1Engagé dans le mouvement d’une recherche personnelle, sous la pression croissante de tâches diverses qui éloignent d’une nécessaire prise de recul, il est facile de perdre de vue la direction d’ensemble des travaux avec lesquels on se sent des affinités. Près d’un demi-siècle après son apparition, la théorie de la régulation (ci-après TR) dresse un état des savoirs très attendu dans un précieux ouvrage paru aux éditions Dunod. Gageons que, par la diversité de ses thématiques, la multiplicité de ses méthodes, théories et terrains, son approche résolument pluridisciplinaire, il saura inspirer et servir de guide aussi bien aux chercheurs débutants que chevronnés.
2Cet ambitieux travail éditorial réunit 77 auteurs et autrices de disciplines diverses. Il se compose de 76 chapitres, structurés autour de quatre parties charnières : « cadre heuristique et méthodes », « fertilisations croisées », « nouveaux terrains et concepts », « trajectoires nationales et rapports de forces internationaux ».
- 1 Pour l’entreprise, le diagnostic est ancien, voir Baumol (1968) et Bertrand & Schoar (2003).,. Qua (...)
3Ce livre est utile à plus d’un titre. On pourrait être tenté de croire que les évolutions de l’économie standard brouillent quelque peu les frontières avec les courants de pensée hétérodoxes. En effet, elle s’ouvre à d’autres disciplines compatibles avec son épistémologie (poppérienne ou friedmanienne), psychologie et neurosciences en tête, sans renoncer à sa démarche microfondée d’optimisation sous contraintes – cette dernière intégrant autant que possible les biais cognitifs, informationnels, émotionnels, etc. Quoique partiellement et de façon contrôlée, elle peut ainsi sembler répondre aux critiques visant la figure centrale de l’homo economicus. Par ailleurs, elle se montre beaucoup moins rétive qu’auparavant à la recherche empirique (Hamermesh, 2013 ; Angrist et al., 2017) . Cependant, elle demeure par construction incapable de penser les crises, reléguées dans les ténèbres de l’exogénéité et des externalités, ainsi que les institutions centrales du capitalisme que sont l’entreprise et la monnaie1. Au contraire, la théorie de la régulation explique les crises de manière endogène et, en raison de son attention aux faits, elle s’attache à analyser la diversité des systèmes productifs à travers l’histoire, sous le prisme de relations sociales indissociables de relations de pouvoir. Par là, elle s’érige en alternative crédible et féconde au mainstream. Dans ce Nouvel État des savoirs, paru plus de vingt ans après le précédent, ces critiques se lisent en creux, entre les lignes le plus souvent, sans virer le moins du monde à l’obsession stérile, car l’ouvrage se centre sur l’élaboration positive d’une théorie de substitution ouverte aux questionnements.
4En outre, à rebours de la logique d’insularisation et d’hyperspécialisation qui a gouverné l’évolution de la science jusqu’à présent, l’école de la régulation tente d’agréger l’ensemble des champs disciplinaires se donnant le même objet d’étude, à savoir l’activité économique. L’interdisciplinarité de ce Nouvel État des savoirs, la pluralité revendiquée des méthodes, l’ouverture aux études sur le genre, l’intersectionnalité, la science politique, la sociologie, la linguistique, l’écologie, la géographie, etc., en fait un ouvrage unique en son genre et, pour cette raison, il stimule la pensée et décloisonne l’imaginaire scientifique.
5Cette recension s’organise de la manière suivante. Une première section est consacrée aux apports du livre. S’ensuivent des réflexions sur la cumulativité du savoir et la compatibilité des différentes théories regroupées sous le vaste chapiteau de l’école de la régulation. Une troisième section aborde des questions épistémologico-méthologiques capitales avant de clore par une invitation au débat sur certains points peu clairs ou peu traités.
6Dès l’abord, ce qui frappe et séduit est la grande puissance de renouvellement et de novation de la théorie de la régulation. Au sens plein de ces termes, l’ouvrage dresse autant un bilan qu’il esquisse un programme de recherche. L’ensemble est riche, foisonnant. Il donne à voir la complexité d’un paradigme en ses multiples ramifications. De fait, il regroupe une multitude d’articles, qui relèvent de trois statuts. Certains ressortissent au bilan collectif, d’autres au programme de recherches futures, ailleurs ce sont des travaux plus personnels, à l’inscription moins évidente dans un cadre commun. Quoiqu’il y ait souvent une dominante, ces trois dimensions peuvent coexister, à des degrés divers, au sein d’un chapitre. À l’évidence, cela manifeste autant l’ouverture de la théorie que sa relative sous-spécification et son incomplétude, méfiante qu’elle est face aux dangers de l’esprit de système. Cet état des savoirs articule une fidélité au cadre théorique originel à de nombreuses évolutions.
7Fidélité, donc. La TR s’intéresse en priorité au temps très long. Elle ne passe pas le système capitaliste sous le tamis de lois invariables, mais en établit l’historicité. Les causalités ne sont pas valables en tout temps et en tout lieu mais dépendent de la configuration institutionnelle en vigueur, elle-même sujette à mutations constantes. Loin d’être isolée du reste de la société, dotée de principes de fonctionnement propres, techniques et neutres, l’économie renvoie toujours, en dernière instance, à des rapports de force qui sont aussi des rapports de sens. La TR n’a pas sa pareille pour dégager des lois de stabilité institutionnelle qui sont également des lois de transformation. Elle montre les tensions et contradictions à l’œuvre dans la reproduction et est attentive à la diversité temporelle et géographique des économies. Elle tente de penser tout à la fois la stabilité et l’évolution en se démarquant d’une économie mainstream en apesanteur sociale. À cet égard, la crise ne procède pas de la perturbation d’une mécanique grandiose mais relève soit du fonctionnement normal du système, soit d’une phase transitoire, nécessaire, d’émergence de nouvelles structures socio-productives – même si l’analyse n’exclut pas les très rares cas d’espèces où elle résulterait de causes naturelles ou géopolitiques non liées à l’économie.
