- 1 Discussion avec l’auteur lors du séminaire « Sociologie politique de l’économie » à l’Université P (...)
1Our Lives in Their Portfolios est un essai d’économie politique qui cherche à décrire et à expliquer un bouleversement paradigmatique du capitalisme tardif. Géographe à l’université d’Uppsala, Brett Christophers n’en est pas à son coup d’essai en la matière. Ce livre s’inscrit en effet au croisement de ses deux précédents – également publiés chez Verso – traitant respectivement de la privatisation du foncier public au Royaume Uni (Christophers, 2018), et du développement d’un « capitalisme rentier » au sein de l’économie contemporaine (Christophers, 2020). De fait, le sujet de ce troisième opus est apparu à l’auteur au cours de ses réflexions sur la propriété et les dynamiques d’accumulation de richesses, qui l’ont conduit à remarquer l’apparition récurrente d’un type d’acteur capitaliste : les sociétés de gestion d’actifs1.
- 2 Parfois considérées comme des « institutionnels » en raison de leur statut de société d’investisse (...)
- 3 Sauf mention contraire, les citations tirées de l’ouvrage sont des traductions de l’auteur de cett (...)
2Le livre dévoile le rôle croissant de ces intermédiaires financiers dans la reproduction sociale quotidienne à travers la détention de logements ou d’infrastructures (de transport, de réseaux d’eau, d’énergie ou de télécommunications) pour le compte de leurs clients-investisseurs. Les sociétés de gestion d’actifs comme Blackstone, Brookfield ou Macquarie lèvent des capitaux auprès d’une variété de sources, des fonds de pension aux fonds souverains – en passant par les individus fortunés communément appelés les « 1 % » –, et placent cet argent dans différentes « classes d’actifs ». Ces derniers génèrent un retour sur investissement à travers la combinaison de recettes (comme les loyers des logements, ou les abonnements pour l’accès à l’eau, auxquels s’ajoutent potentiellement des plus-values lors de la revente) et d’ingénierie financière. Leur activité consiste donc à offrir à ces investisseurs des services de gestion pour compte de tiers, ici dans le secteur des actifs dits « réels2 ». Le développement de ce « type particulier, quintessentiel de l’époque contemporaine, de propriété financière-capitaliste » (p. 3) est le résultat d’un processus de réintermédiation financière qui a initialement émergé dans le secteur du capital-investissement (private equity) dans les années 19803. À la faveur de la crise financière globale de 2007-2008, il s’est étendu vers le logement, les infrastructures d’énergie renouvelables, les exploitations agricoles, ou encore les EHPAD, les hôpitaux et même les prisons. Et ce avec des conséquences délétères pour « toutes nos vies [qui] sont désormais partie intégrante de leurs portefeuilles d’investissement » (p. 8), même si ces changements ne sont pas toujours perceptibles pour les personnes concernées, selon Christophers.
3Son propos s’organise autour de l’idée d’une « société de gestionnaires d’actifs » (asset manager society), concept visant à « indiquer la substance et l’importance » (p. 15) du pouvoir croissant de propriété des entreprises de gestion d’actifs dans « nos systèmes et cadres physiques les plus essentiels » (p. 7). Cette proposition conceptuelle est ancrée dans les récents débats autour de la transition vers un « capitalisme de gestionnaires d’actifs » à la suite de la crise financière globale. Avancé par le chercheur en économie politique Benjamin Braun (2021), le « capitalisme de gestionnaires d’actifs » (asset manager capitalism) désigne un nouveau « régime de gouvernance d’entreprise » (corporate governance regime), et par extension macroéconomique, dans lequel les sociétés de gestion d’actifs – particulièrement les « Big 3 », BlackRock, Vanguard, et State Street, qui dominent le marché des fonds négociés en Bourse (exchange traded funds) – sont devenues de puissants actionnaires présents au capital de nombreuses sociétés. Si Christophers admet l’importance de ces changements, il soutient que l’étude de l’implication de gestionnaires d’actifs dans les sphères de la reproduction sociale que sont le logement et les infrastructures nécessite un nouveau concept.
- 4 Comme le rappelle Christophers, le secteur est dominé par les fonds non cotés, dont les parts s’éc (...)
- 5 Il distingue les « généralistes » intervenant dans toutes les « classes d’actifs » (Bourse, fixed (...)
