Thèse soutenue le 10 juillet 2023 à l’Université Paris Nanterre, sous la direction de Laurence Scialom.Jury :Cécile Couharde, présidente,
Laurent Le Maux, rapporteur,
Jean-François Ponsot, rapporteur,
Cédric Durand, examinateur,
Clément Fontan, examinateur,
Jézabel Couppey-Soubeyran, examinatrice.La thèse peut être téléchargée à l’adresse suivante : https://www.theses.fr/2023PA100055
1Ma thèse de doctorat porte sur le « green central banking » (GCB), défini au sens large comme l’intégration des dynamiques climatiques dans les préoccupations des banques centrales. Bien que ce phénomène puisse apparaître comme une transformation majeure des capitalismes financiers contemporains, ses causes et conséquences demeurent mal connues dans la littérature, notamment en raison du caractère récent et hétérogène de cette évolution. Ma thèse cherche à combler une partie de ce manque, en répondant notamment aux questions suivantes :
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Où, quand et dans quelles conditions les questions climatiques ont-elles fait leur apparition au sein des banques centrales ?
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Pourquoi ces préoccupations se sont-elles ensuite diffusées si vite, mais de façon si hétérogène ?
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Comment expliquer la grande diversité actuelle de pratiques de green central banking ?
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De quelles manières les banquiers centraux justifient-ils ces nouvelles actions, à première vue si éloignées de leurs missions ?
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Enfin, dans quelle mesure la crise climatique conduit elle à faire bouger les lignes entre gestion technocratique et gestion démocratique du fait monétaire ?
2Pour répondre à ces questions, ma thèse s’appuie sur une démarche abductive soutenue par des approches théoriques, des matériaux et des méthodes empiriques variés.
3Au niveau théorique, ma thèse combine trois approches pour analyser l’essor du green central banking. L’économie politique des variétés de capitalismes, d’une part, fournit un cadre d’intelligibilité général, me poussant à porter une attention particulière aux mécanismes de complémentarité institutionnelle, à faire de la comparaison de configurations stato-nationales distinctes une porte d’entrée privilégiée, à historiciser mon analyse et à mettre l’accent sur les périodes de crise et de reconfiguration. Partant du constat que le degré de verdissement n’est jamais entièrement surdéterminé par le contexte institutionnel, la socio-économie des organisations permet de plonger au cœur des dynamiques infra-organisationnelles, mettant en exergue l’importance du conflit et des luttes internes pour faire évoluer les pratiques vers une plus grande prise en compte des dynamiques climatiques. Enfin, la littérature d’économie politique évolutionniste conduit à souligner comment l’accumulation de tels changements successifs peut conduire à graduellement transformer la place des banques centrales dans la gouvernance de la finance, repolitisant ces institutions et modifiant de manière dynamique les contours du cadre institutionnel dans lequel ces dernières sont plongées.
4Au niveau empirique, cette thèse s’appuie sur une variété de matériaux et de méthodes, aussi bien qualitatives que quantitatives. Je me suis d’abord appuyé sur les documents officiels, rapports et annonces publiques des banques centrales pour étudier l’essor différencié du green central banking. Cette première étape essentielle m’a permis de retracer les processus d’émergence des considérations climatiques au sein des différentes banques centrales (process tracing), mais aussi de classer dans une approche de statique comparative les institutions en fonction des objectifs qu’elles poursuivent et des instruments qu’elles privilégient lorsqu’elles intègrent les dynamiques climatiques à leur politique monétaire. Dans un second temps, j’ai souhaité me focaliser sur un cas d’étude spécifique, celui du Système européen de banques centrales. Pour ce faire, j’ai notamment réalisé 23 entretiens semi-directifs avec des banquiers centraux, mais aussi avec des parlementaires européens, des acteurs financiers privés et des représentants d’ONG. J’ai également recueilli et traité par codage manuel la totalité des discours, lettres et auditions parlementaires réalisées par la Banque centrale européenne auprès du Parlement européen. Un troisième temps de l’enquête m’a conduit à recueillir par « ratissage » du web (web scrapping) systématique et par un travail d’archives ciblé une base de données de plus de 31 000 discours de banquiers centraux. Ce corpus m’a permis d’étudier par modélisation de sujets structurels comment les banquiers centraux motivent, expliquent et légitiment leur nouvel activisme climatique. Enfin, utilisant les résultats de cette modélisation comme variable dépendante, j’ai exploré à l’aide d’un modèle économétrique en données de panel les facteurs pouvant expliquer l’éveil climatique plus ou moins tardif ou volontariste des différentes institutions.
