Soutenue le 16 décembre 2023 à Université Rennes 2, sous la direction de Marc Lautier (Université Rennes 2) et Franck-Dominique Vivien (Université Reims Champagne-Ardenne).
Jury :
Tom Bauler, Université Libre de Bruxelles, rapporteur,
Cédric Durand, Université de Genève, rapporteur,
Florence Jany-Catrice, Université de Lille, présidente du jury,
Hélène Tordjman, Université Sorbonne Paris Nord, examinatrice
1Bien que la critique du produit intérieur brut (PIB) comme indicateur de progrès social soit largement admise (Stiglitz, Sen & Fitoussi, 2008), la croissance économique continue d’être un objectif central des politiques économiques. À l’heure où six seuils écologiques sur neuf ont déjà été franchis (Richardson et al., 2023), la soutenabilité écologique de la croissance interroge et divise. En pratique, il s’agit de savoir si l’économie mondiale est capable de réduire suffisamment rapidement sa consommation de ressources et les dégradations environnementales qu’elle engendre tout en continuant à faire croître son PIB réel. On parle dans ce cas de découplage absolu, qui est l’une des déclinaisons possibles de la croissance verte.
2Focalisé sur les ressources énergétiques, ce travail part d’un paradoxe : bien qu’omniprésent dans les rapports des grandes organisations internationales (Fonds monétaire international, Banque mondiale, Commission européenne…) un tel découplage est, pour l’heure, introuvable au niveau mondial et relève donc davantage de la croyance.
3Sur quels fondements cette croyance repose-t-elle ? La thèse considère deux éléments qui structurent ces représentations : (1) l’existence de trajectoires nationales de découplage absolu considérées comme suffisantes et généralisables à l’ensemble de pays de la planète et (2) l’existence de théories de la croissance qui estiment possible une croissance découplée des ressources. Deux axes de recherche en résultent : (1) l’étude des trajectoires nationales de découplage absolu pour mieux apprécier leur origine et leur réplicabilité ; (2) l’examen des théories de la croissance et plus précisément leur compatibilité avec les principes de la thermodynamique – la physique de l’énergie. En effet, les scénarios de croissance verte ne seraient que des vues de l’esprit s’ils ne respectaient pas les lois de la physique.
4Le découplage est avant tout une réalité empirique qui s’apprécie à partir de séries temporelles de PIB réels et de consommations d’énergie finales. C’est pourquoi, dans le premier chapitre, nous mobilisons les travaux de socioéconomie de la quantification pour identifier les différentes conventions qui président à la construction de ces séries. L’impact de chaque convention sur l’appréciation du découplage est discuté. Une originalité de la thèse est de ne pas cantonner la discussion aux différentes frontières de la consommation d’énergie mais d’intégrer les conventions relatives au PIB réel (frontière et déflateur) qui, elles aussi, peuvent constituer un biais important en faveur du découplage.
5La courbe environnementale de Kuznets (CEK) constitue un autre élément important du débat sur la possibilité d’un découplage. Pour les théoriciens qui s’y sont intéressés (Grossman et Krueger, 1995), les innovations techniques (effet technique) ou encore la tertiarisation des économies (effet structure) seraient susceptibles de compenser les besoins en énergie liés à la croissance de la production (effet volume) et autoriseraient à une baisse de la consommation d’énergie. Du point de vue empirique, ces travaux mobilisent l’économétrie afin d’estimer l’existence ou non de la courbe en U inversée (consommation d’énergie d’abord fonction croissante du PIB avant de devenir décroissante). Nous menons une revue de littérature des travaux économétriques portants sur la consommation d’énergie et concluons à l’absence d’une CEK énergétique.
