d’un ordre institutionnel nouveau qui, ex post s’est avéré fonctionnel par rapport à l’établissement du fordisme. En quelque sorte la destruction de l’ordre antérieur avait permis l’émergence d’un nouveau régime socio-économique, ce dont des modèles simples de formation des conventions ne pouvaient pas rendre compte (Boyer et Orléan, 1994). Une autre série de travaux avait montré que le rapport salarial fordiste ne pouvait émerger du calcul et des stratégies d’acteurs rationnels anticipant ses bénéfices macroéconomiques (Boyer et Orléan, 1991). Une forme ou une autre de coordination sociale et/ou politique, dépassant l’impasse de la concurrence marchande, avait donc été nécessaire.
31La lente érosion des formes institutionnelles du fordisme et l’incertitude quant à leur recomposition pose un problème bien plus redoutable : comment une série de transformations, sectorielles et apparemment marginales, ont-elles débouché aux États-Unis sur un régime d’accumulation tirée par la finance ? La réponse la plus convaincante et novatrice consiste à mobiliser l’hypothèse complémentarité institutionnelle et montrer qu’elle n’implique pas nécessairement une hystérésis et dépendance par rapport au chemin (Amable, 2003). Dès lors que sont présents des degrés de liberté, une innovation intervient dans un domaine – par exemple, la déréglementation financière partielle à laquelle aucun acteur ne s’oppose – et peut alors s’amorcer une répercussion sur l’organisation des firmes, puis les contrats de travail, les formes de la concurrence et finalement par un effet de ricochet même les politiques monétaire et fiscale s’en trouvent affectées.
32Une autre voie a exploré les conséquences de la démocratie sur la sphère économique : une décision politique met en mouvement des évolutions dans l’ordre économique qui affectent différemment les divers groupes socio-économiques ; lors des élections ils expriment alors leurs préférences et il en résulte en général un gouvernement et de nouvelles décisions qui consolident le cours antérieur ou au contraire l’invalident. Ainsi le changement se fait permanent et il se peut qu’émerge à moyen long terme une configuration bien différente, dont les propriétés sont plus ou moins bien anticipées. L’une des évolutions possibles n’est autre qu’une crise qui peut être tout autant politique qu’économique (Palombarini, 2001). Par rapport à ces éclairantes contributions, le présent numéro spécial apporte un certain nombre de compléments et nouveaux mécanismes.
33Les travaux fondateurs portant sur les États-Unis puis la France et plus généralement les pays de vieille industrialisation avaient mis en évidence le caractère central de la relation capital/travail. Le rapport salarial fordiste et une concurrence oligopolistique étaient les deux manifestations de cette centralité des relations sociales au sein de l’industrie. Les recherches sur l’Amérique latine montrent que d’autres clivages sont essentiels pour la compréhension de leur dynamique.
34En premier lieu, l’Argentine constitue un exemple typique d’une opposition récurrente entre industriels et rentiers dans l’orientation de l’usage du surplus tiré de l’exportation des produits agricoles et ressources naturelles. L’incapacité du péronisme à construire un développement impulsé par l’industrialisation, tout comme les luttes récentes autour de la taxation des exportations de produits agricoles, montrent la centralité de cette opposition et les incertitudes qui prévalent quant à l’établissement, après 2003, d’un modèle de développement cohérent, ce que suggèrent Luis Miotti, Carlos Quenan et Eduardo Torija Zane (2012).
35En second lieu, même lorsque cette opposition est surmontée, comme ce fut le cas au Brésil, et que se constitue un fort groupe d’industriels, la globalisation financière introduit une divergence entre rendement des projets industriels et attractivité des revenus tirés de l’intermédiation financière, ce qui tend à détourner les placements de l’investissement productif, comme le montre l’article de Eliane Araújo, Miguel Bruno et Debora Pimentel (2012).
36Au Mexique, il faut semble-t-il mobiliser un autre clivage lorsque l’on cherche à expliquer le passage d’un développement tiré par la demande intérieure à un autre orienté vers l’articulation à l’économie internationale et plus particulièrement l’économie nord-américaine. En effet, Julio Lopez argumente qu’en réponse à l’épuisement du modèle mexicain de croissance par substitution d’importation, c’est le divorce entre les intérêts des capitalistes privés et ceux de la bureaucratie étatique qui peut expliquer la bifurcation vers une autre stratégie de développement intervenue dans les années 90.
37Ces trois exemples réhabilitent une approche en termes de bloc hégémonique dans la tradition inaugurée par Antonio Gramsci. La sphère du politique assure non seulement la médiation du conflit capital/travail mais aussi ceux qui apparaissent au sein des groupes dominants, utile enseignement des recherches menées hors des sociétés de vieille industrialisation.
38Les articles du présent numéro invitent aussi à une réévaluation du concept de rapport salarial. En effet à l’origine il a été marqué par les spécificités du processus d’industrialisation observé tant aux États-Unis qu’en France : du fait du succès du régime de croissance fordiste, les luttes sociales et politiques ont tendu à une homogénéisation des règles régissant les conditions d’embauche, la formation des salaires, et la couverture sociale.
39Les marchés du travail des pays latino-américains obligent à une actualisation et extension de ce concept car le travail informel y occupe une place prépondérante (Huanacune Rosas, 1991), de sorte que les tentatives d’institutionnalisation de la relation salariale se sont longtemps heurtées à des obstacles structurels. Même dans la phase du retour à une forte croissance du type de celle observée en Argentine après 2002, Julio Neffa montre l’extrême hétérogénéité des relations d’emploi, selon les secteurs, les régions et les qualifications. Pour sa part Carlos Ominami souligne dans son entretien combien fut préjudiciable la tentative chilienne d’importer des législations du travail adaptées à l’Europe mais en porte-à-faux par rapport à la spécialisation productive de ce pays.
40Cette fragmentation de la relation salariale s’explique largement par la domination de l’insertion internationale sur l’architecture institutionnelle domestique. Elle s’aggrave encore lors des crises économiques et financières et même les périodes de récupération ne parviennent qu’imparfaitement à réduire cette hétérogénéité au sein du monde salarial, encore aggravée par l’activité des travailleurs indépendants qui est fondamentale pour la compréhension par exemple du Mexique (Alba Vega, 2011). Il n’est dès lors pas surprenant que la couverture sociale n’explore par les mêmes chemins que ceux qui furent suivis en Europe par les systèmes respectivement beveridgiens lorsqu’ils furent fondés sur la citoyenneté, bismarckiens dans le cas où ils organisèrent la solidarité au sein des salariés. À l’opposé de l’insertion à titre viager des salariés dans les sociétés capitalistes des pays du centre, les différents pays latino-américains montrent une extrême variété dans la reconnaissance des droits sociaux, très dépendants de l’histoire des luttes sociales et de la nature des compromis politiques. Cette caractéristique est le point de départ de la très riche et éclairante taxonomie des droits sociaux proposée par Bruno Lautier dans le présent numéro de la Revue de la régulation.
41Il en ressort que la conquête des droits sociaux est très prégnante en Amérique latine, que dans la majorité des cas ils se rattachent à la notion de citoyenneté, bien que selon une chronologie spécifique pour chaque pays. Cependant la référence à la citoyenneté salariale demeure dominante dans des pays tels que l’Argentine et l’Uruguay, alors que l’image des droits du citoyen est à l’origine de la plupart des droits sociaux au Brésil. De plus ces droits se déploient sur toute une gamme qui va de l’accès à des biens et services collectifs ou revenus de remplacement jusqu’au droit à des allocations monétaires au titre des allocations familiales ou des bourses scolaires. D’autres droits tels que celui au logement ou à la santé sont beaucoup plus abstraits dès lors qu’ils ne débouchent pas sur des dispositifs institutionnels en garantissant la satisfaction. Sans oublier la grande diversité des modalités de financement, des contreparties éventuelles associées à ces droits et des modalités précises d’obtention qui varient très largement d’un pays à un autre. On mesure à nouveau la variété des arrangements institutionnels qu’il est impossible de placer le long d’un axe unique qui irait du marché à l’État, enseignement majeur des approches institutionnalistes (Hollingsworth et Boyer, 1997).
