Thèse accessible sur : https ://theses.hal.science/tel-04484641§
Soutenue le 24 novembre 2023 à l’Université de Lille.
Sous la direction de Nicolas Postel.
Jury :
Jean-Pierre Chanteau, Université de Grenoble-Alpes,
Isabelle Ferreras, Université catholique de Louvain,
Pierre-Yves Gomez, EMLYON Business School,
Guillemette de Larquier, Université de Lille,
Antoine Rebérioux, Université de Paris Cité.
1Notre thèse a pour objet de participer à la réinvention conceptuelle du conditionnement des aides publiques afin de pouvoir introduire des critères démocratiques à leur obtention tout en justifiant une augmentation potentielle des impôts pour les entreprises. Elle se situe dans le champ de la théorie économique institutionnaliste et défend l’idée que la fiscalité des entreprises au sens large, comprenant l’ensemble des impôts sur les bénéfices, la valeur ajoutée et le chiffre d’affaires, ainsi que les aides publiques : dépenses fiscales et subventions, pourrait poursuivre de façon tout à fait légitime l’objectif incitatif de démocratiser l’organisation de l’entreprise en agissant sur les processus de décision, et non sur les résultats de ses décisions au cas par cas.
2Dans notre travail, la défense du principe de démocratie, à la manière pragmatiste de Dewey (1935), constitue une position normative assumée que nous appliquons à l’entreprise, considérant d’une part la démocratisation des entreprises comme une fin en soi et, d’autre part, comme une condition pour leur permettre d’être véritablement responsables des effets de leurs activités sur la société, de les prévenir et d’en rendre compte. Nous prenons appui sur la pensée de Pigou (1932), qui justifie l’intervention de l’État face aux externalités, notamment via des taxes et des subventions, en montrant qu’elles peuvent être engendrées par les structures organisationnelles des entreprises. Toutefois, faute d’un cadre méthodologique institutionnaliste adéquat, il n’a pu pousser cette intuition procédurale méconnue plus avant.
3Depuis les années 1980, les recettes fiscales issues de l’impôt sur les bénéfices des sociétés (IS), se sont fortement réduites du fait d’une multiplication d’avantages fiscaux pour les entreprises, parallèlement à la forte baisse des taux d’imposition de l’IS. Le contexte mondial actuel paraît cependant propice pour approfondir la réflexion sur les incitations fiscales orientant les comportements et l’organisation des entreprises. Les incitations fiscales peuvent être de nature positive, ce qui regroupe l’ensemble des exonérations, taux réduits, déductions, réductions et crédits d’impôt, auxquelles nous ajoutons les subventions qui revêtent un aspect incitatif, mais aussi négative, au travers de dispositifs désincitatifs décourageant certains produits, secteurs d’activités, etc. Si en matière d’incitation fiscale, dans un sens élargi à l’ensemble des aides publiques, les dispositifs sont extrêmement nombreux et diversifiés selon les secteurs, les désincitations fiscales vis-à-vis des entreprises restent peu développées et portent davantage sur les consommateurs, comme l’illustre la fiscalité environnementale.
4Le projet de cette thèse est avant tout théorique : il vise à fonder un concept de fiscalité incitative procédurale (FIP) afin d’une part de sortir du particularisme et du morcellement des dispositifs fiscaux, incitatifs comme désincitatifs, et d’autre part de contribuer, en complément d’autres outils de régulation, à démocratiser l’entreprise. La FIP vise à impacter en amont les processus de prise de décision de l’entreprise dans l’optique éthico-politique de favoriser la rationalité procédurale, voire interprétative des agents. Elle s’oppose ainsi à la fiscalité incitative instrumentale (FII) qui ne vise en aval que les résultats des comportements, et notamment les prix de marché, avec pour effet indirect de renforcer la prédominance de la rationalité instrumentale au sein de l’entreprise. Afin de renouveler les critères de différenciation fiscale des entreprises, la FIP s’appuie donc sur l’appréhension du degré démocratique des processus de prise de décision.
5Par démocratie, nous désignons les diverses expériences permettant aux acteurs de déployer et faire valoir leur raison pratique au sein des institutions. Appliquée à l’entreprise, la dynamique de démocratisation regroupe l’ensemble des processus visant à rééquilibrer les pouvoirs de décision en son sein en y favorisant la création d’espaces de délibération aux différents niveaux de sa structure organisationnelle, avec les salariés, mais aussi potentiellement avec les diverses parties prenantes. La mise en place de différents processus de démocratisation de l'entreprise, parmi lesquels nous incluons sa capacité à devenir redevable de ses actes, peut en pratique se traduire par la création de normes et de conventions limitant le poids dans les décisions des apporteurs des capitaux. Nous envisageons donc dans cette thèse la possibilité, sur le plan théorique mais aussi pratique, que la fiscalité incitative à l’égard des entreprises se fixe l’objectif de démocratiser leur organisation, via la FIP.