4L’ouvrage suit une progression thématique, en examinant des questions qui vont bien au-delà de ce que suggère son sous-titre (Why Asset Managers Own the World). Dans les trois premiers chapitres, principalement descriptifs, Christophers s’emploie à détailler systématiquement les raisons de ce qu’il observe. Le premier introduit ainsi les « fondamentaux » de la « société des gestionnaires d’actifs » : comment elle fonctionne, qui sont ses principaux avatars, et comment ils participent à l’accumulation du capital. Les fonds d’investissement sont au cœur du fonctionnement de cette société4. Ces instruments juridiques et financiers créés par les gestionnaires d’actifs leur permettent de collecter des capitaux auprès des investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds souverains, compagnies d’assurance et autres banques d’investissements) et de particuliers, et ainsi de constituer un portefeuille d’actifs pour leur compte. Ils sont administrés par des sociétés de gestion d’actifs, que Christophers classe en trois types : les « pure players » spécialisés dans la gestion d’actifs5, les institutions financières qui ont des filiales de gestion d’actifs (p. ex. les compagnies d’assurance comme Legal & General ou AXA), et enfin les exploitants d’actifs qui investissent en compte propre mais aussi pour compte de tiers-investisseurs (p. ex. Grovesnor Group ou Greystar). En tant que gestionnaires des fonds propriétaires des actifs, ces sociétés opèrent comme des rentiers : elles extraient la valeur que le logement et les infrastructures génèrent à travers la captation des paiements de leurs usagers (comme les loyers des logements), ou d’autres formes de socialisation des coûts d’accès (comme les impôts dans le cas d’hôpitaux financés par des partenariats public-privé en Grande-Bretagne). Une partie de ces revenus est redistribuée à leurs clients ainsi qu’aux banques auprès desquelles elles s’endettent pour améliorer le retour sur investissement de leurs fonds propres (ce qui est connu dans le milieu de la finance comme « l’effet levier »). L’autre partie leur revient pour rémunérer leurs services fiduciaires, sous formes de commissions de gestion et de bonus de performances (que l’on appelle la règle du « 2+20 » dans le milieu du capital-investissement, d’où elle a été importée).
5Le chapitre II plonge dans l’histoire de cette « société des gestionnaires d’actifs ». En tant que « phénomène historique relativement nouveau » (p. 70), elle est présentée comme « le produit de changements politico-économiques plus larges, liés en particulier à l’évolution du rôle de l’État » (p. 68). Avant les années 1990, ce phénomène était marginal du fait de la faiblesse des investissements institutionnels dans les actifs physiques (hormis pour l’immobilier non-résidentiel, comme les bureaux), et de la fragmentation de la propriété – deux facteurs qui ont évolué à la suite de changements dans la réglementation financière et de la privatisation du patrimoine public. La période 1990-2007 constitue une phase de croissance, avec le développement de la gestion d’actifs dans les infrastructures en Australie et dans le logement aux États-Unis, avant que son centre de gravité ne se déplace en Europe – et particulièrement en Grande-Bretagne, où elle est alimentée par des programmes massifs de privatisation. La crise financière globale de 2007-2008 marque un tournant : d’une part, la centralité des banques est remise en cause par de nouvelles réglementations ; de l’autre, les politiques macroéconomiques de taux bas pratiquées par les banques centrales pour relancer l’économie poussent les investisseurs institutionnels à chercher de nouveaux débouchés pour la rémunération de leurs capitaux. À ceci s’ajoute un consensus idéologique sur les besoins massifs de rénovation d’une infrastructure vieillissante dans les pays du Nord, le tout contribuant à une croissance rapide de la gestion d’actifs dans les actifs dits « réels » (la valeur des actifs sous gestion progresse alors de 20 % par an de 2009 à 2019 dans les infrastructures, et de 13 % dans l’immobilier). Cette croissance est aussi géographique, car les gestionnaires d’actifs étendent leur domaine d’intervention en direction des pays du Sud global, avec l’aide d’institutions internationales comme l’ONU et la Banque Mondiale, qui promeuvent des politiques de développement visant à « dé-risquer » leurs investissements.
6Le chapitre III poursuit ce questionnement géographique en proposant une cartographie du secteur à travers ses différentes composantes (logement, foncier agricole, énergie, transport, télécommunications, réseaux d’eau et « infrastructures sociales » comme les écoles, hôpitaux ou prisons), ses espaces et ses principaux acteurs. En particulier, il dissèque d’où vient l’argent, où il est collecté, puis investi – tout en relevant le fait que cette entreprise est rendue difficile par l’opacité entretenue par le secteur. Sans surprise, la plupart des capitaux collectés par les gestionnaires d’actifs proviennent d’Amérique du Nord et d’Europe (et d’Asie-Pacifique dans le cas particulier de l’infrastructure). Ces sociétés se concentrent aux États-Unis, à l’exception de celles qui investissent dans le domaine du logement, domiciliées notamment en France (AXA, Amundi) et en Allemagne (Allianz, Patrizia). Il est intéressant de noter que la géographie diffère également en matière d’atterrissage des capitaux. Alors que l’Amérique du Nord et l’Europe captent 50 % des investissements, seulement 10 % de ceux-ci sont dirigés vers l’Amérique Latine et l’Afrique. Par contraste, le marché résidentiel est dominé par les États-Unis qui polarisent 70 % des investissements (dans les immeubles collectifs, mais aussi les pavillons et les mobile-homes), suivis par l’Europe où d’importants marchés se sont développés. C’est le cas en Espagne où, suite à l’éclatement de la bulle immobilière en 2007-2008, Blackstone et d’autres fonds opportunistes ont racheté des actifs à bas prix. Notons donc à ce stade que, contrairement à ce que le sous-titre de l’ouvrage suggère, les gestionnaires d’actifs ne possèdent pas « le monde », mais certaines de ses parties. Comme le souligne Christophers, il faut aussi garder à l’esprit que cette géographie a une composante offshore, car les fonds sont bien souvent domiciliés dans des paradis fiscaux.