8Cette impulsion originelle s’est déclinée dans une articulation théorique connue où, au sein d’un régime d’accumulation analysé à l’échelle macroéconomique, se combine une hiérarchie de formes institutionnelles variées et complémentaires (monnaie, État, rapport salarial, concurrentiel, international) en fonction de modes de régulation spécifiques et évolutifs, l’ensemble constituant une véritable « grammaire institutionnelle » (p. 80). Ici, nous pouvons constater un premier enrichissement par l’intégration de la dimension environnementale, à tel point que les régularités institutionnelles fondamentales sont rebaptisées « régime d’accumulation et d’appropriation ». Ainsi le « rapport à l’environnement » devient-il une caractéristique structurante de la valeur et de la production.
9La « marchandisation de la nature » et le « traitement de l’environnement comme une forme de capital » (p. 88) constituent les traits communs des régimes d’accumulation et d’appropriation capitalistes jusqu’à aujourd’hui. De fait, la réponse aux dérèglements climatiques et biologiques s’inscrit dans le cadre de pensée qui en est à l’origine et qui, pour cette raison même, en entrave la résolution. La TR souligne combien « les choix d’instruments de politique environnementale […] recoupent en partie les caractéristiques des modes de régulation » (p. 91). Elle met aussi en évidence les germes d’une évolution progressive susceptible de faire éclore à l’avenir un nouveau régime, où la question des rapports de l’humain au vivant et à la nature deviendrait centrale. « Au fur et à mesure que la contrainte écologique devient plus forte, plus visible et plus politisée, le rapport à l’environnement s’autonomise et exerce également des effets sur chacune des autres formes institutionnelles et sur le mode de régulation » (p. 92). Dans un intéressant exercice d’imagination scientifique, un chapitre dessine deux configurations futures possibles : « anthropogénétique » et « écologiquement soutenable ».
- 2 Les solutions actuelles de marchés de permis de polluer représentent certes une forme de « solutio (...)
10Cette importance nouvelle accordée à ces problématiques se matérialise par 6 chapitres stimulants sur les 76 que comporte l’ouvrage, contre 1 chapitre sur 54 dans le précédent État des savoirs (2002). Quoique l’échelle privilégiée soit globale, il en est une plus resserrée mais non moins cruciale, portant sur la gestion des ressources en eau. Pour l’essentiel, ces travaux sont menés par de jeunes chercheurs. Aussi ne s’étonnera-t-on pas d’y voir davantage un programme heuristique futur qu’un ensemble d’acquis théoriques et empiriques. De fait, il est pour l’heure difficile de cerner les apports de la TR à la question du capitalocène et de l’insertion de l’économie dans l’écologie. Si cette ouverture est aussi indispensable que prometteuse, elle ne semble pas avoir encore porté des fruits arrivés à pleine maturité. Il serait notamment intéressant de savoir comment la TR se situe par rapport aux théories pionnières qui ont pris à bras-le-corps des thématiques comme l’« économie stationnaire » à la Daly, la « décroissance » ou encore la « post-croissance ». Ceci dit, ce défi est commun aux écoles de pensée économique qui partagent un impensé écologique, des néoclassiques aux keynésiens, et qui tentent de rattraper leur retard face à l’évidence de la catastrophe en cours. À cet égard, la TR semble mieux outillée que beaucoup, en raison de sa souplesse méthodologique, de son ouverture empirique et de son accent théorique sur les représentations symboliques et la plasticité institutionnelle. Il y a cependant fort à faire pour convaincre ces économistes, car le marché est vu par ses partisans comme le mode de gestion par excellence de la rareté, donc comme la solution au problème qu’il a lui-même créé. À cet égard, la paucité des ressources naturelles pourrait faire l’objet d’un academic business as usual sous la forme d’une incorporation dans des fonctions de production à maximiser. Ainsi dévoyée, la cause écologique ne se porterait pas mieux. Après tout, les classiques discernaient bien un troisième facteur de production au côté du travail et du capital, la terre (Deleplace, 2018 ; Sinaï, 2015). En d’autres termes, il n’est pas si évident que l’approche mainstream implique une croissance infinie : sitôt réparé l’« oubli » de la nature dans les modèles princeps, il se pourrait même que l’on assiste à un renouveau de discours austéritaires où la solution passerait une fois de plus par l’autorégulation des marchés2.
11Un autre approfondissement-novation d’ampleur se dévoile dans ce Nouvel État des savoirs, avec la place importante accordée à l’analyse méso, objet d’une sous-partie entière. Le méso est à la fois une échelle analytique intermédiaire entre la micro et la macro, un « espace de validité des compromis sociaux » (p.10), et un « processus construit par le système de relations physiques et symboliques qui s’y tissent » (p. 58). Il s’agit clairement d’un point aveugle de l’économie mainstream, qui ne connaît que des individus ou des agents représentatifs. En l’espèce, la TR se démarque nettement en proposant une grille de lecture à une échelle pertinente des secteurs de l’automobile, de la santé et de l’agriculture notamment. C’est en cela qu’elle démontre son caractère situé, adaptable, ouverte à l’hétérogénéité des contextes institutionnels et historiques. C’est aussi ce qui fait la force d’un paradigme sous-spécifié, non exhaustif, attentif à la complexité du réel, où la causalité macro laisse de la place à la pluralité des logiques mésos. Selon ce que l’on inclut dans ces dernières, l’ouvrage y consacre 9 ou 15 chapitres, ce qui est considérable.