6Conformément à l’optique pragmatiste de Dewey (1935), nous considérons l’encouragement de la démocratisation comme un objectif universellement souhaitable et applicable à toutes les institutions, y compris l’entreprise. Nous avons donc appliqué une conception processuelle de la démocratie à l’entreprise en reconnaissant son caractère éthico-politique, permettant à ses acteurs dotés d’une rationalité interprétative englobant la rationalité instrumentale, d’élaborer des règles et des « conventions légitimes » (Eymard-Duvernay et al., 2006) pour encadrer la recherche d’efficience marchande. Nous nous sommes notamment appuyés sur les apports d’Ostrom (2009) et de Freeman (1984) pour mettre en exergue le caractère universel du principe de démocratisation de l’entreprise, considérée comme un ensemble de ressources communes à démocratiser en vue de la délibération entre ses différents citoyens et/ou parties prenantes, et rompre ainsi avec la vision instrumentale propre à la shareholder value et à la théorie des coûts de transaction (TCT). Nous nous sommes éloignés des diverses approches contractualistes en économie standard étendue qui envisagent l’entreprise comme une entité appropriable et nécessairement coercitive, au service d’un fonctionnement a priori optimal du marché. Nous nous sommes efforcés de reconnaitre l’entreprise comme une institution sociale n’appartenant à aucune personne, ni physique ni morale, et ayant vocation à être démocratisée, en nous inscrivant ainsi dans l’optique du manifeste de Ferreras et al. (2022). Cela nous a conduit à envisager la démocratie d’entreprise de manière multidimensionnelle, afin de pouvoir évaluer le niveau démocratique des entreprises et de renouveler ainsi les critères de différenciation fiscale, ce qui nous a éloigné d’une conception exclusivement instrumentale de la taxe Pigou, au service de l’efficience parétienne.
7Le cadre standard dans lequel les travaux de Pigou (1932) ont été prolongés a en effet fortement limité leur portée, à la suite de l’article de Coase (1992) remettant en cause le caractère nécessaire et automatique de l’intervention de l’État. La FII s’est inscrite dans la montée en puissance de la Théorie de la Taxation Optimale (TTO, Diamond & Mirlees, 1971) qui a (ré)introduit l'idée que la fiscalité pouvait transformer les comportements, avec comme objectif d'internaliser les externalités dans le fonctionnement du marché, tout en minimisant les distorsions créées par l'intervention de l'État. Sous couvert d’arbitrer entre efficacité et équité, la TTO recherche avant tout l’optimisation de l’efficience marchande et prolonge ainsi la logique de taxe forfaire propre à Ramsey (1927), qui demeure le dispositif fiscal à privilégier, sauf dans les – rares – cas de défaillances de marché.
8Nous considérons au contraire l’outil fiscal incitatif vis-à-vis des entreprises comme un des moyens potentiels pour y favoriser systématiquement des processus de démocratisation, et nous nous inscrivons donc dans une logique économique institutionnaliste permettant à la fois de nous situer au sein des différents courants hétérodoxes et de nous référer à l’ensemble des sciences sociales. Nous nous inspirons notamment de la méthode de Seligman (1910) qui, étudiant les finances publiques, considérait que toute étude de la fiscalité doit dépendre du contexte institutionnel dans lequel elle s’inscrit. Pour concevoir la FIP, nous nous sommes donc efforcés de déplacer l’intuition procédurale inspirée par Pigou (1932) au sein d’un cadre institutionnaliste. Contrairement au cadre méthodologique standard qui, en matière d’incitations et de dés-incitations, n’envisage au mieux qu’une FII dont le but premier est d’agir sur les prix de marché, le cadre institutionnaliste fait apparaître l’intérêt d’une FIP dont le but serait de démocratiser l’entreprise.
9Bien qu’il se situe en amont de tout projet de vérification empirique, ce travail porte néanmoins sur un large champ, celui de la fiscalité incitative (au sens large) des entreprises, et il s’est donc aussi appuyé sur un survey qualitatif des différents dispositifs incitatifs (et désincitatifs) existants en France et en Europe notamment, que nous avons cherché à catégoriser à l’aide de nos concepts de FII et de FIP.
10Cette thèse nous a permis de distinguer trois champs distincts de la démocratie d’entreprise : la gouvernance de l’entreprise, son application en interne à l’organisation de la production, notamment en ce qui concerne le management vis-à-vis des salariés, et sa redevabilité externe vis-à-vis des diverses parties prenantes identifiées, et au-delà de toute la société. Nous avons souligné que le caractère plus ou moins démocratique de la gouvernance, comprenant les statuts ainsi que le fonctionnement des instances dirigeantes, conditionne en grande partie les deux autres dimensions. Ces trois dimensions nous ont in fine permis de conceptualiser quatre échelles démocratiques, distinctes mais complémentaires, permettant d’évaluer l’entreprise.