7Les deux chapitres suivants sont davantage explicatifs et forment le cœur de la critique de la « société des gestionnaires d’actifs ». Cette critique suit une argumentation qui déconstruit méthodiquement le discours officiel du secteur, notamment tel qu’il est porté par la Global Infrastructure Investors Association, une des organisations phares de représentation de ses intérêts. Le chapitre IV part donc de l’idée, avancée par ses promoteurs, que ce système de financement bénéficierait aux usagers et aux pouvoirs publics. Christophers explique au contraire que la gestion d’actifs exacerbe les risques, qui sont dans le même temps socialisés. Et de mentionner à titre d’exemple certaines dispositions contractuelles qui prévoient que si la demande pour des services (de transports, ou d’eau par exemple) n’est pas à la hauteur des profits escomptés par les gérants de fonds, alors l’État doit verser des indemnités compensatoires. Parallèlement, les gestionnaires d’actifs privatisent les profits, qu’ils cherchent à maximiser en augmentant les bénéfices et en diminuant les coûts d’entretien. Outre les hausses de loyer et les évictions qui s’ensuivent généralement dans le logement, ou le sous-investissement chronique, ces pratiques se traduisent par des conséquences d’ordre vital pour les populations : Christophers cite par exemple une étude montrant qu’aux États-Unis, les patient·es d’établissements de soins pour seniors détenus par des fonds d’investissement encourent un sur-risque de mortalité de l’ordre de 10 %.
8Ceci étant, Christophers prend ses distances par rapport à certaines critiques de la financiarisation, qu’il juge « malavisées et émoussées » (p. 183). La gestion d’actifs ne se distingue en effet pas tant par l’extraction de rente – ce qui s’applique plus généralement à la propriété privée, y compris les petits investisseurs particuliers selon lui – que par son court-termisme, ce qui se traduit par « une rotation intense [des actifs], les gérants achetant des actifs résidentiels ou infrastructurels de toutes sortes pour les mettre en vitrine et les revendre quelques années plus tard – souvent à d’autres gérants de fonds, qui recommencent alors le même cycle » (p. 191). Il explique ce court-termisme par la domination des fonds fermés importés du monde du capital-investissement, qui sont conçus pour de courtes périodes d’investissement (7 à 12 ans). Par extension, il prend le contrepied du discours des gestionnaires d’actifs qui relient traditionnellement l’attractivité des actifs réels à leur capacité à générer des revenus stables et prévisibles, par exemple à travers les loyers, et qui annoncent s’engager pour de longues périodes. Or pour Christophers, ces flux de recettes ne sont qu’un moyen en vue d’une autre fin : signaler aux autres investisseurs un potentiel de valorisation, et donc gonfler les plus-values en revendant à un prix plus élevé. D’où le fait que les gestionnaires d’actifs sont en réalité des « traders glorifiés » (p. 196).
9Le chapitre V poursuit cette entreprise critique en s’attaquant à l’idée que les gestionnaires d’actifs représenteraient les intérêts des « enseignants, infirmières, pompiers » (selon la formule de Blackstone), dont ils feraient fructifier l’épargne-retraite. Calculs à l’appui, Christophers démontre que les gestionnaires d’actifs gagnent quelle que soit l’issue de leurs stratégies d’investissement – donc y compris en cas de pertes – tandis que les épargnants ne récoltent au final que peu de bénéfices (40 $ par an et par personne en moyenne, dans le cas d’un fonds capitalisé à hauteur de 300 millions de dollars, et réalisant 390 millions de dollars de profits), voire perdent leur mise. De plus, il déconstruit le mythe de la redistribution par capitalisation. D’une part, l’épargne-retraite gérée par les fonds de pension est caractérisée par des inégalités spatiales et sociales : il rappelle qu’aux États-Unis, les 20 % des cotisant·es les plus riches détiennent 50 % de l’encours de l’épargne-retraite. D’autre part, si les fonds de pension sont d’importants clients des gestionnaires d’actifs, ce ne sont pas les seuls : les fonds souverains, les compagnies d’assurance et les banques d’investissements sont aussi d’importants pourvoyeurs de capitaux dans leurs fonds, qui n’obéissent pas forcément à un agenda redistributif. Qui plus est, ces autres types d’investisseurs sont capables de négocier de meilleures conditions avec les gestionnaires d’actifs (en obtenant par exemple un intéressement au résultat) que les fonds de pension, dont les retours sur investissement sont dégradés. Partant, la « société des gestionnaires d’actifs » est conceptualisée comme une forme « d’extractivisme fiscal », qui repose sur des stratégies juridiques et fiscales allant de l’optimisation à l’évasion fiscale, le tout pour augmenter ses profits.