12Les espaces méso tendent à se constituer de quatre canaux : produits-concurrence (règles de qualité, normes juridiques, procédures et dispositifs productifs par lesquels « les producteurs tentent de modeler à leur profit l’espace de concurrence », p. 59), travail (procès, compétences, etc.), futurité (ou « représentations du futur », p. 60), relation à la nature. Leur analyse est nécessairement dialectique, puisque le méso est sous l’influence des niveaux macro (régime d’accumulation, formes institutionnelles et modes de régulation) et micro (stratégies et conflits individuels orientés vers le pouvoir) tout en pouvant les modifier à son tour, sans qu’il y ait circularité ou prédominance en dernière instance d’une échelle.
13Sans doute le plus novateur réside-t-il dans la perspective d’intégration des dimensions du genre et de la « race », ces constructions sociales prégnantes qui continuent de structurer les perceptions sociales. Ici la TR reprend à son compte les apports d’autres courants de pensée, issus d’autres disciplines, tels que les féminismes et la théorie critique de la race. Il ne s’agit que d’un début, mais ce décloisonnement ouvre la voie à des reformulations fécondes. Il interroge la finalité de l’activité économique. La question de la subsistance et de la satisfaction des besoins sociaux s’y entremêle indissociablement à celle du pouvoir. La valeur est le support de la domination. Elle rend invisible l’arbitraire des jugements sociaux en les naturalisant, en les ancrant dans l’« évidence » des choses qui semblent aller d’elles-mêmes, sous la forme d’une appréciation quant au « mérite » ou à la « productivité » d’un individu. L’exploration de ces points aveugles devrait conduire à approfondir et modifier la réflexion des économistes sur la valeur, en levant le voile sur ce que le paradigme dominant refuse d’examiner sous le nom d’« utilité », cette évaluation subjective qui renvoie tantôt à la force du désir, tantôt à la satisfaction retirée du résultat de nos décisions (Loewenstein, 2000). Le ou la dominé(e) est celui ou celle dont le travail, et donc l’être, a moins de valeur aux yeux de qui la détermine. La domination se situe à l’intersection de la classe, de la « race » et du genre, bien qu’elle ne se résume pas à ces trois variables. En somme, la valeur a peu à voir avec l’efficacité économique ou une simple relation technique entre quantités d’inputs et d’outputs. C’est, parmi d’autres, l’action de ces variables que l’on retrouve derrière l’apparence de compétence ou d’incompétence.
14Au-delà de cette question, l’inclusion de ces dimensions devrait pousser à reconsidérer les théories de la production et du marché du travail. À cet égard, du fait de son ascendant académique, l’économie mainstream a un temps d’avance. Mais elle ne s’ouvre à la question qu’à la condition de ne toucher qu’à la marge à la démarche de maximisation sous contraintes3. Le discours économique fait partie de la sociodicée, cette théorie de légitimation de la domination. De fait, la TR paraît mieux outillée pour l’intégration de l’intersectionnalité. En dehors de l’analyse du champ politique, la centralité du pouvoir étant plus affirmée que creusée, nous pouvons y voir l’ébauche d’un programme de recherche passionnant. Toutefois, la difficulté est réelle, et il peut y avoir loin entre les intentions et la force de schémas inconscients. Notons une évolution substantielle. Les autrices étaient responsables de 5 chapitres sur les 54 de l’édition précédente (2002). Une vingtaine d’années plus tard, 38 % des chapitres sont rédigés par au moins une chercheuse, soit un tantinet plus que la proportion des femmes parmi les économistes (24 % parmi les professeurs d’université et 43 % au sein du corps des maîtres de conférences4).
15Un des principaux attraits de la TR réside dans son approche résolument inter- ou pluridisciplinaire. Ce Nouvel État des savoirs s’ouvre à la science politique, la sociologie, la géographie, la linguistique voire à la biologie, sans tentative d’annexion, puisque la parole est donnée aux chercheurs de ces domaines académiques. Dix chapitres sur 76 sont rédigés par des non-économistes. Un dialogue fructueux s’engage, à distance d’une génuflexion ou d’un hommage obligé, car ces chercheurs soulignent également les limites et difficultés de la TR. Là aussi, l’évolution est notable. Dans l’édition précédente, 3 chapitres seulement étaient rédigés par des non-économistes, en l’occurrence deux historiens et un sociologue. La pluridisciplinarité est indispensable en ce qu’elle offre une chance de s’extirper du sommeil dogmatique dans lequel peuvent tomber des chercheurs plongés dans la routine et qu’elle aide à percevoir les impensés d’une discipline ou d’un paradigme et, par là, à en dépasser les limites, à enrichir l’imaginaire scientifique et mieux rendre compte de la complexité du réel. On ne peut espérer comprendre la société, l’économie, et leurs rapports à l’environnement si l’on fait fi des apports des autres disciplines qui partagent, au moins en partie, un même objet de recherche. Les travaux du GIEC reposent sur de telles fécondités croisées, car l’urgence climatique appelle au décloisonnement – bien que les théories proprement économiques sur lesquels il s’appuie s’inscrivent trop dans le courant dominant (Cointe et Pottier, 2023). Toujours est-il que l’importance des enjeux actuels commande une interpénétration des disciplines ou à tout le moins une collaboration entre elles. À ma connaissance, nulle autre théorie alternative, hétérodoxe, se montre aussi réceptive aux autres champs scientifiques, ce que l’on ne peut que louer. Du reste, la discipline aura moins de chance d’évoluer si l’on ne coupe pas court à l’objection usuelle opposée aux critiques, à savoir l’inexistence d’une théorie complète de remplacement, à même de rendre compte d’une grande foule de phénomènes (un exemple entre mille : Simon, 1979).