6Face aux limites de cette littérature – ces travaux n’étudient pas à proprement parler les différents facteurs à l’origine de la dynamique de la consommation d’énergie – une dernière partie du chapitre est consacrée aux analyses de décomposition d’index. Ces dernières consistent à décomposer un phénomène (ici, la consommation d’énergie) comme produit d’une série d’agrégats qui, par définition, forme une identité comptable. Il est alors possible de faire apparaître la contribution de chaque agrégat à la variation du phénomène étudié. À partir de différents travaux relatifs à la consommation d’énergie, nous montrons que les résultats obtenus sont très sensibles à la décomposition retenue, c’est-à-dire aux différents agrégats choisis. Il en va de même de l’interprétation qui peut en être faite. Cette comparaison nous permet de mettre en évidence une série d’agrégats importants pour caractériser qualitativement les trajectoires de découplage. Par exemple, nous montrons qu’il est important de ne pas utiliser l’intensité énergétique comme proxy de l’efficacité technique car ce terme capte d’autres phénomènes que la stricte amélioration des appareils ; de même, l’utilisation d’un agrégat de structure de la production doit être accompagnée d’un agrégat permettant d’apprécier l’évolution de la structure de la demande domestique.
7Plus fondamentalement, ces décompositions restent insuffisantes du fait de leur caractère statique, les différents facteurs étant considérés comme indépendants les uns des autres. Après une revue de la littérature de la littérature consacrée à l’effet rebond, nous montrons comment la modélisation s’avère être un passage obligé pour comprendre comment l’énergie s’insère dans la dynamique de croissance et interagit avec les principales variables macroéconomiques. Cette conclusion oriente la suite de notre travail vers l’étude des théories de la croissance.
8Le chapitre 2 est ainsi consacré à la modélisation néoclassique de la croissance. Nous cherchons à voir si le cadre des fonctions de production développé par Solow est adéquat pour penser le rôle de l’énergie. Nous repartons des modèles de croissance avec ressources naturelles développés par Solow (1974) et Stigliz (1974) et présentons leur critique par l’économie écologique. Nous nous focalisons sur les travaux de la théorie néothermodynamique (Ayres & Warr, 2009 ; Kümmel et al., 2010, Santos et al., 2018) dans la mesure où celle-ci estime que le cadre des fonctions de production peut être amendé pour intégrer la thermodynamique et modéliser correctement le rôle de l’énergie. Pour apprécier la pertinence de cette proposition, nous mobilisons les travaux postkeynésiens développés lors de la controverse des deux Cambridge (Robinson, 1953), tout en analysant la manière dont les auteurs de la théorie néothermodynamique répondent à cette critique.
9Avec le chapitre 3, la thèse se tourne vers deux autres paradigmes : la néophysiocratie et l’économie politique marxiste. La thèse montre l’intérêt de leurs théories de la valeur respectives – théorie de la valeur énergie et théorie de valeur travail – dans la mesure où elles permettent d’articuler les dimensions monétaires et physiques de la production. Reste que ces théories ont pu être critiquées à la fois par l’économie écologique (Hornborg, 2014 ; Røpke, 2021) mais aussi par l’hétérodoxie française (Orléan, 2011), en tant qu’elles font de la valeur une substance préexistant aux échanges (substantialisme). À l’encontre de ces critiques, la thèse défend que la valeur peut être sociale, construite, et, en même temps, déterminée par le coût physique de production (que celui-ci soit mesuré en travail ou en énergie incorporée). Pour y parvenir, nous nous appuyons sur les arguments développés par Roubine (1928) tout en rappelant les débats sur la transformation des valeurs en prix. Suivant Shaikh (1998), la thèse considère qu’une manière d’éclairer cette discussion est de procéder à des évaluations empiriques de la théorie de la valeur travail. Nous menons ainsi une revue de littérature des différents travaux appliqués et montrons le caractère structurant du travail incorporé dans la détermination des prix relatifs.
10C’est sur cette base que l’économie politique marxiste est privilégiée pour proposer un modèle théorique du processus de croissance où apparaissent à la fois les quantités d’énergie et le prix relatif de l’énergie. Ce modèle nous permet de formuler l’hypothèse que le prix relatif de l’énergie affecte le taux de profit et, par ce biais, le taux d’accumulation, une fois pris en compte le taux d’exploitation et la composition technique du capital. Cette hypothèse est ensuite testée en mobilisant l’économétrie des données de panel. 16 pays de l’OCDE sont retenus sur la période 1995-2019. Quatre variables sont utilisées : le taux de profit comme variable dépendante, le prix relatif de l’énergie, la composition technique du capital et le taux d’exploitation comme variables indépendantes. Un modèle à effet fixe pays avec estimateur Discroll-Kray est alors retenu. Pour finir, et dans le but de faire le lien avec le taux de croissance économique, la relation entre le taux de profit et le taux d’accumulation est discutée à l’aune des travaux post-keynésiens (Cordonnier, 2006).