10Le sixième et dernier chapitre, qui sert de conclusion à l’ouvrage, prend la forme d’une discussion des évolutions récentes et des perspectives futures de la « société de gestionnaires d’actifs ». Christophers rappelle que la pandémie de Covid-19 n’a rien changé à la structure politico-économique de la propriété, et qu’elle était donc seulement une parenthèse marquée dans les pays des Nords par des discours sur le « quoiqu’il en coûte », suivie d’efforts renouvelés pour étendre le domaine de la gestion d’actifs, notamment en direction du Sud global. De même, il défend l’idée que les crises « jumelles » du logement et du climat ont, jusqu’à présent, servi à cette expansion, du fait des échecs gouvernementaux à contenir l’action des gestionnaires d’actifs dans le premier domaine ; et de la capacité de ces sociétés à se frayer un chemin dans les politiques de lutte contre le réchauffement climatique comme le Green New Deal, notamment grâce à un lobbying efficace. Enfin, alors que le récent retour de l’inflation pourrait marquer un coup d’arrêt à la croissance de la gestion d’actifs du fait de la remontée des taux d’intérêt – qui sont cruciaux dans le gonflement des retours sur investissements du fait de l’effet levier –, Christophers défend qu’il n’en est rien, voire même que cette conjoncture pourrait bénéficier au secteur. Il avance différentes raisons pour cela, notamment le fait que les investissements des gestionnaires d’actifs pourraient bénéficier de l’inflation, car ils sont propriétaires d’actifs soit dans des secteurs dont les profits sont dopés (nourriture, énergie), soit dans d’autres qui bénéficient de mécanismes d’indexation (comme le logement). Dans les dernières pages du chapitre, Christophers livre enfin son interprétation du pouvoir des gestionnaires d’actifs, qui tient selon lui à la captation et au contrôle de l’argent qu’ils exercent « plus que tout autre acteur économique à n’importe quelle période historique » (p. 296). En somme, comme il l’écrit, la réponse qu’il apporte à la question posée en sous-titre – « pourquoi les gestionnaires d’actifs possèdent le monde ? » – est assez simple (« straightforward », p. 295).
11Our Lives in Their Portfolio est une critique minutieuse d’un sujet capital, dont les conséquences sur la vie quotidienne de nombreux·ses citoyen·nes sont considérables. S’il prend la forme d’un essai assez dense sur un sujet qui peut sembler complexe au premier abord, il demeure relativement accessible car son style est très didactique et son organisation analytique, tout en mobilisant de nombreuses vignettes qui permettent d’incarner le propos. À ce titre, l’ouvrage ne manque pas de mérite sur le plan intellectuel, mais aussi politique. Selon la géographe Desiree Fields (2017), la financiarisation du logement – et plus généralement de l’économie – pose un défi de taille aux mouvements de résistance qui cherchent à s’opposer à Blackstone et ses pairs, du fait de la multiplication des intermédiaires qui accroît la distance spatiale, mais aussi cognitive, et rend ainsi plus difficile l’imputation de responsabilités. Or c’est précisément cette distance que ce livre peut aider à réduire en se concentrant sur un des intermédiaires-clés de la financiarisation contemporaine et en disséquant ses logiques opératoires.
12L’ouvrage fait ainsi écho à de nombreux travaux francophones sur la financiarisation du régime d’accumulation capitaliste, dont ceux de l’École de la régulation sur les fonds de pension. Il y a deux décennies, certains auteurs relevaient déjà ainsi que la « gestion institutionnelle a[vait] été le lieu d’une dynamique extrêmement intense de la division du travail », avec une « démultiplication des intermédiaires spécialisés » (Lordon, 2000, p. 96), dont des gérants à qui les fonds de pension déléguaient l’allocation. Émergente dans les années 1950, cette délégation des investissements s’est pleinement développée dans le sillage de la réforme du système des fonds de pension de 1974 aux États-Unis, qui renforce ses fondements juridiques en réduisant l’intérêt des délégataires (trustees) à une dimension financière et en consacrant les gérants de fonds comme leurs exécutants (Montagne, 2014 ; voir aussi Sauviat, 2004 ; Vanatta, 2023). Avec l’expansion à l’international de ces fonds de pension, cette réforme se traduit par l’institutionnalisation d’un modèle dit « benchmarké » dans lequel ces investisseurs délèguent la gestion de leurs capitaux à des sociétés tierces (via des mandats exclusifs de type « separate accounts ») et son évaluation à des consultants privés. La crise boursière de 2001 a débouché sur une transformation de cette architecture de l’intermédiation financière : en investissant dans le secteur de la gestion d’actifs « alternatifs » (dont l’immobilier) dans l’espoir de compenser les moindres performances du marché des actions, les fonds de pension ont renoncé au contrôle exercé par le modèle « benchmarké » au profit des gestionnaires d’actifs disposant de plus grande latitude à travers des fonds capitalisés par divers investisseurs (Montagne, 2009).
13Récemment, la croissance de ce pan du secteur de la gestion d’actifs a été interprétée comme l’avènement d’une « seconde financiarisation ». Par ce concept, Benquet et Bourgeron (2021) désignent la restructuration du régime d’accumulation capitaliste à travers l’apparition d’un pôle au sein du secteur bancaire, puis de son autonomisation. Selon cette grille de lecture, les entreprises de ce pôle se caractérisent par une moindre régulation, un « modèle économique plus agressif » et une activité « sur le continent caché des transactions de gré à gré », dont l’immobilier (ibid, p. 67). C’est ce continent qu’Our Lives in Their Portfolio explore, son originalité résidant moins dans l’analyse de la gestion d’actifs en soi que dans celle de son extension au logement et aux infrastructures. Il reprend en cela le fil d’autres recherches qui se sont intéressées au rôle croissant des acteurs financiers en général, et des fonds d’investissement en particulier, dans le domaine des infrastructures (Cremieux, 1999 ; Lorrain, 2008 ; Ashton, Doussard & Weber, 2020) et de l’immobilier (Nappi-Choulet, 2013 ; Duros, 2019 ; Guironnet & Halbert, 2023). L’analyse de ce processus à la lumière des débats récents sur le « capitalisme de gestion d’actifs » permet de revisiter ces travaux en donnant une dimension systémique au propos, dans la veine des approches « externalistes » (Chiapello, 2017) d’économie politique qui se penchent sur ces questions « par le haut », à partir des transformations structurelles et des rapports de pouvoir entre acteurs.