16Cette ouverture disciplinaire est le pendant d’un plus grand pluralisme méthodologique, exposé dans le Nouvel État des savoirs : travail de terrain qualitatif, analyse linguistique, modélisation ABM, etc. De même, une sous-partie de l’ouvrage engage le dialogue avec d’autres théories économiques hétérodoxes, post-keynésiennes, conventionnalistes et marxistes en l’occurrence. Cela reflète sans doute à la fois les points communs et de contact entre elles, mais aussi le caractère sous-déterminé, donc accommodant, d’un paradigme qui se refuse à établir des lois invariables et se révèle, partant, compatible avec plusieurs concepts venus d’ailleurs. Cette importance nouvelle des questions méthodologiques, inséparables de réflexions épistémologiques, presque absentes de la précédente édition, où elles ne firent l’objet que d’un chapitre dédié, suscitera l’intérêt du lecteur chercheur.
17L’éclectisme de la TR fait sa richesse et sa force. Mais un certain trouble ne se peut dissiper à la lecture de ce Nouvel État des savoirs. En effet, quand il est pratiqué à un large degré, l’éclectisme confine à la dispersion. Il suscite l’interrogation : qu’est-ce qui, dans cet ensemble fragmenté, disparate, vient faire école ? Si l’on se borne seulement à relever les références philosophiques et sociologiques, on note : Bourdieu, Marx, Gramsci, Dewey, Boltanski, Durkheim, Simmel, Searle, Austin, Darwin (à travers Nelson & Winter), Godelier, Hacking, Lakatos, Spinoza (à travers Lordon), Girard, et j’en passe, sans oublier les économistes au background philosophique comme Commons, Veblen et Ostrom… Les développements qu’ils inspirent sont sans contredit intéressants, mais sont-ils bien compatibles entre eux ? Cette question de la compatibilité va de pair avec celle de la cumulativité des savoirs dégagés par l’analyse. Certes, la TR n’entend pas s’enfermer dans un cadre heuristique trop étroit, et c’est tout à son honneur. Mais, d’une part, certaines théories peuvent être meilleures que d’autres, ou se compléter, ou aller plus loin. Ne pas faire le tri conduit alors à entraver cette nécessaire cumulativité. De l’autre, leur juxtaposition œcuménique peut résulter en une incohérence fatale. À tout le moins cela appelle une clarification. Peut-être ne retient-on que certains aspects, ceux qui sauraient par exemple se détacher d’un ensemble ayant montré ses limites, mais il faut alors le dire. À trop picorer, on court le risque de tout mélanger et le lecteur, confus, n’y glane pas l’intelligibilité qu’il était venu chercher.
18Peut-être cet éclectisme est-il aussi le reflet d’une théorie en cours d’élaboration et de désaccords internes. On devine en creux, à la lecture de certaines contributions, qu’ils existent. Force est de regretter l’absence d’une section dédiée aux débats entre chercheurs de la TR, où ces derniers tenteraient d’aplanir leurs différends ou à tout le moins d’en discuter et de se réfuter les uns les autres pour progresser dans l’œuvre collective. La controverse interne est-elle un luxe qu’une école hétérodoxe, relativement marginalisée comme elles le sont toutes, ne peut se payer ? Est-ce aviver des blessures et donner des armes à un adversaire académique qui n’en demande pas tant ?
19Pour ne pas trop verser dans l’abstraction, prenons pour illustration la référence à Bourdieu, « essentielle mais implicite » (p. 58), voire assumée dans d’autres écrits (Boyer, 2003 ; Amable & Palombarini, 2005 ; Klebaner & Montalban, 2020). Pourquoi la laisser à l’état implicite ? Pourquoi, lorsqu’il s’agit d’analyser concrètement un espace méso, un mode de régulation ou une stratégie d’entreprise ne pas mobiliser la théorie des champs ? En effet, malgré une adhésion proclamée lorsque l’objet du travail porte sur l’appréciation de celle-ci, dès lors que le thème est autre, elle brille par son absence. Cela est d’autant plus dommage que, comme cela a été souligné, elle cadre bien avec l’approche et la méthode de la TR. L’emboîtement-imbrication des divers champs entre eux, à la manière de matriochkas (même s’il peut y avoir des désajustements), rejoint les analyses sur les rapports entre échelles d’analyses micro-méso-macro. Les champs, à la fois champs de forces et champs de luttes pour leur transformation, ont des enjeux mouvants, qui se redéfinissent en permanence du fait des stratégies des agents. Conflictualité des rapports sociaux, primauté des enjeux de pouvoir, importance du symbolique, dialectique subtile de la reproduction et du changement institutionnel… les accointances théoriques sont nombreuses.
- 5 Je me permets également de renvoyer au chapitre 4 de mon ouvrage Sous l’emprise des esprits animau (...)
- 6 Quelques exemples : Favereau, 2001 ; Caillé, 1994 ; Heinich, 2000.