42Ainsi la prise en compte des pays latino-américains permet de contrebalancer le caractère insatisfaisant et souvent daté des classifications antérieures, construites à partir de l’expérience des pays avancés, tout particulièrement européens. L’approche comparative devient ainsi une voie vers la généralisation de la théorie des systèmes de couverture sociale, mais aussi des relations de travail et de production, dont le rapport salarial n’est finalement que l’une des composantes.
43Au cours de la dernière décennie, les recherches régulationnistes se sont intéressées au processus de formation des coalitions politiques à partir de l’exemple des grands pays de l’OCDE. Comme dans ces sociétés prévalent des régimes démocratiques, les analyses se sont souvent concentrées sur les conséquences de l’évolution macroéconomique sur les préférences politiques qui s’expriment lors des élections, à l’issue desquelles se forme un nouveau gouvernement ou à défaut intervient un changement dans l’orientation stratégique d’un gouvernement déjà en place. L’intérêt de cette extension de la théorie est de suggérer que la cohérence de l’architecture institutionnelle tient à l’existence simultanée d’un équilibre dans l’espace économique et dans le domaine politique (Amable, 2003 ; Amable et Palombarini, 2005). Réciproquement les grandes crises peuvent alors se caractériser comme la rupture d’un bloc hégémonique face à la montée des tensions économiques et financières, comme ce fut le cas en Italie lors de la marche à l’euro (Palombarini, 2001). Pour leur part les analyses en termes de variété du capitalisme se sont aussi intéressées aux possibles relations entre les deux formes canoniques du capitalisme d’une part, le type de système électoral et la distribution des pouvoirs entre les partis d’autre part (Gourevitch et Hawes, 2002).
44Cette approche ne manque pas d’intérêt mais elle ne retient qu’une forme particulière de l’action politique à travers les élections et souffre de considérer le système politique comme une boîte noire, car l’expérience montre la complexité de l’alchimie qui permet de dériver de résultats électoraux la composition et l’orientation d’un gouvernement. Elle montre ses limites dans l’analyse des trajectoires longues des pays latino-américains qui furent caractérisés dès les années 1960 puis 1970 par l’arrivée au pouvoir de dictatures, suspendant le processus démocratique. Dès lors, comment analyser les mécanismes qui conduisent aux réformes dans les institutions économiques, comment se décident le régime de change, les lois du travail, la réglementation financière, la nature du système fiscal et l’orientation des dépenses publiques ? L’article de Ilan Bizberg et Bruno Théret propose une piste intéressante : nombreuses sont les sociétés latino-américaines caractérisées par des organisations de type corporatiste, une couverture sociale grevée souvent par le clientélisme et de vigoureuses interventions des divers groupes socio-économiques dans l’élaboration des règles et organisations qui vont régir leur activité.
45Cette courroie de transmission entre les deux sphères économique et politique n’est pas sans intérêt pour les économies réputées plus avancées : aux États-Unis, les grands groupes financiers n’ont-ils pas joué un rôle déterminant dans la levée des réglementations héritées de l’entre-deux-guerres… sans que les citoyens soient conviés à se prononcer sur la légitimité et le bien-fondé d’un tel changement. De même après l’éclatement de la crise des subprimes, les milieux financiers et les experts qui leur sont associés ont joué un rôle déterminant dans l’orientation, le calibrage et finalement le blocage des réformes de grande ampleur, rendues nécessaires par le caractère systémique de la crise. L’Union européenne, elle-même, semble associée à une montée en régime des lobbies car ils maîtrisent des informations pertinentes dans chacun des secteurs concernés par les réglementations communautaires, face à la relative faiblesse des processus démocratiques qui opèrent à travers le Parlement européen. Ainsi la méthode comparative appliquée à l’Amérique latine pousse à une généralisation des hypothèses antérieurement élaborées à partir du cas de l’Europe et des États-Unis (figure 3).
Figure 3. Les trois canaux de l’émergence des formes institutionnelles et espace politique (cliquez sur « Original » sous la figure pour la visualiser)
46Si l’on reprend les trois domaines considérés par Ilan Bizberg et Bruno Théret, à savoir les relations professionnelles, le choix du régime monétaire et les relations État-économie, il apparaît que les évolutions des différents pays sont pour une large part l’effet des luttes qui interviennent dans les sous-espaces et champs correspondants. En termes théoriques, on peut donc avancer que les formes institutionnelles résultent aussi d’un processus « bottom up » en vertu duquel des luttes opérant au niveau meso-économique aboutissent à des compromis plus ou moins durables et équilibrés qui sont validés ou non par l’instance politique. Rien ne garantit dès lors que la conjonction des comportements qui dérivent de cette architecture institutionnelle livre un mode de régulation cohérent. C’est retrouver l’intuition même portée par le terme de « régulation » : comment expliquer que des composantes institutionnelles, conçues indépendamment les unes des autres en fonction de rapports de force locaux et préoccupations sectorielles puissent finalement livrer un système capable de se reproduire dans le temps, fut-ce au prix de crises cycliques ?
47Rien en effet ne garantit que les luttes et compromis institutionnalisés correspondants aboutissent à un ordre institutionnel viable. L’approche est spécialement intéressante pour les pays latino-américains : si dominent clôture corporatiste, recours au clientélisme et pression directe des divers groupes sur le gouvernement et l’État, il n’est peut-être pas surprenant que l’on observe des modes de régulation aussi imparfaits, sujets à des crises récurrentes, face auxquelles les gouvernements s’avèrent relativement impuissants, faute d’un processus politique permettant de dégager un compromis, tout au moins implicite, quant à la stratégie nationale de développement. C’est dans ce contexte que le retrait des dictatures et régimes autoritaires et le passage à une forme ou une autre de démocratie peuvent exercer une influence favorable sur l’émergence d’un mode de développement viable. La trajectoire brésilienne semble confirmer cette hypothèse et interprétation.
48Mutatis mutandis, on peut se demander si les difficultés que rencontrent les gouvernements tant européens qu’américains à surmonter la crise ouverte en 2008 ne tiennent pas à la multiplicité de compromis meso-économiques, devenus incompatibles dans le cadre de l’ouverture internationale et de la globalisation financière. Dans le passé les pays de type social-démocrate étaient parvenus à organiser des négociations entre le plus grand nombre possible de parties prenantes afin précisément de surmonter les incohérences entre une série de compromis institutionnalisés opérant au niveau sectoriel ou meso-économique. De même dans certains pays, tel l’Espagne, au sortir de régimes autoritaires, les gouvernements sont parvenus à négocier des pactes sociaux coordonnant la stratégie des entreprises, les revendications des représentants des salariés et les interventions de l’administration publique. Or la diffusion des idées du néolibéralisme – qui pour l’essentiel consiste à déléguer au marché les tâches qui étaient antérieurement le propre de l’action gouvernementale et politique – a fortement réduit la probabilité de succès et la fréquence de telles tentatives de mise en cohérence d’un ensemble de politiques économiques et sociales et plus généralement de re-synchronisation des formes institutionnelles elles-mêmes.