14Dans cette perspective systématique, Christophers développe une approche transversale de la gestion d’actifs, alors que les multiples types d’investissements et d’espaces sont souvent traités en silo dans la littérature académique, notamment dans les études urbaines, qui ont multiplié les recherches sur ces sujets (Halbert & Attuyer, 2016). Ici, le traitement de différentes « classes d’actifs » permet de développer une analyse globale qui fait apparaître des points de similarités et des différences – même si cet aspect comparatif apparaît en creux, sans être forcément explicité en tant que tel. De même, l’inclusion du foncier agricole, de champs éoliens ou d’autres infrastructures d’énergies est une exception bienvenue par rapport à la frontière traditionnelle entre espaces ruraux et espaces urbains qui structure les études de la financiarisation. Là encore, si cette entrée permet de dégager des logiques communes à ces types d’espaces, elle n’est pas revendiquée en tant que telle, et donc non théorisée.
15Un autre apport du livre est justement de montrer l’importance de l’espace géographique dans les inégalités économiques et les rapports de pouvoir entre classes sociales. D’une certaine manière, on peut interpréter l’analyse de Christophers comme une démonstration du fait que la production et la gestion de l’environnement construit et naturel est un rouage-clé dans la transmission des effets du pouvoir des gestionnaires d’actifs sur la société et la vie quotidienne, ce que bon nombre d’analyses d’économie politique de la financiarisation tendent à négliger. Car si l’on dispose déjà de travaux sur la gestion d’actifs à travers l’étude du capital-investissement (Bédu, Foureault & Palard, 2022), ils tendent à se concentrer sur des questions d’emploi et de développement industriel.
16Il apparaît chemin faisant que cet ouvrage ne s’adresse pas seulement à un lectorat universitaire. Publié chez Verso Books, éditeur indépendant qui se réclame d’une ligne radicale, il ne contient pas de longs développements théoriques. Christophers est pourtant coutumier du fait : il est l’auteur de plus d’une trentaine d’articles scientifiques au cours de la dernière décennie à propos de la financiarisation du capitalisme, caractérisés par une forte ambition théorique orientée vers la (re)fondation d’une économie politique marxienne à hauteur des évolutions et des enjeux du capitalisme contemporain. D’où certaines attentes à la lecture de cet opus, qui ont été inégalement satisfaites.
17L’absence de détails méthodologiques (qui auraient pu faire l’objet d’une annexe par exemple, pour ne pas dérouter un lectorat non-universitaire) interroge. Non seulement du fait des canons scientifiques, mais aussi parce que Christophers insiste à plusieurs reprises sur les difficultés à enquêter sur le sujet. De fait, il apparaît que son propos s’appuie principalement sur une recherche en chambre (revue de presse, bases de données, rapports annuels) et sur une discussion de la littérature (à la fois l’économie orthodoxe, et les approches critiques en études urbaines). Soit, mais faut-il en déduire qu’il s’agit d’un choix par défaut, lié à une difficulté d’accès au terrain, ou à un parti pris ? Et pourquoi sélectionner certaines sources et cas, et pas d’autres ?
18Ses méthodes le conduisent à s’appuyer principalement sur des sources secondaires, ce qui peut s’avérer parfois problématique. (J’ai par exemple relevé une erreur factuelle, lorsqu’il cite la France comme l’un des pays où les gestionnaires d’actifs sont propriétaires de « vastes » patrimoines de logement [p. 117], ce qui semble exagéré par rapport à la hausse récente mais limitée de leurs investissements dans le domaine, voir Guironnet, Bono & Kireche [2023]). Son interprétation du modèle économique de la gestion d’actifs réels, à savoir que les recettes courantes (loyers des logements, péages des autoroutes etc.) sont un moyen pour décupler les plus-values est stimulante. Elle s’appuie toutefois seulement sur une étude tierce menée par des chercheurs sur le domaine des infrastructures. Elle demanderait à être davantage étayée empiriquement : tant sur l’objet du logement, mais aussi par d’autres méthodes de l’enquête de terrain permettant de qualifier les pratiques des gestionnaires d’actifs, que ça soit par des entretiens semi-directifs ou au moyen d’observations ethnographiques.