20En raison de ces nombreux points communs, signe de leur compatibilité, la théorie des champs pourrait enrichir la TR par l’approfondissement de certaines directions de recherche. Si on l’intégrait véritablement, elle apporterait en premier lieu une riche théorie alternative des croyances et des anticipations (habitus), où la microéconomie serait macrofondée sans qu’il y ait circularité ou absence d’« agentivité », et où les agents incorporeraient, sous la forme d’un sens pratique ou d’un sens du jeu, analogique et infra-conscient, des dispositions à agir qui reflètent une position sociale. En outre, ce n’est pas négligeable, elle endogénéiserait les « préférences », pour emprunter le langage du mainstream, car l’habitus évolue, même s’il surpondère les expériences lointaines, en fonction du volume des capitaux, de leurs poids relatifs, et de la trajectoire de l’individu (notamment Bourdieu, 1980, 1997)5. Deuxièmement, elle mettrait en lumière le caractère relationnel du social, dont les effets vont au-delà de l’interaction car ils procèdent du champ entier, jusqu’aux individus avec lesquels on n’est pas en contact ; Troisièmement, elle fournirait une méthodologie d’enquête qui part du terrain pour aller vers la théorie, ce qui est sans doute le plus mal perçu par les critiques de Bourdieu6, méthodologie très en phase avec celle de la TR, où les forces agissantes du social, les « capitaux », ne sont jamais des substances préexistantes mais émergent, dans leur définition comme dans leur influence, d’une interprétation des données d’enquête via une analyse des correspondances multiples (s’il en était besoin, une illustration stimulante en est donnée par l’ouvrage Trente ans après La Distinction (Coulangeon & Duval, 2013) qui renouvelle, sur la base de la méthodologie originelle, l’approche des pratiques culturelles).
21Bourdieu, et c’est heureux, n’a pas dit le fin mot de tout. Sa théorie demeure incomplète et n’est pas sans défaut. Mais elle fournit à mon sens une bonne fondation sur laquelle bâtir ses propositions. Il reste encore le reste de l’édifice théorique et empirique à construire. Au moins cela éviterait de repartir de zéro avec chaque chercheur. D’ailleurs, Bourdieu était grand lecteur de Wittgenstein, Spinoza, Searle, Austin et Dewey, qui sont quelques-unes des références mobilisées par la TR. Cela ne signifie pas que sa théorie épuise le réel et ne doive pas être aménagée, corrigée ou complétée pour tenir compte des contextes. Par exemple, il est des temps et des espaces hors-champs, il n’est pas certain qu’il n’y ait qu’une forme de capital spécifique, « symbolique », par champ (cela, c’est l’enquête qui doit le dire)… Par ailleurs, pour continuer de préciser et d’illustrer le propos, la grille de lecture commonsienne employée par la TR dans son analyse de l’entreprise semble procurer un appoint utile en distinguant « transactions de répartition », « transactions de management » et « transactions de marchandage » (p. 507).
- 7 Pour reprendre la distinction féconde de Philippe Mongin (2003).
22La TR se revendique à la fois démarche et méthode. S’étant construite pour partie en opposition à un paradigme où la syntaxe (le rapport des signes entre eux) importe plus que la sémantique (leur rapport à la réalité)7, et donc en inversant l’ordre des priorités épistémiques, elle réhabilite l’observation de terrain et l’attention aux faits. Elle se fonde ainsi sur le primat de l’histoire sans verser dans l’historicisme, car il y a bien des éléments de récurrence, des lois du changement historique que l’analyse met au jour. De fait, la TR se veut « matrice d’exploration et de systématisation des connaissances » (p. 25). Le sens n’y est pas figé, donné une fois pour toute, à charge pour la réalité empirique de s’emboîter de force dedans. « L’enquête est motrice d’une théorisation en mouvement » (p. 25). Aussi cette réflexion épistémologique se traduit-elle par le pluralisme, nécessaire, des méthodes. Il convient de multiplier les perspectives, de s’adapter autant que possible à son terrain, au lieu de chercher à adapter son terrain à la théorie de départ ou de s’en désintéresser.
23Cela passe par le fait de ménager une place à la surprise, voie d’infiltration privilégiée de la réalité dans la recherche, quand le cadre de pensée s’avère inapproprié. D’où l’importance, pour la recherche, de l’induction en vue de l’élaboration de nouvelles théories ou concepts. Son articulation à la déduction, pour la confrontation aux faits, serait constitutive de l’abduction, dont la TR fait l’éloge. Au contraire, l’approche dominante est dite « déductive-nomologique » : « on explique en montrant que les phénomènes examinés se comportent comme des cas particuliers relativement à une ou plusieurs lois » (Mongin, 2002, p. 140) ; la causalité se réduit à une forme de déduction à partir de principes premiers.
24On ne peut que souscrire à ces points de vue. Cependant, ils soulèvent plusieurs interrogations. Tout d’abord, une question de terminologie : pourquoi appeler « abduction » ce que d’autres nomment « induction » ? Nul ne nie l’importance de la seconde. Ce qui fait débat est la valeur de vérité à y attacher. C’est d’ailleurs pour cela que le mainstream est « déductif-nomologique », par préséance de la « syntaxe » sur la « sémantique », et qu’il en paye un lourd tribut : ce sont les méthodes de recherche qui dictent l’agenda, et non l’inverse. Ces deux figures épistémologiques centrales que sont Popper et Friedman (quoique ce dernier n’ait écrit qu’un seul article sur la question dans Friedman, 1953) opèrent une coupure entre contexte de justification, seul à même de donner lieu à un démenti par les faits, et contexte de découverte, non pertinent pour déterminer le caractère non-vrai d’une théorie. Selon l’objection bien connue aux inférences inductives, on ne pourrait jamais déduire du fait que le soleil s’est toujours levé qu’il en sera de même le lendemain. En revanche, il suffirait d’une unique occurrence négative pour la rejeter. Ce qui définit le mainstream me semble plutôt être le primat du test, qui certes se déduit du caractère « déductif-nomologique ». Soit une théorie peut faire l’objet d’un test, et elle est alors falsifiable (Popper), ou plus ou moins conforme aux faits dans ses prédictions (Friedman), soit elle ne le peut pas, et elle ne relève alors pas de la science (Lainé, 2020).