5Ma thèse montre que si le contexte institutionnel dans lequel la banque centrale est encastrée détermine largement le type de verdissement poursuivi, les instruments déployés et les stratégies de légitimation adoptées, cette relation est moins stricte et moins unidirectionnelle qu’il n’y paraît. D’abord, le cadre institutionnel laisse en effet une grande liberté opérationnelle aux banquiers centraux, ce qui engendre d’importantes luttes internes pour tracer les limites de leurs interventions. Le résultat de ce rapport de force influence en retour la trajectoire d’évolution économique, reconfigurant graduellement la place de la banque centrale dans la gouvernance de la finance. Les variétés de green central banking ne doivent donc pas être étudiées seulement en statique comparative, mais aussi et surtout comme un processus dynamique de bricolage institutionnel, certes fortement déterminé par la dépendance au sentier, mais en permanence travaillé par des conflits (de plus ou moins haute intensité) porteurs de changement. La thèse principale étant annoncée, résumons rapidement les différents chapitres.
- 1 Le concept de risque climatique financier vise à saisir la vulnérabilité des actifs financiers aux (...)
6Le chapitre introductif débute par une brève socio-histoire de la naissance du concept de risques financiers climatiques1 et revient sur ses premières utilisations au sein des banques centrales européennes au milieu des années 2010. Dans un second temps, il propose une revue combinée des politiques financières vertes ainsi que de la littérature académique autour de ces dernières. Je souligne alors la nécessité de distinguer les interventions « promotionnelles », cherchant à agir de façon proactive sur les flux financiers pour faciliter la stabilisation du climat, des interventions « prudentielles » cherchant au contraire de façon réactive et défensive à assurer la stabilité financière et monétaire face aux dynamiques climatiques. Cette distinction structurante étant posée, la fin du chapitre est consacrée à introduire les principales questions de recherche, matériaux et méthodes de la thèse.
7Le second chapitre s’attelle à documenter puis à analyser les différents instruments déployés par les banques centrales à travers le monde. Il met en évidence deux idéaux-types de green central banking. Le premier groupe, caractérisé par des banques centrales marquées par des hauts niveaux d’indépendance, se distingue par des politiques financières climatiques peu nombreuses, tardives, principalement prudentielles et reposant sur des instruments uniquement informationnels. Le second groupe, caractérisé par une gouvernance de la finance plus proactive et par des banques centrales se coordonnant davantage avec leurs autorités politiques, a permis le déploiement de politiques financières climatiques plus rapides, davantage promotionnelles et reposant sur des instruments plus interventionnistes. Ce chapitre affirme toutefois que ce premier diagnostic en statique comparative est insuffisant. En effet, malgré les caractéristiques défavorables du contexte institutionnel dans lequel elles sont plongées, les banques centrales du premier groupe pourraient être progressivement poussées à déployer elles aussi des politiques de verdissement de plus en plus ambitieuses à mesure que le rapprochement des frontières planétaires accroit la volatilité financière et monétaire et pousse les banques centrales à agir de façon proactive pour en limiter les conséquences sur leurs objectifs.
8Le troisième chapitre teste cette hypothèse à travers l’étude empirique de la Banque Centrale Européenne. À l’aide de 23 entretiens semi-directifs et d’une analyse qualitative des discours, lettres et dialogues parlementaires de l’institution, je retrace la manière dont cette question est parvenue à s’imposer comme une question légitime de central banking malgré des réticences initiales très fortes, un retard conséquent sur les autres banques centrales et une absence de changement de délégation explicite. Je pointe l’importance de trois facteurs pour expliquer ce revirement : le renouvellement du Conseil des gouverneurs ; la mobilisation stratégique de certaines pressions politiques, académiques et citoyennes ; et des changements organisationnels à différents niveaux hiérarchiques. Ces trois dynamiques, en se conjuguant et s’hybridant, ont permis à une coalition d’acteurs internes de faire passer la question climatique des marges au cœur de l’agenda de la BCE, jusqu’à aboutir à la ratification unanime par l’institution d’un plan d’action spécifiquement dédié à la question environnementale. Pour autant, ce chapitre souligne aussi que derrière ce consensus de façade se déroule toujours une lutte importante sur la façon de traduire cette question en politiques concrètes, que ce soit au sein du Conseil des gouverneurs ou dans certains départements clé de l’institution réticents au changement. Temporairement cristallisé dans le plan d’action climatique, le consensus autour d’une mobilisation du mandat secondaire de l’institution est ainsi appelé à être remis en cause dans le futur, et a déjà commencé à se désagréger avec le retour de l’inflation.