49Cette dernière remarque invite à s’interroger avec Jaime Marques Pereira sur le rôle des théories économiques comme possible base d’un discours national sur le développement. En effet comment coordonner les anticipations des divers acteurs de l’économie, tâche d’autant plus ardue qu’un gouvernement se propose de faire émerger un nouveau mode de développement ? Le mécanisme de formation sociale des anticipations est donc crucial, mais il est particulièrement difficile à cerner. Les auteurs néoclassiques supposent que tous les agents finissent par connaître le vrai modèle de l’économie car ils intègrent dans leurs décisions un certain nombre de régularités qui leur apparaissent comme des lois quasi naturelles. À l’opposé le sociologue, par exemple Robert Merton, avance que dans certains cas, les croyances peuvent être autoréalisatrices, donnant ex post aux acteurs l’illusion d’un équilibre préexistant, alors qu’il a été la conséquence de leurs interactions, qui au demeurant auraient pu déboucher sur une tout autre configuration.
50Pour leur part, les institutionnalistes se situent entre ces deux extrêmes : valeurs, normes, représentations et anticipations sont centrales dans la genèse et le fonctionnement des institutions et des organisations. Pour autant, étant donné la complexité des interdépendances dont les sociétés modernes sont riches du fait de l’extrême division du travail social qui les caractérise, il n’est presque jamais observé que ces croyances sociales soient validées par la réalité des processus qui opèrent dans les sphères économiques et politiques. La validité des théories de la performativité doit donc être relativisée et délimitée à des espaces bien précis. Ainsi même dans le cas des innovations financières telles les options et autres produits dérivés, qui sont une terre d’élection des effets de performativité (Mackenzie, 2008), les théoriciens et les quants ont certes contribué à la création de nouveaux marchés en forte croissance mais l’écart béant avec la réalité des risques est l’origine directe de la crise des subprimes (Boyer, 2011a). La performativité est typique des processus étudiés par les sciences sociales mais elle n’est pas la raison suffisante des arrangements institutionnels.
51Le paternalisme des 5 $ par jour, proposé par Henri Ford, débouche au contraire sur la montée des organisations syndicales et la négociation de conventions collectives qui seront à la base du fordisme réellement existant (Boyer et Orléan, 1991) Après la seconde guerre mondiale, entrepreneurs et autorités japonaises se proposent d’implanter le modèle américain de la production de masse et pourtant ils finiront par inventer un modèle productif et une relation salariale sans rapport avec la configuration qu’ils tentaient d’imiter. Second exemple, aux États-Unis après les années 1960, les stratégies de libéralisation des marchés visaient à durcir les contraintes liées à de l’épuisement des gains de productivité. Or cette même libéralisation, étendue aux marchés financiers, suscite des innovations qui au contraire vont durablement créer un pouvoir d’achat bien supérieur à celui généré dans l’économie réelle (Krippner, 2011). C’est-à-dire l’opposé du projet initial ! Ex post, les autorités publiques feindront d’être les auteurs de cet inattendu et paradoxal régime tiré par la finance, dans lequel la croyance en une richesse future stimule effectivement la création de valeur aujourd’hui, un temps tout au moins. Un troisième exemple concerne la grande transformation de l’économie russe après 1989. La croyance en la possibilité et facilité d’une transition vers une économie de marché, qui devait garantir un rapide essor de l’efficacité économique et du niveau de vie, a justifié un big bang institutionnel. Or il est à l’origine d’une longue dépression qui va durer jusqu’en 1997, d’une dramatique détérioration des indicateurs sociaux et sanitaires et finalement de l’émergence d’un régime socio-économique dominé par l’appropriation de rentes par un petit nombre plus que par la création de valeur, typique d’une économie de marché à la Adam Smith (Sapir, 1998).
52Ainsi les représentations mettent en mouvement les acteurs en leur permettant de se repérer face à l’incertitude radicale typique du capitalisme et ainsi elles peuvent amorcer l’émergence de nouvelles configurations institutionnelles (Blyth, 2008). Plus généralement les constructions symboliques sont des ingrédients nécessaires au changement institutionnel et à la recherche d’une stratégie de développement, mais elles ne sont en rien une garantie de la cohérence à moyen terme du mode de développement correspondant.
53En résumé, les articles du présent numéro enrichissent l’analyse des modalités selon lesquelles processus politique et évolution économique interagissent : émergence de compromis institutionnalisés sectoriels et locaux qui orientent l’évolution des formes institutionnelles, formation de coalitions politiques à l’issue de consultations électorales au niveau national, enfin impact de représentations et de théories sur les stratégies des acteurs privés et publics en matière de réformes (figure 3 supra). De ce fait, même si les pays latino-américains partagent nombre de caractéristiques structurelles, la nature de l’articulation entre ces trois processus varie d’une société à l’autre, de sorte que les modes de régulation sont loin de converger, au-delà même de l’impact croissant de l’internationalisation et de la globalisation financière.
54Tel est le résultat convergent de ces analyses : depuis les années 2000, Argentine, Brésil et Chili ont connu des trajectoires contrastées (Miotti et al.), des conceptions différentes du régime monétaire et de change ont façonné leur mode de développement respectif (Marques-Pereira) et le contraste est plus grand encore lorsque l’on inclut le Mexique dans l’analyse (Bizberg et Théret). Il en ressort aussi une intuition intéressante concernant la dynamique des formes institutionnelles et du régime d’accumulation : l’alternance de phases de croissance relativement stabilisées puis la succession de crises cycliques et, dans certains cas l’irruption d’une crise structurelle, s’explique très largement par les décalages et les temporalités différentes qui régissent la sphère politique et l’économie.
55Contrairement à la théorie standard qui attribue les cycles économiques aux décisions intempestives de gouvernements qui viennent perturber une économie de marché structurellement stable, cette lecture institutionnalise en fait l’un des centres d’impulsion dans l’émergence et la transformation institutionnelle, de façon manifeste en réponse aux grandes crises structurelles, plus silencieusement lors des périodes de croissance stabilisée. C’est en quelque sorte une généralisation de la théorie de l’endométabolisme (Lordon, 1994) puisque les facteurs de déstabilisation peuvent provenir de la lente altération des paramètres du mode de régulation mais aussi de la répercussion dans l’espace politique des tensions qui traversent la société (figure 4). L’effondrement du Chili sous le gouvernement du président Allende, puis la dramatique crise sociale et politique de l’Argentine en 2001 sont deux épisodes au cours desquels se manifestent clairement les liens entre économie et politique.
Figure 4 – La dynamique des formes institutionnelles entre-temps du politique et temps de l’économique
56Un bref rappel historique permet d’apprécier la contribution du présent numéro à la littérature sur la variété des capitalismes. Pour leur part, les théories économiques standards adoptent a priori l’hypothèse d’une unicité des mécanismes qui contribuent à la viabilité d’une économie de marché. Paradoxalement sur ce point, tant la nouvelle économie classique que les post-keynésiens s’accordent pour considérer que certaines régularités économiques transcendent les configurations institutionnelles (Boyer, 2008). Il n’est donc pas fondamental de contextualiser la théorie, y compris macroéconomique, par référence à une forme de capitalisme. Pour les institutionnalistes et les analystes du capitalisme, cette position n’est pas tenable.