11Le premier chapitre montre que les trajectoires nationales de découplage absolu données pour modèle sont peu susceptibles d’être généralisées au niveau mondial. Plusieurs éléments permettent d’aboutir à cette conclusion. Tout d’abord, l’analyse de la construction des séries statistiques de consommation d’énergie, mais également de PIB réel, révèlent de nombreux biais à l’origine des « bons » résultats des pays considérés. Dans le cas des frontières du PIB, la part des activités imputées par les revenus n’a cessé de croître, le PIB est alors gonflé, ce qui participe au découplage. De même, dans le cas du déflateur du PIB, le choix d’une certaine année de référence ou de certaines conventions de qualité participe également à doper la croissance des volumes.
12Ensuite, les analyses de décomposition d’index, abondamment utilisées pour mesurer la contribution de différents déterminants à la consommation d’énergie, sont très sensibles au type de décomposition retenu. Par exemple, les décompositions ternaires (volume, efficacité, structure), héritées des théoriciens de la courbe environnementale de Kuznets, ne sont pas suffisantes pour caractériser les trajectoires de baisse de la consommation d’énergie. Repréciser plus rigoureusement les agrégats conduit à relativiser les performances des pays « modèles », du moins leur possibilité de généralisation. La contribution de l’efficacité énergétique, entendue comme efficacité de la conversion de l’énergie finale en service énergétique, est bien plus faible tandis que, inversement, celle de l’intensité en services énergétiques du PIB devient conséquente alors même que son interprétation est délicate. Celle-ci peut par exemple résulter de l’évolution des conventions citées précédemment ou encore des changements de pouvoir au sein des chaînes internationales de valeur. Dans le même ordre d’idée, la prise en compte de l’évolution de la structure de la demande finale révèle que les changements dans la structure de l’économie domestique proviennent très majoritairement d’un repositionnement dans la division internationale du travail. Ces résultats laissent donc peu optimistes quant au caractère réplicable de ces trajectoires de découplage absolu.
13Le deuxième chapitre montre les impasses du cadre de pensée néoclassique pour élaborer une théorie de la croissance qui intègre rigoureusement les dimensions physiques de la production. Bien que les travaux fondateurs de Stiglitz et de Solow relatifs aux ressources naturelles soient critiqués, une partie de l’économie écologique (Ayres, Warr, Santos, Domingos…) défend qu’il est possible d’intégrer la thermodynamique à ce cadre d’analyse. Pourtant, cette proposition ne parvient pas à dépasser les objections post-keynésiennes faites aux fonctions de production agrégée lors de la controverse des deux Cambridge. Cette controverse apparaît fondamentale car elle montre les difficultés à articuler deux dimensions de la production : la dimension physique – la production est matérielle, elle suppose donc des facteurs de production dont l’énergie – et la dimension monétaire – la production a également une valeur économique dont la source fait débat. En mesurant la contribution de l’énergie à la production agrégée rapportée en monnaie déflatée, le cadre néoclassique nie cette distinction puisqu’il estime que des quantités physiques peuvent être appréhendées à partir de variables monétaires. L’enjeu n’est pas de nier ces deux dimensions de la production mais de les articuler. L’énergie est certes indispensable aux machines et aux travailleurs pour réaliser le produit physique mais qu’en est-il de son rôle dans la formation de la valeur de cette production ? Comment l’énergie s’insère-t-elle dans le processus de valorisation des marchandises ? Répondre à ces questions suppose de s’orienter vers d’autres paradigmes.