25Ici, la question centrale est celle de la vulnérabilité empirique à conférer aux théories. Cela, le mainstream ne le nie pas. Il en fait même l’objet principal de ses deux réflexions épistémologiques les plus influentes à ce jour (Ibid.). D’ailleurs, on ne comprendrait rien à l’essor considérable des travaux empiriques actuels si l’on occultait cela. Peut-être la concision des chapitres a-t-elle empêché, pour des motifs éditoriaux, de développer une critique approfondie de l’épistémologie standard. Quoi qu’il en soit, il est à craindre que les réflexions ne convainquent pas assez, faute d’avoir plus exploré la question, notamment en reprenant les critiques associées au « théorème de Duhem-Quine » (on ne peut jamais tester une théorie isolément) ou au caractère autodestructeur de la procédure de test (nécessairement pour partie inductive) et de la critique d’infalsifiabilité adressée à certaines sciences sociales, elle-même infalsifiable ! Peut-être la TR ne s’est-elle pas encore aventurée sur ce terrain, privilégiant la méthode. Cela est d’autant plus curieux et dommage que Passeron est cité, lui qui a théorisé ces « espaces non poppériens du raisonnement » que seraient d’après lui les sciences sociales (Passeron, 2006).
26Il y a besoin d’une épistémologie alternative, qui acte la coupure entre sciences sociales et leurs consœurs dites « naturelles ». Qu’est-ce qui fonde la scientificité des premières ? Ces questions-là se posent à tout programme de recherche hétérodoxe, et l’on ne saurait faire grief à la TR de ne pas y avoir encore apporté de réponse très développée.
27L’accent mis sur l’incertitude qui, dans l’ouvrage, demeure assez incantatoire, appelle à une clarification sur le concept de causalité commun aux tenants de l’école de la régulation. Il ne semble pas faire l’objet d’une théorisation à part entière. Pourtant, là encore, la question mérite examen. L’incertitude procède-t-elle des faits (elle est ontologique), des défauts de nos raisonnements ou connaissances (elle est épistémologique), ou des deux ? Dans le second cas, elle est compatible avec une explication causale de nature probabiliste : si A, la cause, alors probabilité p de B, la conséquence. L’absence d’utilisation du calcul probabiliste proviendrait alors des limites de l’entendement humain. Les individus seraient incapables de découvrir, même par approximation mathématisable, les lois contingentes responsables de la genèse des événements et phénomènes.
- 8 D’ailleurs, comme Keynes l’avait souligné dans son Treatise on Probability, déjà, les probabilités (...)
28La TR semble pencher pour une incertitude ontologique (en même temps qu’épistémologique), du fait de la méfiance affichée envers le « déterminisme », comme dans cette phrase : « il y a détermination ou influence par le régime d’accumulation, mais pas déterminisme » (p. 62). Il convient de clarifier la notion sous-jacente de causalité. Celle-ci ne saurait être de type « la cause est invariablement suivie de la conséquence » (ce que paraît désigner dans la citation le vocable de « déterminisme ») mais : l’occurrence de la cause accroît les chances d’occurrence de la conséquence (Menzies & Huw, 1993). Reste à savoir si ces « chances » sont susceptibles d’un traitement probabiliste8. La question n’est pas secondaire, car la théorie du comportement ou des décisions des agents économiques en dépend. Elle l’est d’autant moins que, dans leurs recherches, les économistes sont conduits à manier les statistiques, ce qui pourrait laisser supposer quelque incertitude ontologique de nature probabiliste.
29Peut-être est-ce simplement le reflet d’un sous-investissement sur ces questions, les centres d’intérêt des chercheurs les ayant conduits ailleurs. Toujours est-il que la réflexion gagnerait à les aborder.
30Enfin, il serait intéressant de lire la position de la TR sur un sujet à la fois épistémologique et éthique. On le sait, l’économie est, du moins sous sa forme dominante, une discipline très normative. On devine que la TR souhaiterait se garder de toute orientation politique de la recherche, en dépit d’une invitation quelque peu brutale en ce sens de l’un des contributeurs du livre. Mais cette coupure entre description et prescription a-t-elle lieu d’être ? En effet, réfléchir sur ce qui doit être implique de réfléchir sur ce qui peut être, donc de ne pas renoncer au niveau analytique et descriptif (Hands, 2012). L’écueil du mainstream provient moins de son attachement aux dogmes de la rationalité et de l’autorégulation des marchés que de son mépris des faits (« le souci de coller à la réalité doit être laissé à d’autres classes de modèles » écrivait en 2017 Blanchard, p. 321). En d’autres termes, si les individus étaient aussi rationnels que le postulait la théorie, où serait le problème ?
31Quand on souhaite agir sur le monde, il convient de le faire avec réalisme. Une politique qui méconnaîtrait l’analyse des faits serait vouée à l’échec. Un travail scientifique est de piètre qualité non pas parce qu’il serait mû par quelque intention (d’ailleurs, que sait-on des pensées de celle ou celui qu’on lit ?) mais du fait de ses failles logiques et méthodologiques, de ses impensés et hypothèses infondées, de ses biais ou de ses incompréhensions, etc. bref, c’est toujours pour des raisons de fond, démontrables, qu’une recherche est mauvaise, et non à cause d’une volonté de transformation sociale. Peut-être cette dernière est-elle susceptible de provoquer des blocages émotionnels ou de pousser sur la pente du sectarisme. Cependant, elle ne le fait pas à coup sûr. En outre, si cela était avéré, cela se manifesterait par toutes sortes de biais, que révèlerait un examen de fond. Il suffit alors de démontrer que tel travail est mauvais. Nul besoin d’ajouter un procès d’intention, ou de voir dans celle-ci un argument de rejet. Enfin, l’idée politique nait de l’analyse plus souvent qu’elle ne la précède.