11De plus, nous avons effectué une relecture de Pigou afin de montrer qu’il serait possible d’agir, via les taxations/subventions, non seulement sur les prix, mais aussi sur les processus de prise de décision. Nous avons ainsi souligné l’apport de Pigou (1932) pour transformer la fiscalité incitative (Pharo, 2022), en exhumant son intuition selon laquelle les externalités peuvent être générées par certaines organisations de la production et du travail. Pour limiter les externalités négatives, Pigou pointe la nécessité de transformer les décisions des entreprises. De même, les externalités positives engendrées par les coopératives et les associations d’acheteurs justifient clairement, selon lui, qu’on les subventionne. En replaçant dans un cadre institutionnaliste son questionnement éthique sur le lien entre l’intérêt privé et le bien-être général, nous avons pu conceptualiser la FIP et la distinguer de la FII.
12Muni de ces concepts, nous avons caractérisé les différents types de dispositifs incitatifs existants, ce qui a permis de percevoir en pratique le caractère contradictoire de la FII, oscillant entre un rôle incitatif, mais limité, et celui de ne pas distordre les comportements. Les taxes désincitatives de type FII portent d’abord sur les consommateurs et ont tendance à se rapprocher de taxes forfaitaires de type Ramsey, perdant ainsi tout objectif (dés)incitatif vis-à-vis des entreprises. En plus de la prégnance de cette optique forfaitaire inspirée par la recherche d’optimalité parétienne, nous avons constaté, en ce qui concerne les aides publiques, le quasi-monopole des dispositifs de type FII par rapport à ceux que nous avons qualifiés d’hybrides, de type FIH, qui favorisent des comportements ciblés, écologiques notamment, tout en ayant indirectement des effets éthico-politiques sur les procédures, ou de type FIP partielle, qui avantagent notamment certains statuts plus démocratiques. Ceux-ci restent très peu développés. En matière de FII, nous avons pu décliner la pluralité des logiques instrumentales, qui vont de l’internalisation de l’externalité par les prix à l’amélioration de la compétitivité hors-prix des entreprises, en passant par leur performance sectorielle, sans avoir pour ambition de transformer leur structure décisionnelle et en ayant au contraire tendance à renforcer l’exclusivité de la rationalité instrumentale.
13Enfin, notre travail a porté sur la mise en œuvre d’une FIP, dont nous avons montré l’intérêt, voire la nécessité. Nous avons pointé qu’une FIP complète, allant au-delà du statut et/ou des missions (Pharo, 2024), permettrait à la fois de renouveler la légitimité d’une augmentation de l’imposition des entreprises peu démocratiques, et donc de réhabiliter en pratique la désincitation fiscale, tout en étant un moyen de conditionner l’obtention d’avantages fiscaux et de subventions des entreprises à leur degré démocratique. Cela nous a conduit à souligner le rôle éventuel de la FIP pour sortir de l’impératif de la performance dans les évaluations, et à aborder les apports pratiques d’une évaluation publique du niveau de démocratie d’entreprise grâce à des critères organisationnels démocratiques opposables. Nous avons enfin envisagé la mise en œuvre potentielle de différents dispositifs de type FIP grâce à l’éventuelle création d’organisme(s) public(s), au niveau national comme européen, faisant intervenir la société civile dans le but d’auditer l’entreprise sur le plan démocratique, et d’aboutir à des seuils démocratiques d’éligibilité à des subventions et à des paliers progressifs de taxation selon le niveau démocratique.
14Dans un contexte de recherche de moyens pour réencastrer les rapports marchands au sein des institutions, mieux réguler les entreprises, combattre les effets néfastes de la financiarisation de l'économie, institutionnaliser la RSE et réarmer les parties prenantes, la conceptualisation de la FIP comme élément de régulation nous a permis non seulement de renouveler la réflexion sur l’action publique en faveur de la démocratie d’entreprise, mais aussi d’envisager une réorientation des objectifs des dispositifs existants, incitatifs aussi bien que dés-incitatifs, en considérant la démocratie d’entreprise comme un ensemble de critères pouvant conditionner les aides publiques et légitimer l’augmentation potentielle des impôts.
15Les approfondissements potentiels de cette thèse sont nombreux. On pourrait d’abord chercher à mesurer les effets éventuels des multiples processus de démocratisation de l’entreprise, au niveau macro-économique et sur le plan écologique notamment. En outre, il conviendrait d’approfondir les critères d’évaluation du niveau démocratique des entreprises ainsi que les modalités de construction – potentiellement démocratique – d’un organisme public chargé d’auditer les entreprises sur le plan démocratique. Les questions de droit fiscal, autour notamment de l’élaboration d’une assiette fiscale pertinente pour des dispositifs de type FIP, voire de type FIH, et de compatibilité juridique, impliquées par une telle (r)évolution de la fiscalité incitative des entreprises, seraient également à approfondir. Enfin, sur le plan théorique, l’ambition d’encadrer et d’élargir la recherche d’efficience économique, en y intégrant un questionnement multidimensionnel sur la démocratie au sein des institutions, serait une piste à explorer afin de refonder les politiques publiques et de contribuer, au-delà de la fiscalité incitative des entreprises, à faire émerger un policy mix structurel favorisant le déploiement de la raison pratique des citoyens et/ou parties prenantes des organisations.