57Les rares chercheurs qui ont mené des analyses en termes de capitalisme l’ont fait au cours des années 1960 à la lumière du vigoureux rattrapage des économies européennes. Ils ont ainsi avancé le concept d’économie mixte dans laquelle se réconcilieraient intérêt général et logique de marché (Shonfield, 1965). Avec la fin de l’âge d’or de la croissance fordiste et le mouvement de déréglementation, c’est à nouveau l’économie américaine qui a semblé définir la forme canonique de capitalisme. Cette polarisation s’est accentuée avec l’effondrement des régimes de type soviétique et la diffusion, un temps, de la croyance en une prochaine convergence de ces pays vers le modèle d’une économie de marché, associée à la généralisation de la démocratie (Fukuyama, 1992). La référence implicite, et parfois explicite, n’était autre que le capitalisme américain et son remarquable dynamisme. Ce fut le grand mérite des approches en termes de variété des capitalismes d’oser avancer l’hypothèse d’une coexistence durable entre deux formes de capitalisme, l’une largement gouvernée par les marchés, l’autre dans laquelle des coordinations institutionnelles jouent un rôle déterminant dans la compétitivité d’une économie nationale qui affronte une concurrence internationale renouvelée (Hall, Soskice, 2001).
58De leur côté, les régulationnistes avaient de longue date découvert que le fordisme n’était pas le seul régime économique qui était à l’œuvre lors des Trente Glorieuses et que des raisons tant théoriques que divers indices empiriques militaient en faveur de l’existence d’au moins quatre formes de capitalisme (Amable et al., 1997), bientôt étendues à cinq grâce à la prise en compte des spécificités de l’Europe du Sud (Amable, 2003), intuition prémonitoire lorsque toute analyse de la crise actuelle de l’euro ne manque pas de souligner la divergence des évolutions macroéconomiques entre pays du nord et du sud de l’Europe (Artus, 2010). Dans cette optique, la diversité des capitalismes n’est pas une question qui doit être réglée par la conceptualisation théorique – en invoquant un dualisme ajustement par les prix et une coordination par les normes ou les institutions – mais par une analyse institutionnaliste serrée puis une vérification statistique, voire économétrique, de la différence des modes d’ajustements macroéconomiques correspondants.
59Dans le passé, les travaux régulationnistes s’étaient concentrés sur les pays de l’OCDE en raison de la disponibilité de données statistiques et qualitatives comparables. Le présent numéro de la Revue de la régulation s’affranchit de cette contrainte grâce à une analyse des transformations institutionnelles intervenues au sein de trois économies latino-américaines : l’Argentine, le Brésil, le Mexique, analyse qui est ensuite étendue plus succinctement au Chili, perçu comme idéal type éclairant par rapport à la construction d’une typologie générale (Bizberg, Théret, 2012). Simultanément on dispose d’une caractérisation des régimes d’accumulation correspondants pour l’Argentine, le Brésil et le Chili (Miotti, Quenan, Torija Zane, 2012). Alors que la tentation de la variété des capitalismes est de rapporter toutes les observations à l’appartenance à l’un ou l’autre des deux idéaux types (capitalisme libéral de marché, capitalisme coordonné), les régulationnistes n’hésitent pas à proposer de nouveaux idéaux types qui prennent en compte les spécificités qui sont irréconciliables avec les configurations antérieurement diagnostiquées.
60C’est ainsi que la taxonomie régulationniste des capitalismes se trouve enrichie par trois nouvelles catégories spécifiques aux capitalismes dits périphériques. Le Brésil serait « inward-looking State-led » le Chili serait « Outward looking State-led » alors que le Mexique appartiendrait encore à un autre type « Outward looking statist » (Bizberg et Théret, 2012). Pour ces auteurs, l’instabilité de la trajectoire argentine tiendrait au fait que ce pays explore successivement la possibilité d’adopter, d’abord le modèle chilien puis mexicain et enfin plus récemment brésilien. Il n’est pas sûr que cette proposition fasse consensus au sein des spécialistes de l’Amérique latine, ne serait-ce que parce que Miotti et ses collègues proposent une caractérisation sensiblement différente à partir de leur analyse des régimes d’accumulation, mais tout son intérêt tient à la réaffirmation du caractère ouvert des approches de la régulation, non seulement à l’innovation historique qui débouche sur de nouvelles formes de capitalisme – par exemple dominé par la finance – mais encore aux trouvailles que livrent de nouvelles comparaisons internationales.
61Il est intéressant de mentionner qu’un processus équivalent est à l’œuvre dans la communauté des chercheurs asiatiques qui s’inspirent de la théorie de la régulation. Il a été ainsi avancé que l’Asie est loin de manifester une quelconque homogénéité sous prétexte d’appartenance à une même zone géographique et de densification de leurs échanges commerciaux et flux financiers. Une première analyse comparative (Harada et Tohyama, 2011) suggère l’existence de configurations originales : City Capitalism (Singapore et Hong Kong), Insular Semi-agrarian Capitalism (Indonésie et Philippines), Innovation-led Capitalism (Japon, Corée et Taiwan), Trade-led Industrializing Capitalism (Malaisie et Thaïlande), et Continental Mixed Capitalism (Chine). De plus, dans les années 2000, ces divers capitalismes ne tendent pas à converger mais connaissent des évolutions propres.
62En effet, une dernière particularité doit être soulignée : toutes les formes de capitalisme sont animées par une dynamique endogène mais elles réagissent aussi aux évolutions du système international. De même que le capitalisme financier américain, aujourd’hui en crise, doit être distingué du capitalisme porteur du fordisme de l’après-guerre, le Chili contemporain ne correspond plus à celui que tentait de transformer le président Allende pas plus qu’il ne correspond à l’idéal que portaient les « Chicago Boys ». Enfin, on ne saurait confondre le mimétisme des rhétoriques avec une équivalente convergence des structures sociales et des modes de régulation. Il faut relativiser le tournant idéationnel de la socioéconomie. Par exemple, la plupart des pays ont connu les pressions de la globalisation financière, mais les réponses apportées par les gouvernements et les acteurs ont été bien différentes. Le Canada n’a pas connu l’équivalent de la crise des subprimes car il a maintenu une réglementation stricte des prêts hypothécaires et la subvention au maintien dans l’emploi industriel continue à distinguer le capitalisme rhénan de son homologue anglais ou américain, car pour ces derniers l’essentiel des interventions publiques est allé au soutien du système financier. Au demeurant, les évolutions macroéconomiques observées depuis 2008 (Boyer, 2011a et b), enregistrent, pour partie, la persistance de configurations institutionnelles et de compromis institutionnalisés bien différents.
63En effet l’un des traits distinctifs de la théorie de la régulation est de convertir les caractéristiques qualitatives des architectures institutionnelles en des mécanismes d’ajustements macroéconomiques, aussi bien de court terme au titre du mode de régulation que de long terme dans le cadre d’un régime d’accumulation. C’est donc l’une des voies pour surmonter la crise ouverte de la macroéconomie standard mais aussi pour dépasser l’illusion d’un modèle canonique qui serait valide en tout temps et tout lieu. L’Amérique latine est donc un terrain privilégié de mise en œuvre de cette macroéconomie institutionnelle et historique.
64Les ministères des finances et banques centrales des pays latino-américains avaient bien sûr adopté des modèles dynamiques stochastiques d’équilibre général (DSGE) car c’était un signe de scientificité et de modernité. Or aux États-Unis même, toutes les hypothèses de base de ces modèles s’avèrent erronées. En septembre 2008, l’économie américaine n’est pas victime d’un énorme choc négatif exogène car venu d’ailleurs mais bien de l’arrivée aux limites du processus endogène de spéculation financière qui s’étend du secteur de l’immobilier à l’ensemble des banques et par extension à l’économie tout entière (Boyer, 2011a). La primauté de la recherche de fondements microéconomiques l’emporte sur la mise en évidence des enchaînements macroéconomiques pertinents et la calibration remplace des tests économétriques rigoureux dont la finalité devrait être de chercher à rejeter les mécanismes retenus par ces modèles… qui sont effectivement très fragiles, voire inexistants. Dans ces approches, une crise de l’ampleur de celle qui est observée aux États-Unis ne peut venir que d’un choc exceptionnel de productivité, de confiance ou encore d’erreurs manifestes de politique économique et d’irrationalités des agents privés devenus imprudents car avides de gains rapides. Il n’est dès lors pas surprenant que ces modèles, comme les prévisionnistes qui se contentent d’extrapoler les tendances récentes, aient été pris de court par la brutalité de la récession que déclenche la faillite de Lehman Brothers (Wieland, 2010). Cette nouvelle macroéconomie classique est en effet bâtie plus sur des croyances, en particulier celle du fondamentalisme du marché, que sur une élaboration scientifique respectueuse de l’observation et de la prise en compte des caractéristiques des économies contemporaines (tableau 4).