- 9 On lira à ce sujet les éclaircissements salutaires d’Isabelle Kalinowski, « Leçons wéberiennes sur (...)
32Que pense la TR de l’injonction à la « neutralité axiologique »9 ? Doit-on ignorer les conséquences de son analyse ? À l’issue de cette dernière, si le chercheur acquiert la conviction que la société se trouve à bord du Titanic, devra-t-il se contenter d’attendre l’iceberg en se resservant un verre au bar ? S’il démontre que des rapports de forces ou de pouvoirs sont à l’œuvre dans toute relation sociale, devra-t-il refouler ce savoir dans ses rapports avec ses collègues ou dès lors qu’il quitte sa blouse pour enfiler son costume civil ? Peut-on prouver que des aprioris, qu’ils s’enracinent ou non dans des valeurs, sont forcément néfastes ? Ne peuvent-ils, parfois, 1) fournir matière à difficultés fécondes ou 2) conduire le chercheur à révéler l’existence de raccourcis, de sauts périlleux argumentatifs, d’impensés ou d’hypothèses implicites ?
Que l’on me pardonne d’isoler, au sein de ce vaste ensemble foisonnant, en dehors de l’épistémologie, quelques points théoriques qui me semblent mériter discussion.
33L’entreprise relève-t-elle de l’échelle méso d’analyse ou bien est-elle le sujet de la micro-économie ? À première vue, la réponse pencherait en faveur de la seconde option, car il y a deux sous-parties distinctes sur le méso et sur la firme. Cependant, dans le chapitre sur les modèles productifs, il est fait mention des dirigeants et des parties prenantes, mais le sujet des phrases est le plus souvent l’industrie, la firme ou une sorte de logique structurelle sous-jacente. Formellement, les individus existent, mais ils semblent s’effacer derrière les nécessités contingentes. À en juger d’après ce Nouvel État des savoirs, la TR ne propose pas de véritable théorie microéconomique. À tout le moins, il n’y a pas un seul chapitre dédié à l’analyse de l’individu, ses croyances, ses réflexions et ses décisions. Il y a certes, ici ou là, des pistes de réflexion intéressantes sur la symbolisation et la sémiose, mais insuffisamment développées. Il ne suffit pas d’évoquer, aussi pertinent cela soit-il, les « processus sensori-moteur, cognitif, émotionnel et affectif par lequel une personne élabore des représentations sociales du monde au fil de ses expériences » (p. 76), ou les « pratiques d’acteurs produisant une action collective finalisée et structurée » (p. 505). Il faut entrer dans les détails, dire comment les individus procèdent. En tout état de cause, il manque à ce jour une théorie analysant en profondeur les croyances et raisonnements.
- 10 La « rationalité située » à laquelle il est parfois fait allusion, est très similaire. Pour une dé (...)
34Au vrai, une des contributions renvoie à L’Économie politique des capitalismes où l’auteur développe une théorie, succincte, de la « rationalité contextuelle », selon laquelle l’individu adapte ses objectifs et jusqu’à sa façon de réfléchir aux circonstances historiques10. Difficile ne pas se départir d’une certaine perplexité : en quoi cette théorie est-elle si différente de la rationalité mainstream qui suppose elle aussi un ajustement de cette sorte ? Comme le disait Herbert Simon à propos de cette dernière (1992, p. 156) : « La forme d’un dessert à base de gélatine ne peut être prédite à partir des propriétés de la gélatine, mais seulement des propriétés du moule dans lequel elle a été versé. Si les individus étaient parfaitement adaptables, la psychologie n’aurait besoin que d’étudier les environnements dans lesquels ils agissent. […] Contentez-vous d’examiner la forme du moule : analysez l’environnement de l’action et l’objectif de l’acteur, et de là déduisez logiquement et mathématiquement ce que l’action optimale (et donc l’action réelle) doit être. Nulle part n’a cette méthode d’explication du comportement humain été poussée aussi loin que dans la théorie économique néoclassique moderne ».
- 11 Les références demeurent, sur l’application de cette grille de lecture à l’économie : Aglietta & O (...)
35Pour obvier à un malentendu fréquent, la microéconomie canonique, à la Savage et ses épigones, ne postule pas « la maximisation d’une utilité qui ne dépend que des biens consommés » ni même tout à fait « l’existence de préférences indépendantes du contexte social » (Boyer, 2015, p. 112). Son approche, très formaliste, consiste à poser l’existence de certains axiomes purement techniques (au nombre de sept chez Savage, 1954), sans se prononcer le moins du monde sur le contenu de l’« utilité », infiniment ductile et accueillante, qui peut tout à fait inclure, comme le soulignait déjà Arrow (1971) et comme le rappelle Vernon Smith (2010), aussi bien des considérations éthiques qu’esthétiques et sociales… Ainsi, et c’est ce qui a fait la puissance d’attraction de la démarche, pour peu que ces axiomes soient vrais, tout se passe comme si les individus maximisaient le produit de l’« utilité » par les probabilités sans avoir eu à en donner une définition précise et limitative (Tallon & Cohen, 2000). Il s’agit bien d’une théorie de la décision en général, et pas seulement de la consommation, dont les motivations peuvent être sociales (encore une fois, le théoricien ne se prononce pas sur ce qu’est cette notion fourre-tout d’« utilité »). Ce qui est critiquable, dans cette démarche, est notamment sa dimension normative, la signification floue des axiomes techniques quand on les transpose au monde réel, à l’exception de P1, la complétude des états de la nature, et l’association P3-P4, qui postule l’indépendance des croyances et des préférences, qui sont très irréalistes et démenties par l’expérience, mais aussi la conception substantielle et non relationnelle de l’« utilité », car celle-ci, même quand elle est influencée par le contexte social, préexiste à la décision, ce qui exclut de facto des processus mimétiques à la Girard11. Ainsi, pour le mainstream, la société, les autres individus ne sont que des paramètres, des inputs informationnels compulsés par chaque cerveau. Motivations et croyances sont scellées dans une boîte noire.