9Dans le quatrième chapitre, je me détache du cas européen afin d’étudier l’essor de la question climatique au sein des banques centrales au niveau global, à l’aide d’une base de données originale de discours de banquiers centraux. Ce travail de collecte plus exhaustif permet d’abord de jeter un nouvel éclairage sur l’émergence du green central banking. En présentant le discours de Carney (2015) comme point de départ, la littérature ignore le rôle précurseur des institutions d’Asie du Sud-Est et néglige la diversité fondamentale des façons dont les banquiers centraux pensent leur propre rôle dans la transition bas-carbone. À l’aide de techniques computationnelles d’étude de texte, j’isole trois idéaux-types de communication liés au climat. Si l’approche prudentielle par les risques financiers climatiques occupe une part croissante des discours, notamment dans les banques centrales occidentales, il existe d’autres façons plus promotionnelles d’aborder les thématiques climatiques. La première est centrée autour de la finance verte et des innovations de marché, présentées comme autant d’opportunités. Ce type de discours est particulièrement répandu dans les banques centrales des « Tigres » d’Asie du Sud-Est cherchant à attirer les capitaux et à cultiver l’avantage comparatif de leurs systèmes financiers d’ampleur régionale. Le second est centré sur la nécessité de piloter un développement soutenable au niveau domestique par le truchement d’une politique étatique volontariste d’orientation du crédit. Cette approche est principalement mobilisée par les banques centrales des pays les plus pauvres et vulnérables aux dynamiques climatiques, caractérisés par des secteurs financiers faiblement développés et fortement bancarisés. Dans une dernière section, une étude économétrique en données de panel permet de tester plusieurs hypothèses théoriques sur les déterminants poussant les banques centrales à déployer certains types de discours climatiques. Les résultats soulignent l’importance des variables institutionnelles tels que les niveaux de responsabilité dans la supervision financière, ainsi que des effets de réseau et de diffusion au sein de la communauté épistémique des banquiers centraux.
10Le chapitre V discute de la soutenabilité de l’arrangement institutionnel européen, centré autour d’un niveau élevé d’indépendance. Alors que l’indépendance des banques centrales est souvent présentée comme un dispositif institutionnel supérieur, démontré par les économistes dans les années 1980, et permettant d’atteindre en tout temps et en tout lieu un optimum social, un détour par l’histoire des faits et de la pensée économiques montre qu’il n’en est rien. Le passage à une telle configuration du régime monétaire au cours des années 1990, dans des conditions sociohistoriques particulières et en réponse à des intérêts spécifiques, ne doit donc pas être interprété comme une fin de l’Histoire, mais comme une nouvelle configuration spécifique et, vraisemblablement, périssable comme ses prédécesseures. Ce constat est d’autant plus important que, depuis une vingtaine d’années, les banques centrales se sont considérablement éloignées de l’idéal de neutralité implicitement supposé par leur indépendance. Contestées et critiquées, notamment pour les conséquences de plus en plus ouvertement distributives (et donc politiques) de leurs actions, les banques centrales occidentales se retrouvent aujourd’hui à la croisée des chemins entre différentes trajectoires possibles d’évolution institutionnelle. Si un réformisme timide vers une meilleure coordination avec les autorités démocratiques européennes semble être la voie privilégiée pour l’heure, il n’est pas certain que ce dernier suffise à tempérer les contradictions croissantes de l’arrangement institutionnel actuel, notamment vis-à-vis du changement climatique ou des inégalités.
11Le sixième chapitre revient sur les principaux apports de la thèse, et esquisse une théorie des déterminants et des conséquences du green central banking. Si le cadre institutionnel dans lequel les banques centrales sont plongées semble être un facteur déterminant, confrontant les banquiers centraux à des motivations très différentes pour assurer leur réputation et leur légitimité en tant qu’institutions autonomes, il convient également d’intégrer à l’analyse des variables aussi bien macro (comme le type de capitalisme et de gouvernance de la finance ou la vulnérabilité aux dynamiques climatiques) que micro (comme les rapports de force internes, les pressions externes ou les routines organisationnelles). Tous ces facteurs difractent l’intégration du climat par les banques centrales en une pluralité de pratiques, avec des conséquences sur la dynamique d’évolution institutionnelle, mais aussi sur les dynamiques climatiques elles-mêmes. L’intégration du climat par les banques centrales joue en effet un rôle de catalyseur du changement dans le régime monétaire, amenant de facto à une évolution de leur rôle. Pour autant, cette évolution ne doit pas masquer la grande inégalité encore présente à l’échelle globale dans le mouvement de réencastrement de la finance dans les frontières planétaires. Les politiques de verdissement proactives et promotionnelles restent en effet largement à l’initiative des pays les plus vulnérables au changement climatique, tandis que les banques centrales des pays développés, pourtant responsables des systèmes financiers les plus carbonés et disposant des leviers les plus efficaces pour réorienter les flux financiers mondiaux vers une économie plus sobre en carbone demeurent largement prisonnières d’un rôle défensif et réactif face aux dynamiques climatiques, enfermées dans des fonctions et des mandats pensés pour une autre époque.