Tableau 4. L’originalité de la macroéconomie régulationniste : les traits généraux (cliquez sur « Original » sous le tableau pour le visualiser)
65Précisément, tout un courant de recherche s’est attaché depuis les années 1990 à réhabiliter le rôle des conventions, des normes des organisations et des institutions quant à la viabilité des économies de marché. En un sens, Nouvelle Économie institutionnelle (North, 1990) a réhabilité au sein de l’économie standard la précieuse hypothèse de l’institutionalisme américain (Commons, 1924) : entre les possibilités technologiques et les préférences opère tout le réseau des incitations associées à un ordre constitutionnel et juridique. Selon une démarche parallèle, la « Comparative Institutional Analysis » (CIA) a montré que l’organisation des firmes pouvait présenter plusieurs configurations en matière de traitement de l’information et de degré de centralisation des décisions et que le contexte macroéconomique jouait un rôle dans l’efficacité relative de la firme A de type américain et celle de la firme J typique du capitalisme japonais (Aoki, 1990). Selon une troisième approche, il s’est avéré éclairant d’analyser les trajectoires d’évolution institutionnelle puis de les comparer terme à terme, par exemple concernant la formation professionnelle respectivement en Allemagne et en Angleterre (Thelen, 2003). En un sens, cette ligne de recherche culmine dans la théorie de la « Variety of Capitalisms » (VoC) : d’un côté le capitalisme libéral de marché représenté par les États-Unis, de l’autre un capitalisme coordonné sur le modèle de l’Allemagne (Hall et Soskice, 2001). Les auteurs confrontent alors cette taxonomie aux performances macroéconomiques et suggèrent que les configurations intermédiaires ont en général de moindres performances mais ils en restent à une analyse méso-économique. Lorsque les auteurs ont appliqué la problématique de la VoC aux pays latino-américains, leur hétéronomie par rapport aux pays qui avaient servi de base à l’élaboration de la théorie les a contraints à forger une catégorie intermédiaire : entre les systèmes libéraux et coordonnés, les pays latino-américains appartiendraient à une configuration hiérarchique (Soskice et Schneider, 2009).
66Ce sont autant de contributions à la compréhension de la complexité des capitalismes contemporains, aux antipodes des simplifications extrêmes de la nouvelle macroéconomie classique qui continue à formaliser l’économie comme le résultat de la stratégie rationnelle d’un agent représentatif. Dans ce cas, la rigueur des fondements microéconomiques se paie par un irréalisme tel que les conclusions que l’on en tire sont orthogonales avec les données de l’observation. Mais a contrario, les nouveaux institutionnalistes ne se hasardent pas, ou trop rarement, à en tirer les conséquences pour la théorie macroéconomique, comme ce fut le cas de certaines recherches de l’économie des conventions (Favereau et Thevenot, 1996). On ne peut être que frappé par cet écart croissant entre macroéconomie et institutionnalisme. Est-on condamné à construire une macroéconomie sans institutions d’un côté, un institutionnalisme sans macroéconomie de l’autre ?
67La théorie de la régulation s’est précisément construite afin de réduire ce grand écart, présent dès l’origine du keynésianisme. En effet, Michel Aglietta, Bernard Billaudot, Hugues Bertrand, Jacques Mazier, Jacques Mistral et Robert Boyer furent à l’origine des macro-économistes travaillant pour ce qui s’appelait à l’époque l’Administration économique. Or la mise en œuvre puis les simulations de leurs modèles respectifs firent apparaître dès la fin des années 1960 et plus encore après 1974 une divergence irréconciliable entre leurs prédictions et les observations. L’idée s’imposa alors d’un changement du régime de croissance de l’après-guerre. Ce fut une incitation à revisiter l’histoire longue des États-Unis (Aglietta, 1976) puis de la France (CEPREMAP-CORDES, 1977) : la croissance de l’après-guerre n’était pas simplement un rattrapage du retard technologique accumulé depuis les années 1930 mais aussi et surtout la conséquence d’une articulation originale entre modernisation productive, conventions collectives et gestion de la monnaie de crédit afin de favoriser la dynamique de l’accumulation et de la croissance. L’accélération de l’inflation et l’ouverture internationale furent les deux facteurs de déstabilisation de cette croissance fordiste.
68La tâche dès lors fut de faire retour sur la formalisation macroéconomique afin d’obtenir des modèles suffisamment riches pour comporter plusieurs régimes, celui de la régulation concurrentielle du xixe siècle tout comme celui de la régulation monopoliste ou administrée de l’après seconde guerre mondiale. S’est ainsi progressivement dégagée une macroéconomie institutionnaliste dans laquelle les formes institutionnelles façonnent les modes de régulation. Disparaît alors l’espoir d’un modèle universel, ne serait-ce que parce que les conflits sociaux, les spécialisations et les stratégies politiques dépendent très largement du lieu et de l’époque historique. On peut rechercher dans la vaste littérature macroéconomique – antérieure à la victoire de la nouvelle économie classique – nombre de mécanismes d’ajustement, qui sont inégalement probables selon la nature de la configuration institutionnelle.
69Le rôle des travaux économétriques est alors de discriminer entre diverses options et d’être le juge de paix entre différentes formalisations et/ou interprétations. Pour ne donner que cet exemple, la plupart des analystes faisaient de la crise des années 1930 en France la conséquence de la monopolisation de l’économie, alors que l’économétrie montre que tant les prix que les salaires font encore l’objet d’une régulation typiquement concurrentielle (CEPREMAP-CORDES, déjà cité). Enfin, même si des chocs venus d’ailleurs jouent un rôle – par exemple la flambée des prix du pétrole à partir de 1973 – l’essentiel de la déstabilisation endogène du régime d’accumulation fordiste tient aux conséquences de son propre succès : érosion des gains de productivité et tension sur le partage des revenus. Lorsque l’on assemble ces diverses composantes on dispose d’une alternative aux modèles Dynamiques Stochastiques d’Équilibre Général et les chances d’une adéquation aux évolutions effectivement observées s’en trouvent augmentées (cf. tableau 4, supra).
70Le modèle présenté par Demian Panigo et Pablo Ignacio Chena (2012) s’inscrit dans cette tradition. Ils reprennent le cœur des modèles régulationnistes marqués par l’endogénéité de la productivité et la genèse de la demande effective à travers la distribution de revenus et ils y ajoutent des mécanismes spécifiques à l’économie argentine. Ce que les modèles standards traitent comme des chocs exogènes est le résultat de la dynamique associée à un système productif et aux relations sociales qui le soutiennent. De même, le sentier de long terme n’est pas prédéterminé par les capacités de production mais il est le résultat d’une série de séquences déterminées par l’évolution de la demande effective. Enfin et surtout, on ne postule pas a priori la stabilité structurelle du modèle car l’Argentine du currency board fournit un bon exemple d’une crise due à la dynamique perverse qu’engendre un ensemble de formes institutionnelles incompatibles, voire incohérentes.