19On pourra aussi regretter que le livre n’approfondisse pas certains points de l’analyse. C’est le cas, d’une part, de la trajectoire de la gestion d’actifs réels. Christophers prend le soin de resituer sa croissance sur le plan historique, mais aussi géographique : il rappelle que, dans le domaine des infrastructures, son développement s’enracine en Australie, en lien avec la politique de privatisation des équipements publics et la présence de fonds de pension domestiques du fait d’un système de retraite par capitalisation ; tandis que son apparition dans le logement se joue plutôt aux États-Unis, dans le sillage de la crise des caisses d’épargne qui crée des opportunités de rachat à bas coût de portefeuilles d’actifs dits « en détresse » par des sociétés comme Goldman Sachs et Blackstone. Bien que l’économie générale du livre ne se prête pas à rentrer davantage dans les détails, comme d’autres l’ont fait à travers des monographies du capital-investissement (Benquet & Bourgeron, 2019), ces passages donnent envie d’en savoir plus sur l’avènement de la gestion d’actifs « réels » en tant que secteur à part entière, notamment dans ses relations avec l’État – par exemple en matière de lobbying quant à la capacité à sécuriser des évolutions réglementaires favorables (Kleiner, 2003) –, ce que Christophers évoque brièvement, en conclusion, sur le financement des politiques de transition écologique.
- 6 Et que les investisseurs particuliers fortunés sont d’important détenteurs d’épargne. Selon Morena (...)
- 7 Miriam Gottfried, « Mom and Pop Millionaires Are Driving Blackstone’s Growth », The Wall Street Jo (...)
20D’autre part, l’auteur insiste beaucoup sur les clients institutionnels des sociétés de gestion d’actifs, aux dépens de leurs clients particuliers qui sont mentionnés en passant – notamment au sujet de l’australien Macquarie qui se distingue d’autres sociétés par sa spécialisation dans la gestion de fonds cotés en Bourse et ouverts à ce type d’investisseurs. Il aurait été intéressant de leur accorder un peu plus d’importance, d’autant que cela aurait renforcé la thèse du livre6. L’immobilier n’échappe pas, en effet, à la règle des inégalités patrimoniales, selon laquelle l’épargne financière est tendanciellement réservée aux ménages les plus riches. En 2019, les investisseurs particuliers représentaient 20 % de la valeur des capitaux levés par Blackstone, qui considérait qu’il s’agissait d’un levier de croissance pour son activité7. Et si cette catégorie de clients désigne selon l’entreprise des ménages capables d’apporter une mise initiale de 2 500 $, dans les faits, le ticket moyen de son fonds coté « Blackstone Real-Estate Income Trust » s’élevait à 130 000 $. D’autres fonds s’adressent par ailleurs explicitement à des particuliers fortunés, comme « Bepimmo » commercialisé par Blackstone et BNP Paribas Cardif, dont le ticket d’entrée s’élève à 100 000 €.
21Venons-en maintenant à la proposition centrale de l’ouvrage : la « société des gestionnaires d’actifs ». Voilà un effort bienvenu de mise à jour des cadres d’analyse du capitalisme contemporain à partir d’une réorganisation interne de la finance, et de discussion de ses spécificités en matière d’infrastructures de reproduction sociale.
- 8 Distinction qui mérite discussion en soi car, d’une part, les sociétés dont les parts sont commerc (...)
- 9 C’est le cas des sociétés qualifiées de « pure players » de la gestion d’actifs, dont les « généra (...)
- 10 On parle de gestion « active » pour le premier, le principe étant de sélectionner des investisseme (...)
22À cet égard, la « société des gestionnaires d’actifs » de Christophers diffère du « capitalisme de gestionnaires d’actifs » de Braun en plusieurs points. Premièrement, en ce qui concerne les types d’actifs : les gestionnaires d’actifs « généralistes » concentrent leurs placements sur les marchés boursiers et obligataires, tandis que les actifs fixes comme les infrastructures et le logement sont catégorisés parmi les actifs dits « alternatifs ». Cette différence n’est pas seulement taxonomique, Christophers opposant la « forme numérique » des titres boursiers, qui sont au mieux des « titres de papier » (p. 14) à la matérialité de ces actifs dits « réels »8. Deuxièmement, la « société des gestionnaires d’actifs » repose sur une propriété directe de ces actifs physiques (ou d’une prise de participation majoritaire dans les entreprises chargées de leur exploitation quotidienne). Lorsque les « Big 3 », à l’instar de BlackRock, sont impliqués dans l’immobilier, c’est souvent indirectement, à travers des fonds indiciels qui prennent des participations dans des sociétés cotées en Bourse. Par contraste, Blackstone et ses concurrents « contrôlent l’actif physique », et peuvent donc « décider de l’exploitation commerciale de l’actif : à qui l’électricité est vendue, si les tarifs de péage devraient augmenter, comment le foncier agricole devrait être loué, et ainsi de suite » (p. 39). Ceci se traduit par une « règle empirique simple » (p. 40), qui délimite les contours de la « société de gestionnaires d’actifs » en fonction du degré de contrôle sur les actifs fixes. Contrôle qui peut d’ailleurs prendre différentes formes, y compris celles de consortiums réunissant plusieurs sociétés de gestion d’actifs, ou de concessions (comme les partenariats public-privé [PPP], aussi connus sous le nom de Private Finance Initiative en Grande-Bretagne). Troisièmement, de ce fait, la « société des gestionnaires d’actifs » détermine l’accès au logement, à la nourriture ou à l’énergie ; ses impacts sur la vie quotidienne des populations étant ainsi « viscéraux » (p. 14), « directs et continus » (p. 16). Quatrièmement, la gestion d’actifs financiers et réels implique des sociétés distinctes, même si certaines sont impliquées dans les deux types9. Ces sociétés se distinguent surtout par des modèles d’affaires différents : la gestion d’actifs « réels » est présentée comme une opération certes complexe de collecte de différentes sources de revenus, mais très lucrative. D’après les calculs de l’auteur, pour générer 1 $ de profit en 2020, Blackstone aurait eu besoin de lever quinze fois moins de capital auprès de ses clients-investisseurs que BlackRock. Car sous le même nom générique de « gestion d’actifs » coexistent deux modes de gestion distincts10.