- 12 Pour une recension en science psychologique, lire John Evans, 2008. Mais cette dualité des raisonn (...)
36En matière microéconomique, il importe d’expliquer comment les individus raisonnent et prennent leurs décisions. La principale critique que l’on peut adresser au mainstream, encore aujourd’hui en dépit de l’imposante montagne de travaux empiriques ayant complexifié le modèle standard, est son irréalisme profond, du fait de son principe directeur de recherche, la maximisation sous contraintes. C’est d’ailleurs pour cette raison que Gerd Gigerenzer parle d’« économie comportementaliste fictive » (« as-if behavioral economics ») et de « programme de réparation », parcourue par « une étrange tension entre une ouverture descriptive et un dogmatisme normatif » (Berg & Gigerenzer, 2010, p. 136-137). Même Kahneman, en introduction de son magnum opus, affirme que la théorie de la rationalité standard est correcte la plupart du temps (Kahneman, 2011). Cette microéconomie est irréaliste parce qu’elle postule le calcul probabiliste, quitte à l’affecter d’une fonction de déformation pour tenir compte des biais cognitifs, comme dans la théorie des perspectives (Tversky & Kahneman, 1991 ; 1992). Or, il y a en tout individu deux façons de réfléchir, la logique, qui utilise autant que possible les probabilités, et l’intuition, analogique, qualitative, qui procède aussi par associations d’idées, sur un fond émotionnel12. Quoiqu’il y ait hétérogénéité individuelle, cette dernière est plus souvent appliquée, et plus l’environnement est incertain, plus elle le sera. Une microéconomie hétérodoxe se doit d’entrer dans les détails en développant l’analyse concrète, empirique, de l’intuition et des croyances dont elle est le soubassement.
- 13 Remarquons à ce propos combien cette critique rejoint celle que Pierre Bourdieu formulait, déjà, e (...)
- 14 À lire (Orléan, 2011), on saisit mieux où se situe vraisemblablement le nœud du désaccord. En effe (...)
37L’analyse monétaire développée par la TR sur des bases anthropologiques girardiennes aura inspiré au moins deux générations de chercheurs hétérodoxes. L’auteur de ces lignes a en partie conçu sa vocation d’économiste à sa lecture. Elle représente ce qui s’est écrit de plus abouti et stimulant à ce sujet. Pour la théorie mainstream, la valeur reflèterait une substance préexistante, logée dans la tête de chaque individu, « l’utilité ». Pour la TR, « la monnaie institue la valeur » (p. 47). Elle « n’est pas un signe représentant une valeur qui lui préexisterait ; elle est la valeur en personne » (p. 47)13. S’il était permis de risquer une observation : pourquoi y aurait-il une alternative ? Pourquoi la monnaie ne pourrait-elle à la fois instituer la valeur et cette dernière lui préexister en partie sous la forme de jugements individuels, subjectifs, de valeur14 ? De même que la causalité entre les échelles micro et macro est à double sens, les structures sociales déterminant les croyances individuelles lesquelles déterminent aussi lesdites structures en retour sans circularité, de même ces deux propositions ne pourraient-elles pas contenir leur part de vérité ? Après tout, les individus peuvent nourrir la conscience d’un décalage entre ce qu’ils estiment être la vraie valeur d’un bien ou d’un travail et son prix. Qu’est-ce qu’une « bonne affaire » sinon une marchandise dont le prix est bien en-dessous de la valeur que l’acheteur lui impute ? Dans la même veine, comprendrait-on les révoltes sociales si le sentiment d’injustice ne procédait pas du décalage entre une conception subjective préexistante de la valeur et le prix du travail ? Peut-être faut-il voir dans ces questions l’expression d’un malentendu de ma part, que dissiperont certainement des développements ultérieurs.
38On comprend que la TR répugne aux lois invariantes en dehors du cadre heuristique général (régime d’accumulation-formes institutionnelles-modes de régulation). Mais n’y aurait-il pas des théories spécifiques valables à toutes les époques, ce qui ne signifie pas que les contextes ne changent pas ? Par exemple, à lire Le Nouvel État des savoirs, on ne sait pas si la TR dispose de théories particulières de la demande, du taux d’intérêt, des politiques budgétaires, de la production, si elle s’appuie en l’espèce sur celles d’autres courants de pensée (comme pourrait le laisser croire le dialogue avec d’autres écoles hétérodoxes) ou bien si elle ne porte tout simplement pas son attention sur ces dimensions. Dans la précédente édition figuraient quatre chapitres sur des modèles (de croissance et de progrès technique), qui contenaient au moins à l’état implicite quelques éléments de réponse kaleckienne, marxiste et keynésienne. Notons d’ailleurs à ce propos, la quasi-absence de modélisation dans la nouvelle mouture. Une clarification à ce sujet aurait été bienvenue, mais peut-être était-ce trop attendre d’un travail titanesque qui saura, à coup sûr, trouver sa place dans la bibliothèque de tout chercheur ou apprenti-chercheur curieux et désireux de progresser.