71Leur modèle prend pleinement en compte l’hypothèse de hiérarchie institutionnelle et tire les conséquences de la domination de l’insertion internationale sur nombre de relations macroéconomiques. Compte tenu de l’orientation de la politique du gouvernement après 2003, le taux de change réel est une variable déterminée par le politique, qui joue un rôle central dans la distribution des revenus. La dépendance technologique de l’Argentine à l’égard des pays les plus avancés se manifeste par l’importance des importations de biens intermédiaires et d’équipement dans la balance commerciale. De même, comme les produits agricoles entrent dans la consommation domestique, mais aussi contribuent aux exportations, il est essentiel de prendre en compte la rivalité entre ces deux usages. Un autre trait caractéristique des économies latino-américaines tient à la grande volatilité macroéconomique qui semble avoir une influence préjudiciable en matière d’inégalité (Panigo, 2008). De plus, cette volatilité a un impact négatif sur l’évolution de l’emploi. De plus, l’évolution des prix mondiaux des produits agricoles et des matières premières entre dans la détermination du taux d’inflation domestique. Enfin, la macroéconomie standard considère qu’investissement privé et public sont antagoniques puisqu’elle postule un plein-emploi des ressources, alors que dans l’optique d’un sous-emploi involontaire de type Keynésien, il est possible d’imaginer une complémentarité entre investissement public et privé (tableau 5).
Tableau 5. Deux approches de la modélisation macroéconomique de l’économie argentine (cliquez sur « Original » sous le tableau pour le visualiser)
72La conjonction de ces mécanismes éloigne donc de la simplicité d’un modèle canonique qui s’affranchirait de toute spécificité du mode de développement à l’œuvre dans le pays considéré. Pour la recherche régulationniste, il ne s’agit pas simplement d’améliorer la qualité des ajustements économétriques mais, mieux encore, de cerner avec le plus de précision possible les enchaînements à l’œuvre au sein d’une architecture institutionnelle donnée.
73Il peut être utile de rassembler et systématiser quelques enseignements du présent numéro déjà évoqués dans les développements qui précèdent. En effet, les auteurs des diverses contributions n’ont pas simplement appliqué une méthodologie et une théorisation héritées des travaux passés puisqu’ils en ont étendu la validité en proposant divers enrichissements et innovations, qui à leur tour pourront être mobilisés par des recherches portant sur l’Asie, l’Union européenne et même les États-Unis
74La théorie économique contemporaine, tout au moins jusqu’à la crise actuelle, a été fondée sur la recherche d’un modèle dont les bases microéconomiques seraient tellement assurées que le macro-économiste pourrait fournir un modèle générique dont il suffirait d’ajuster les paramètres à la marge pour rendre compte des évolutions observées, quelle que soit la société considérée et l’époque. Cette hypothèse d’invariance dans le temps et dans l’espace paraît conforme à l’esprit scientifique – trouver le modèle le plus général et parcimonieux rendant compte de tous les phénomènes observés. Mais une telle vision est problématique en sciences sociales tant les formes du lien social sont diverses et historiquement situées. Plus encore, le capitalisme met en mouvement la dynamique de l’accumulation et les contradictions de cette dernière suscitent de façon récurrente des innovations radicales en matière de technologie, d’organisation, d’institution et de finance. Il serait a priori extraordinaire que les économies capitalistes manifestent les mêmes propriétés indépendamment de la configuration précise des rapports sociaux et économiques qui les caractérisent.
75La stratégie régulationniste s’accorde avec la conception des épistémologues : ce sont les hypothèses et les théories qui permettent ensuite l’observation des phénomènes dans le cadre analytique ainsi produit. Le point de départ fut l’utilisation des concepts marxistes concernant les rapports sociaux du capitalisme et leurs relations avec l’accumulation : expliquaient-ils la dynamique de l’économie américaine et française en longue période ? Comme les prédictions typiquement marxistes s’avérèrent démenties après la seconde guerre mondiale, il fut nécessaire de remettre en cause les hypothèses de départ. L’idée centrale fut simple : au sein des mêmes rapports sociaux capitalistes peut exister une certaine diversité tant de la relation salariale que des formes de la concurrence. De cet aggiornamento dérive le concept de fordisme, mais lorsqu’on étendit l’analyse à des pays tels que le Japon, l’Allemagne, les pays social-démocrates, il apparut que la configuration des formes institutionnelles était différente. Il était donc nécessaire de réajuster le cadre théorique pour faire une place à ces modes de régulation, initialement non prévus par la théorie. Comme souligné dès l’introduction, l’Amérique latine marqua une autre étape dans la généralisation de la théorie, grâce à la prise en compte des rapports de rentes, de la segmentation du rapport salarial du fait du travail informel et de la prégnance d’une articulation à l’économie mondiale, préjudiciable à l’émergence d’une dynamique domestique endogène. À partir des années 2000, le dynamisme des économies de l’Asie de l’Est renouvela la recherche régulationniste, confrontée à la dynamique, quelque peu surprenante et explosive, de l’économie chinoise (Boyer, Uemura, Isogai, 2011).
76Ainsi, le travail de recherche se déroule-t-il selon une spirale qui fait alterner hypothèses – construction théorique – confrontation avec les données de l’observation et le plus souvent invalidation de tout ou partie de la construction théorique (figure 5). Alors s’amorce un nouveau cycle de révisions/extensions des hypothèses initiales et de tests portant sur un ensemble d’économies et d’époques en progressive extension. Comme parallèlement les sociétés correspondantes évoluent, la convergence des prédictions de la théorie et des observations ne peut être au mieux qu’asymptotique. En un sens, les régulationnistes mettent en œuvre l’un des préceptes formulés par Pierre Bourdieu : la comparaison – en l’occurrence dans l’espace et dans le temps – est l’une des voies vers une théorie générale. En outre, les analyses en termes de complexité soulignent combien l’interdépendance entre l’observateur et le phénomène qu’il étudie nécessite une épistémologie originale (Delorme, 2010).
Figure 5. Une représentation schématique de la dynamique des recherches régulationnistes
77Par le passé, l’extension de la théorie de la régulation a emprunté deux voies. D’un côté, la méthode d’analyses historiques longues, mobilisée pour faire émerger les catégories de la théorie de la régulation, a été appliquée à un nombre croissant d’économies nationales : le Japon, le Chili, le Mexique, l’Argentine, le Venezuela, mais aussi la Corée, Taïwan et plus récemment la Chine. D’un autre côté, des comparaisons internationales ont été menées pour faire apparaître le spectre des formes institutionnelles pour une même période historique. On a pu ainsi mettre en évidence la diversité des stratégies de flexibilisation du rapport salarial en Europe (Boyer, 1986), la coexistence de systèmes nationaux d’innovation contrastés (Amable et al., 1997), la permanence de modèles productifs différents au sein d’un même secteur (Freyssenet et Boyer, 2000). Ces travaux culminent en une taxonomie des capitalismes contemporains (Amable, 2003 ; Boyer, 2011a).
78À la réflexion, la présente livraison de la Revue de la régulation propose en fait un nouvel axe de recherche, d’ailleurs initié par certains des travaux sur la taxonomie des capitalismes : comme les capitalismes sont des entités soumises à un changement continu, certes plus ou moins rapide selon les périodes et les pays, la question centrale devient celle de la recherche des déterminants des trajectoires de ces divers capitalismes. Dès lors la comparaison n’est plus simplement statique, comme le fait la VoC lorsqu’elle oppose la permanence des caractéristiques du capitalisme américain d’un côté allemand de l’autre, car elle doit aussi porter sur les transformations de ces diverses configurations et tenter d’expliciter les facteurs qui les façonnent et les différencient. Il importe en outre de comprendre pourquoi, en matière de réforme institutionnelle, les réactions à une même crise mondialisée ont été si différentes selon les pays. Les risques d’éclatement de la zone euro pointent la même question : comment expliquer qu’un processus qui visait à l’intégration et la convergence ait débouché sur des divergences de spécialisation productive et de politique économique telles que certains acteurs de la finance envisagent (et spéculent sur) une crise ouverte de l’euro et par extension de l’Union européenne.