- 11 Certes, BlackRock est listé comme l’un des acteurs impliqués dans le marché des actifs réels (donc (...)
23Même s’il est intéressant, cet exercice du jeu des sept différences n’est pas totalement abouti. En particulier, la nature de la distinction entre les deux concepts, et donc l’apport de celui de « société de gestionnaires d’actifs », n’est pas claire. S’agit-il d’une différence de nature, ou de degré ? Est-ce que la « société » est un sous-type du « capitalisme de gestionnaires d’actifs » ? Ou bien font-ils partie d’un ensemble plus large, et si oui lequel ? Ces questions restent en suspens, d’autant plus que dans le dernier chapitre, Christophers relâche sa distinction en incluant fréquemment BlackRock dans sa discussion de la « société de gestionnaires d’actifs »11.
- 12 Selon l’analyse MSCI (2022), avec une taille de marché de 513 milliards de dollars, la France étai (...)
- 13 Voir Léa Guedj, « Les entrepôts logistiques, le Far West du marché de l’immobilier », Reporterre, (...)
- 14 François Miguet, « Au cœur de Blackstone, chez les seigneurs de Wall Street », Le Point, 14 avril (...)
24En outre, les critères de définition de la « société de gestionnaires d’actifs » soulèvent quelques interrogations. Puisque personne ne vit dans des tours de bureaux, des centres commerciaux, ou des plateformes logistiques, et que le loyer payé par leurs locataires « tend à nous affecter seulement indirectement et de manière intermittente » (p. 16), Christophers a fait le choix d’exclure ces types de biens immobiliers de son analyse – et par extension de son concept. Ces derniers sont pourtant choyés des gestionnaires d’actifs, et demeurent leur terrain de prédilection dans certains contextes géographiques. Certes, ce phénomène a des conséquences peut-être moins immédiates par rapport à des augmentations de loyers ou des évictions de domicile, mais il s’accompagne d’effets structurants. En France, marché important pour la gestion d’actifs immobiliers12, les gestionnaires d’actifs privilégient tendanciellement des immeubles de bureaux de grande taille, localisés au sein de quartiers d’affaires, et loués à de grandes entreprises (Guironnet & Halbert, 2023). D’où une difficulté des petites et moyennes entreprises à accéder à ce type d’immobilier, ainsi que des effets en cascade sur l’urbanisme et la vie quotidienne : la concentration des bureaux à l’architecture standardisée au sein de pôles d’affaires produit un paysage monofonctionnel, qui est déserté après les heures de fermeture des entreprises. On peut également citer le cas de la logistique, marché qui a le vent en poupe auprès des gestionnaires d’actifs (Raimbault, 2019), et qui se traduit par la construction de nombreux complexes de dizaines de milliers de mètres carrés contribuant à l’artificialisation des sols13. Blackstone, présenté comme l’avatar de la « société de gestionnaires d’actifs », est par exemple propriétaire d’un important portefeuille logistique à l’échelle mondiale, d’une superficie équivalente à celle de la ville de Paris14. Les investissements des gestionnaires d’actifs dans l’immobilier non-résidentiel sont par ailleurs une source de pouvoir économique, mais aussi politique. Dans le cas français, les sociétés foncières cotées en Bourse ont mené une campagne médiatique contre un projet du gouvernement Ayrault qui aurait conditionné les avantages fiscaux dont elles bénéficient à un quota d’investissement dans le logement, en menaçant alors de suspendre leurs 17 milliards d’euros d’investissement prévus dans l’immobilier non-résidentiel.
- 15 Pour Sociétés d’investissements immobiliers cotées (SIIC). Créées dans les années 1960 aux États-U (...)
- 16 Citons par exemple le cas de Gecina, deuxième plus grande SIIC en termes de capitalisation, dont l (...)