14Le troisième chapitre identifie deux alternatives : l’économie politique marxiste et les néophysiocrates. À l’inverse des néoclassiques, ces deux écoles proposent une articulation rigoureuse des dimensions physiques et monétaires de la production, et ce, à partir de leurs théories de la valeur respectives, à savoir la théorie de la valeur travail et la théorie de la valeur énergie. Toutes deux considèrent que le coût physique de production – que ce soit en termes de quantité d’énergie incorporée ou de travail incorporé – structure la dynamique des prix relatifs. Ces théories de la valeur ont toutefois pu être critiquées pour leur substantialisme et leur réductionnisme. La thèse défend que seules certaines lectures marxistes, notamment celle de Roubine, permettent de répondre à ces objections. Il est ainsi possible de reconnaître le caractère social de la valeur tout autant que le rôle structurant des contraintes technico-matérielles. En effet, les institutions marchandes et la concurrence peuvent conduire à certaines régularités entre prix et quantités de travail incorporé. La littérature empirique confirme le propos : les prix relatifs ne correspondent pas exactement au travail incorporé mais l’ampleur des déviations est suffisamment faible pour conclure que ce coût physique reste un déterminant fondamental de la dynamique des prix relatifs. La théorie de la valeur travail est donc utilisable dans le cadre d’une modélisation du processus de croissance.
15Avec une telle théorie des prix, il est en effet possible de simuler les dynamiques macroéconomiques résultant de modifications au sein du secteur énergétique. Une difficulté d’accessibilité de la ressource augmente le travail nécessaire dans le secteur énergétique, donc le prix relatif de l’énergie, ainsi que le temps de travail nécessaire dans les secteurs les plus intensifs en énergie. L’augmentation concomitante de la composition organique du capital de ces secteurs conduit à une baisse de leur taux de profit. Sous l’effet des réallocations de capitaux, ces mouvements sectoriels du taux de profit engendrent des modifications dans les prix relatifs : le prix relatif des biens intensifs augmente tandis que celui des biens peu intensifs diminue jusqu’à convergence des taux de profits. Au final, le taux de profit macroéconomique est réduit conduisant à un ralentissement du taux d’accumulation. La thèse identifie ainsi un canal du taux de profit par lequel l’énergie participe à la dynamique de croissance et qui, à notre connaissance, n’est pas évoqué dans la littérature en économie écologique.
16Le quatrième chapitre montre l’existence empirique de ce canal du taux de profit pour 16 pays de l’OCDE sur la période 1995-2019. Dans ces pays, l’augmentation du prix relatif de l’énergie exerce bien un effet significativement négatif sur le taux de profit macroéconomique, une fois contrôlé le taux d’exploitation et la composition technique du capital.
17Dans un dernier temps, le passage du taux de profit au taux d’accumulation est discuté à la lumière des travaux postkeynésiens contemporains. Nous montrons comment nos résultats s’articulent avec ces analyses. Nous distinguons tout d’abord un taux de profit anticipé (ex ante) qui dépend des contraintes sociotechniques que sont le taux d’exploitation et la composition organique du capital. L’énergie intervient dans sa formation via la composition organique du capital. Ce taux de profit est à distinguer du taux de profit ex post, dont la validation sociale dépend des différents flux de revenus mis en évidence par les postkeynésiens (consommation sur profit, désépargne salariale, déficit public, etc.). L’énergie intervient ici par le biais du poids de la facture énergétique. Plus ce poids est important, plus la consommation et l’investissement discrétionnaires sont réduits.
18En définitive, ce travail identifie un ensemble de catégories d’analyse (prix relatifs de l’énergie, composition technique du capital, facture énergétique…) utiles pour caractériser la relation sociale à l’énergie d’un régime d’accumulation (Cahen-Fourot & Durand, 2016). Dans cette perspective, le découplage absolu s’analyse comme le produit de certaines configurations de capitalisme. Par exemple, le découplage absolu français apparaît en 2005, période au cours de laquelle, le prix relatif de l’énergie augmente de 44 % et la composition technique du capital diminue de 11 à 18 % selon le stade de l’énergie retenu (utile ou final). Ces éléments indiquent que le découplage résulte de stratégies privées de réallocation des activités industrielles à l’étranger dans le but de maintenir un taux de profit cible.