79Au moins trois articles du présent numéro (Miotti et al. ; Marques Pereira ; Bizberg et Theret) procèdent de ce programme de recherche et proposent différentes méthodes permettant de différencier les trajectoires en Amérique latine, alors que l’article de Julio Lopez traite de la plus difficile des questions pour les régulationnistes : pourquoi la libéralisation et l’articulation à l’économie américaine – et non pas un approfondissement de la stratégie antérieure – se sont imposées comme tentative de sortie de la crise du modèle mexicain de substitution d’importation ? Parallèlement, des collègues se sont posé une question analogue concernant l’évolution des diverses économies asiatiques depuis 1997. Leurs réponses font une large place au rôle du politique qui continue à différencier fortement les stratégies économiques face à des évolutions pourtant communes : basculement des paradigmes productifs, débordement du capital hors des frontières nationales, complexes et nouvelles interdépendances opérant au niveau régional et mondial, pression de la financiarisation.
80À très grands traits, les controverses entre économistes se sont de longue date polarisées selon deux axes, l’un concernant l’origine de la création de valeur, l’autre le caractère auto équilibré ou non d’une économie de marché. La victoire de la méthodologie néoclassique a conduit à rejeter la théorie de la valeur travail et postuler la stabilité structurelle d’une économie de marché. Ainsi se trouve marginalisé le concept de capitalisme – faussement associé à une théorie marxiste de la valeur – et éliminée la possibilité même de crises systémiques du type de celle de 1929 ou de la présente. Quant aux débats de politique économique et aux stratégies de sortie de crise, s’opposent deux camps : d’un côté, l’extension du marché est le seul remède à l’inefficacité intrinsèque de l’État, de l’autre les nombreuses failles du marché appellent au contraire une intervention de l’État, principal vecteur d’une coordination entre agents afin d’assurer une meilleure performance de l’économie.
81Ces visions et conceptions générales se retrouvent, certes sous une forme atténuée, dans les caractérisations les plus en vogue des capitalismes. Pour les raisons théoriques précédemment mentionnées, on a pris l’habitude de les classer d’abord selon un axe qui va du marché à l’État avec comme figure intermédiaire celle de l’économie mixte (Shonfield, 1965), ensuite selon l’ampleur et la cohérence des mécanismes de coordination hors marché (Hall et Soskice, 2001). Les études comparatives internationales, tant des modes de régulation (Amable, 2003) que des systèmes de couverture sociale (Théret, 1996) montrent que les capitalismes réellement existants combinent toute une série de principes de coordination, par le marché, la grande organisation, la convention, l’institution et les systèmes de valeur en vigueur dans la société civile. Cette diversité atteint son comble dans le cas des systèmes de couverture sociale, comme il a été déjà souligné à l’occasion de la présentation de l’article de Bruno Lautier. C’est sans doute la richesse et la redondance des arrangements institutionnels qui expliquent la diversité mais aussi la résilience des capitalismes (Hollingsworth et Boyer, 1997). Les pays de l’Amérique du Sud en sont un bon exemple : ils partagent nombre de caractéristiques structurelles mais ils appartiennent à des configurations institutionnelles relativement contrastées. Un résultat équivalent a été obtenu pour les pays asiatiques (Harada et Tohyama, 2011).
82En définitive, les profils d’évolution macroéconomique des pays latino-américains manifestent une originalité certaine par rapport à ceux de l’Asie et des pays de vieille industrialisation. L’un des facteurs clés tient à la domination en très longue période d’une insertion internationale dépendante qui conditionne la dynamique de la spécialisation et la genèse des technologies, la forme d’organisation de l’État et du système fiscal et même le régime monétaire et financier. Des travaux théoriques (Nishi, 2011) ont montré qu’une ouverture complète à la concurrence internationale sur le marché des produits et l’exposition sans restriction à l’arbitrage du capital financier international impliquaient des ajustements macroéconomiques originaux, aux antipodes des conclusions des modèles standards des nouveaux classiques qui continuent à raisonner en économie fermée, ou peu ouverte.
83La plupart des articles rassemblés dans le présent numéro de la revue apportent nombre d’évidences empiriques en faveur de l’hypothèse que telle est la configuration emblématique de l’Amérique latine, à de rares exceptions près. Précisément, il est des périodes exceptionnelles au cours desquelles, à la suite d’une crise systémique (Argentine en 2001), ou de l’épuisement endogène d’un régime de croissance (Mexique, milieu des années 1980), les luttes politiques et sociales peuvent permettre la remise en cause de la hiérarchie institutionnelle antérieure et amorcer un processus d’essais et d’erreurs dans l’exploration d’un autre mode de développement.
84La contre-révolution néoclassique, arguant de la crise inflationniste qui marque la fin de la vague de croissance de l’après seconde guerre mondiale, avait fini par convaincre la profession des macro-économistes de la neutralité de la monnaie à moyen long terme, puis de l’inefficacité structurelle des politiques publiques puisque l’hypothèse d’anticipations rationnelles impliquerait une équivalence ricardienne en vertu de laquelle toute action publique est contrebalancée par une décision de sens opposé des agents privés. En quelque sorte, dans la théorie tout au moins, les économies capitalistes étaient devenues l’équivalent d’un système cybernétique auto-régulé dans lequel le Banquier central et le ministre des Finances seraient remplacés par des règles automatiques garantissant le plein-emploi et la plus grande efficacité dans l’allocation des ressources.
85L’analyse comparative des trajectoires latino-américaines depuis les trois dernières décennies dément cette élégante mais fallacieuse construction théorique. En Argentine, l’adoption d’un régime de change contraignant qui impliquait le maintien d’un niveau irréaliste de la monnaie nationale par rapport au dollar a d’abord engendré une forte expansion, puis une lente marche à la crise dès lors que, du fait de la surévaluation de la monnaie s’est contractée la capacité d’exportation, donc de remboursement de la dette extérieure. Au Brésil, le maintien de haut taux d’intérêt par comparaison avec l’économie internationale induit des entrées de capitaux qui conduisent à une réévaluation telle de la monnaie nationale que se manifeste une érosion de la compétitivité nationale.
86De façon plus théorique, les analyses de Jaime Marques Pereira expliquent les liaisons étroites qui régissent projet national de développement, stabilisation des anticipations de moyen long terme et politique monétaire. On comprend ainsi l’une des raisons structurelles de la non-neutralité de la monnaie. Lorsque l’on observe par exemple la réforme du statut de la Banque centrale argentine intervenue en avril 2012, on peut se demander si les autorités de ce pays ne sont pas à la recherche d’un nouvel idéal-type pour le banquier central. Dans les années 1960, il fut considéré comme keynésien car il soutenait ainsi le compromis institutionnalisé fondateur du fordisme. Avec la crise de ce dernier, la théorie monétariste légitime le banquier central conservateur défenseur exclusif de la stabilité des prix. Avec la montée de la financiarisation, aux États-Unis, le Banquier central fut le tuteur et le garant des intérêts des financiers. L’éclatement de la crise des subprimes fait apparaître une quatrième figure, celle du banquier central pragmatique qui entend sauver le système financier et l’économie par l’usage de tous les instruments hier réputés hétérodoxes et dangereux au regard de la nouvelle macroéconomie classique. Quitte à forcer le trait, il se pourrait que certains pays latino-américains soient en position d’inventer puis de théoriser l’idéal type du banquier développementiste, c’est-à-dire accompagnant un projet national de long terme de croissance et d’inclusion sociale. Nombre de pays asiatiques mettent aussi en œuvre cette conception d’un banquier central acteur du développement, plus que gardien de l’orthodoxie monétaire.