25Justement, le traitement des sociétés foncières cotées, plus connues sous le nom de Real Estate Investment Trust (REIT, ou SIIC en France15), n’est qu’à moitié convaincant. En tant que propriétaires d’un large patrimoine immobilier (qui s’élève à 1 $ trillion, soit peu ou prou l’équivalent de l’actif sous gestion des fonds pour le résidentiel), les REITs font partie de cette « propriété capitaliste-financière » qui intéresse cet ouvrage. Il est dès lors assez surprenant qu’ils soient réduits à un outil juridique de « l’extractivisme fiscal » que les gérants de fonds actionnent afin de décupler leurs bénéfices grâce aux avantages fiscaux que ce régime procure. Certes, la création de REITs pour y loger des portefeuilles d’actifs permet aux gestionnaires d’actifs de réaliser une plus-value en ouvrant le capital de ces sociétés, comme l’a fait Blackstone pour ses filiales états-uniennes et espagnoles. Mais ce cas particulier n’épuise pas la question des REITs, qui sont des sociétés à part entière qui cochent bien des cases de la « société des gestionnaires d’actifs ». Au cours de nos échanges avec les employés de ces foncières, il est apparu que leur travail ne consiste ni plus ni moins qu’à de la gestion d’actifs immobiliers, pour le compte de leurs actionnaires. Et comme pour les fonds, il arrive que les leurs actionnaires soient précisément… des investisseurs institutionnels16. Dans leur étude sur les REITs résidentiels aux États-Unis et en Allemagne, Aalbers et al. (2023) relèvent par exemple la présence récurrente de certains d’entre eux, comme le fonds souverain norvégien (Norges Bank). Il est aussi frappant de constater que les gérants de fonds et de foncières partagent des critères d’investissement sensiblement similaires, ce qui peut notamment s’expliquer par leur socialisation professionnelle (formations, mobilités entre sociétés, ainsi que la grande proximité spatiale de leurs sociétés au sein du quartier d’affaires parisien). De même pour les pratiques de gestion, qui semblent s’harmoniser : certains responsables d’investissement au sein des foncières expliquent qu’ils ont tendance à vendre leur patrimoine immobilier pour dégager des plus-values plus fréquemment qu’avant, en écho à la rotation des actifs au sein des fonds que pointe Christophers. Ailleurs, comme à Toronto, les recherches récentes montrent que les REITs poursuivent des stratégies d’achat-réparation-vente (buy-fix-sell) caractéristiques de Blackstone, par exemple (August & Walks, 2018). Ces pratiques agressives sont peut-être moins systématiques que dans le cas des fonds d’investissement fermés, mais ce point mériterait une discussion à part entière, permettant par exemple d’approfondir ou de nuancer certaines thèses avancées, comme l’explication de leur court-termisme par des caractéristiques institutionnelles. Au fond, si l’inclusion des foncières cotées en Bourse (REITs) à l’analyse ne ferait qu’ajouter de l’eau au moulin de Christophers, elle aurait le mérite d’élargir son propos qui reste très centré sur les sociétés de gestion de fonds.
26Finalement, même si le livre a un certain mérite politique, il n’en demeure pas moins ambivalent. Même si les rapports de pouvoir et les controverses sont pris en compte, l’avènement de la « société des gestionnaires d’actifs » apparaît en effet comme un processus irrésistible. Christophers mentionne par exemple les tensions internes au sein de la finance, entre d’une part les investisseurs institutionnels qui, à l’image des fonds de pension ou des compagnies d’assurance-vie, ont besoin de couvrir leur passif de long terme par des actifs à horizon équivalent et, d’autre part, les sociétés de gestion qui continuent de leur proposer des opportunités d’investissement de court-terme via des fonds à durée de vie limitée. Il signale également des conflits entre gestionnaires d’actifs et pouvoirs publics, qui se finissent souvent devant les tribunaux, et se soldent parfois par le rachat des infrastructures au prix fort. Mais ces exemples sont fragmentés dans le livre, alors qu’ils mériteraient une discussion resserrée analysant les différentes stratégies de résistance de manière aussi systématique que le reste.
27Dans le même ordre d’idée, les mobilisations sociales et autres formes de luttes habitantes sont largement passées sous silence, à l’exception d’une manifestation devant le siège californien de Blackstone. Il existe pourtant diverses formes de lutte, des grèves de loyer aux batailles juridiques, que ce soit à New York (Teresa, 2021), Berlin (Vollmer & Gutiérrez, 2022), Barcelone (Martínez & Gil, 2022), ou au Canada (Power & Risager, 2019). Ces luttes sont ancrées localement, mais elles peuvent avoir une dimension transnationale à l’image de la mobilisation #StopBlackstone, ou de celle contre le Marché international des professionnels de l’immobilier (Guironnet, 2022). Même si elles peuvent apparaître comme la bataille de David contre Goliath, elles signalent que les populations ne sont pas des victimes qui demeurent passives par rapport aux effets de la « société des gestionnaires d’actifs ». Laquelle paraît ici une machine bien huilée et trop puissante pour être stoppée. Ce dernier point de discussion renvoie plus largement au rapport entre les savoirs critiques sur les processus de domination sociale et l’action, qui reste ici un impensé.
28En conclusion, on recommande la lecture de cet ouvrage à celles et ceux intéressé·es par les transformations structurelles du régime d’accumulation capitaliste, les relations entre acteurs de la gestion d’actifs et la puissance publique, et les inégalités économiques. La discussion proposée ici témoigne de l’intérêt que pourra susciter la réflexion autour du « capitalisme de gestion d’actifs », qui demeure peu discuté en France. Par sa synthèse de nombreuses informations et son style accessible, il constitue une bonne entrée en matière pour un lectorat (anglophone) qui découvre ses questions. Il intéressera aussi sûrement les économistes, sociologues, politistes et géographes qui travaillent sur la financiarisation de l’économie et/ou le capitalisme urbain. Pour autant, ces spécialistes courent le risque d’être frustré·es par l’absence d’enquête de terrain chère à certain·es d’entre elles et eux, ainsi que par une discussion théorique délibérément concise.