87S’il fait peu de doute que les recherches latino-américaines ont apporté aux approches de la régulation, réciproquement, comment leurs résultats se situent-ils par rapport aux autres courants et théorisations ? Une brève rétrospective, qui remonte aux travaux de la CEPAL et de Raul Prebisch (1981), montre qu’ils peuvent encore contribuer à éclairer les stratégies ouvertes en dépit des changements majeurs intervenus depuis lors (Ferrer, 2010) et elle suggère l’existence d’une certaine filiation entre théories structuralistes et régulationnistes (tableau 6).
88En tout premier lieu, l’approche structuraliste émerge à l’occasion de la grande crise de l’entre-deux-guerres qui marque l’inadéquation de l’importation des théories économiques créées pour les économies centrales pour comprendre les problèmes spécifiques des pays latino-américains : dépendance technologique, grande volatilité de l’activité économique, croissance inégalitaire, articulation défavorable à l’économie mondiale du fait de la détérioration des termes de l’échange entre matières premières/produits manufacturés. Dès lors l’effort théorique de la CEPAL vise à produire une théorie autochtone qui tienne compte de ces traits distinctifs. L’analogie est frappante avec l’émergence des approches de la régulation puisque la crise du fordisme manifeste aussi l’incompréhension par l’orthodoxie économique des sources de la croissance de l’après-guerre : le keynésianisme a apporté la dernière touche à la dynamique de la production et consommation de masse mais il en était le complément et non pas le moteur.
Tableau 6. Les recherches régulationnistes parmi les différentes approches de l’Amérique latine (cliquez sur « Original » sous le tableau pour le visualiser)
89En second lieu, les tentatives d’analyser l’Amérique latine et l’Asie comme des fordismes périphériques ont échoué car à la production de masse – présente au Brésil et en Argentine tout au moins à l’époque du Péronisme – ne correspondait pas le compromis salarial permettant l’épanouissement de la consommation de masse. On doit aux régulationnistes latino-américains d’avoir analysé comment les rapports sociaux propres à leurs pays définissaient des régimes d’accumulation et modes de régulation spécifiques. En cela ils étaient fidèles à l’adage des Annales « toute société a les crises de sa structure ». Dès lors, au-delà du rôle déterminant de l’insertion internationale, existait une certaine autonomie nationale dans la configuration institutionnelle, tout particulièrement en matière de régime monétaire et de change, mais aussi de fiscalité et de couverture sociale.
90Sur ce point, les approches de la régulation se distinguent des analyses keynésiennes et postkeynésiennes appliquées à l’Amérique latine. En effet, autant les premières insistent sur le caractère national et largement idiosyncrasique des modes de développement, autant les secondes mettent en avant un modèle générique à portée très générale, dans lesquelles les institutions économiques n’ont pas de rôle, la variable cruciale étant l’orientation des politiques économiques. Si techniquement, les modèles régulationnistes retiennent le principe de la demande effective, il est ensuite combiné avec une analyse de type institutionnel des mécanismes qui déterminent la formation des salaires, le type de concurrence, le choix du régime de change.
91Or ce sont précisément les conditions que met en avant la nouvelle théorie du développement (Bresser Pereira, 2009). Par une comparaison entre l’Asie et l’Amérique latine, elle entend détecter les facteurs clés permettant l’établissement d’un mode de développement viable et tenir pleinement compte des conséquences de la globalisation financière sur les chances de succès d’une telle stratégie. Cette théorie ne s’applique qu’aux pays qui disposent déjà des institutions de base du capitalisme et qui ont un revenu par tête intermédiaire, précaution salutaire par contraste avec la vocation universaliste du Consensus de Washington. Il en ressort que la possibilité de mise en œuvre d’un taux de change compétitif est cruciale puisque c’est la variable qui détermine tant la compétitivité que la distribution du revenu entre secteurs exposé et abrité. Une forme ou une autre de contrôle des mouvements de capitaux spéculatifs est nécessaire pour éviter que le taux de change ne s’écarte de celui qui assure la viabilité et la compétitivité du secteur productif. Idéalement, les salaires devraient suivre la productivité, tant pour préserver la compétitivité que pour permettre l’essor de la demande domestique. Enfin, la croissance ne peut être tirée par des déficits publics cumulatifs, car ils ne sauraient remplacer une politique industrielle et technologique en bonne et due forme. Un système fiscal robuste, et si possible re-distributif, est une autre condition pour l’établissement d’un tel mode de développement qui peut ainsi contribuer à réduire les inégalités, talon d’Achille des économies latino-américaines (Damill et Frenkel, 2012).
92On note une certaine convergence avec les problématiques de la régulation puisque c’est la conjonction d’un ensemble d’institutions économiques qui propulse un mode de développement. Leur contribution spécifique est alors d’insister sur le rôle des compromis institutionnalisés et des alliances politiques, de prendre en compte l’impact des représentations et d’attribuer un rôle majeur aux grandes crises dans l’émergence de nouveaux modes de développement. En effet, c’est en Amérique latine que dès le début des années 1980, se succèdent les crises de la globalisation financière de sorte que les gouvernements ont appris de ces épisodes dramatiques et ont été incités à explorer les voies d’un nouveau développementisme (Boyer, 2012). La différenciation des trajectoires de l’Argentine, du Brésil et du Mexique montre l’importance de l’État-nation, car c’est l’espace sur lequel continuent à se former les alliances politiques et les compromis institutionnalisés… même à l’époque de l’internationalisation de la production et de la globalisation financière.
93L’intérêt des régulationnistes s’est ainsi déplacé de la taxonomie des capitalismes et modes de développement à la tentative de compréhension des processus qui conduisent à l’émergence de nouvelles configurations institutionnelles. La question est d’actualité puisque, après la crise ouverte en 2008, dans leur quasi-totalité les pays font face à la même difficulté : comment surmonter l’inertie du mode de régulation antérieur et promouvoir le cheminement vers un autre mode de développement ? Or ceci n’est pas une question de théorie économique ou d’optimisation de la politique économique comme le laissent entendre les approches standard, mais bien de politique au sens fort du terme.
94À cet égard, la forte différenciation des trajectoires latino-américaines tient beaucoup à la nature du processus d’intermédiation politique et les divers auteurs rassemblés dans le présent numéro proposent de nouvelles hypothèses et livrent un diagnostic original qui dépasse leur seul champ d’investigation. Leur contribution est susceptible de s’appliquer à nombre de questions contemporaines. Quelles sont les alliances politiques ouvertes aux États-Unis afin de surmonter la crise structurelle de leur capitalisme dominé par la finance ? Quels sont les réajustements des institutions européennes qui permettraient de surmonter la crise de l’euro et le retour à une croissance suffisamment dynamique pour permettre le remboursement de la dette et de répondre aux demandes sociales des citoyens ? La croissance chinoise peut-elle continuer si se maintient l’exclusivité de la détention du pouvoir politique par le Parti communiste ou faut-il anticiper que les pragmatiques réformes économiques, qui ont permis l’essor de la croissance, porteront aussi à l’avenir sur l’organisation du pouvoir politique et la réponse aux demandes et attentes des chinois ?
95Questions difficiles, surtout pour les économistes qui continuent à considérer que le politique devrait être la stricte conséquence de l’économique. En collaboration avec les collègues politologues intéressés, les chercheurs régulationnistes sont en bonne position pour contribuer à éclairer ces questions mais la route sera longue et difficile.